Immigration.En Suisse alémanique, la remise en question du regroupement familial par l’UDC donne un nouveau tour insidieux à la campagne.
Ce vendredi 17 janvier, on croyait revivre le psychodrame de l’Espace économique européen en assistant au débat de l’émission de la TV alémanique Arena sur l’initiative «Contre l’immigration de masse». Comme en 1992, deux camps irréconciliables, un débat passionnel dominé par des peurs exacerbées et surtout cette propension réciproque à prédire l’apocalypse si les citoyens devaient «mal voter».
Outre-Sarine, la campagne a pris un ton beaucoup plus dur qu’en Suisse romande. Mais la discussion publique n’y gagne pas en clarté. Au contraire. L’UDC ne donne pas l’impression de savoir ce qu’elle veut. Son initiative réclame des contingents, fixés en tenant compte de la préférence nationale lors des engagements. A quelle hauteur en fixer le plafond? Même si, à la demande de L’Hebdo, le conseiller national Heinz Brand a enfin cité un chiffre concret (lire en page 24), les dirigeants de son parti se refusent à préciser la portée de leur texte. Et pour cause: ils ne sont pas d’accord entre eux. Christoph Blocher fait partie des plus restrictifs: en aparté, il souhaite une immigration d’au maximum 40 000 personnes par année, soit moins de la moitié du solde actuel (85 000 en 2013).
L’aile très libérale de son parti se veut en revanche plus généreuse. Selon elle, l’économie n’aurait pas à pâtir de l’introduction de contingents, qui devraient être fixés selon ses besoins, et surtout pas en dessous. Tentant une acrobatique synthèse, le président Toni Brunner a lancé une propo-sition lors de l’émission Tagesgespräch de la radio alémanique du 11 janvier dernier: «Il faut créer un nouveau permis de travail de six à neuf mois n’autorisant ni le regroupement familial ni l’accès à l’aide sociale.»
Accueillir des bras, des cerveaux, mais pas les proches parents qui vont avec. Tel est le désir finalement avoué de l’UDC. Ressurgissent du coup les images en noir-blanc du documentaire d’Alexander Seiler Siamo Italiani, sorti en 1964! «C’est le retour du statut du saisonnier et de la Suisse des baraquements, une tache dans l’histoire économique du pays», s’offusque le président du PS Christian Levrat. «Cette idée d’une immigration logée dans des conditions précaires et sans logique d’intégration, c’est exactement le contraire de ce qu’il faut faire», ajoute-t-il.
Inefficace. L’idée de Toni Brunner n’est pas seulement rétrograde, elle est inefficace. D’abord, parce que la part due au regroupement familial dans le bilan de l’immigration n’est plus que d’un tiers, alors qu’elle pesait pour moitié dans la décennie précédente. Ensuite, parce que l’UDC ne vise dans son initiative que les citoyens européens, ceux précisément qui recourent beaucoup moins au regroupement familial (23%), du fait de la proximité de leurs pays d’origine, contrairement aux ressortissants des Etats tiers (52%). Enfin, il est irréaliste de croire que l’UE accepterait des restrictions au regroupement familial pour ses ressortissants.
Le durcissement du regroupement familial fait pourtant recette, bien au-delà des cercles de l’UDC. Dans une prise de position datant de mai 2013, le PLR l’aborde, en mettant l’accent sur les pays tiers toutefois, exigeant que ceux qui y ont droit aient «un revenu suffisant pour subvenir à l’ensemble de leur famille sans l’aide de l’Etat».
Même à gauche, on n’est plus très loin de flirter avec cette idée. Voilà deux mois, Rudolf Strahm, ex-conseiller national du PS, chroniqueur influent outre-Sarine, a fait hurler beaucoup de camarades. Ce proche de la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga s’est demandé – sans répondre à la question – s’il ne serait pas utile de déposer un «oui tactique de gauche» à l’initiative de l’UDC, ne serait-ce que pour réveiller le gouvernement, qu’il accuse de ne pas lutter contre les effets négatifs de la libre circulation des personnes. «Chaque migrant qui n’a pas appris un métier ou n’est pas prêt à en apprendre un, et qui n’apprend pas une langue nationale est un migrant de trop», a-t-il déclaré dans Schweiz am Sonntag. On vient en Suisse pour travailler, point barre, pas pour y rejoindre sa famille.
En Suisse alémanique, la campagne prend ainsi un tour insidieux; on laisse croire que, même avec des contingents, l’économie pourrait recruter les bras ou les cerveaux dont elle a besoin, en recréant une sorte de statut du saisonnier. Une vie de mercenaire solitaire qui ne correspond pourtant guère au standing auquel la main-d’œuvre européenne qualifiée peut prétendre. Celle-ci rechignerait dès lors à venir travailler en Suisse.