Votation du 9 février.Depuis 2000, le soutien des Romands à la libre circulation des personnes a toujours compensé l’avis des Neinsager. Mais le doute s’est installé.
«Les exécutifs cantonaux oublient parfois de faire campagne, et après ils doivent gérer la catastrophe.» Ce mercredi 15 janvier, les sept conseillers d’Etat vaudois sont alignés pour tenir conférence de presse. Il est tout à fait inhabituel qu’ils se présentent in corpore pour délivrer leur recommandation sur des votations fédérales; d’habitude, ils se contentent d’un simple communiqué, ou du message d’un ou deux d’entre eux. Mais l’heure est grave, explique le président, Pierre-Yves Maillard: en remettant en cause la libre circulation des personnes avec l’Union européenne (UE), l’initiative de l’UDC «Contre l’immigration de masse» menace un des principaux facteurs ayant contribué au redressement vaudois amorcé depuis 2002.
Ce qui est vrai pour ce canton vaut pour toute la Suisse romande: alors que le PIB national a connu une hausse de 20,4% (cumulés en termes réels) entre 2002 et 2012, celui des Welsches a bondi de 24,5%. Le taux d’immigration est lui aussi supérieur à la moyenne des cantons alémaniques ou même du Tessin (voir les infographies 3 et 4). Vaud, Valais, Genève et Neuchâtel ont enregistré les plus fortes progressions (avec Bâle-Ville, Zurich et Zoug). La croissance de la population, facilitée par la libre circulation, a incontestablement dopé celle de l’économie.
L’essor est d’autant plus spectaculaire qu’un certain marasme – que l’on occulte volontiers aujourd’hui – avait caractérisé la décennie précédente. Depuis 2002, la Suisse romande a non seulement rattrapé son retard par rapport à la Suisse alémanique, mais également généré un dynamisme plus robuste.
Retour sur investissement. Ce faisant, les Romands ont bénéficié d’une sorte de retour sur investissement. Comme le montre l’analyse des cinq votations européennes qui se sont égrainées depuis 2000, ils ont de manière décisive renfloué le camp du oui aux accords bilatéraux, compensant l’hostilité des Neinsager aiguisée par l’UDC. (voir infographie 2).
Après le refus de l’Espace économique européen (EEE) en 1992, les négociations avec l’UE ont tardé à s’ouvrir et à se conclure. En mai 2000, les Suisses entérinent donc volontiers les résultats de ce laborieux processus, dans un scrutin qui a valeur de réparation. Ils disent oui à 67% aux sept premiers accords bilatéraux, qui instituent une mise en place progressive de la libre circulation des personnes et de nouvelles règles pour les marchés publics, l’agriculture, la recherche, les transports terrestres et aériens, ou encore les obstacles techniques au commerce.
Chez les Romands, le soulagement de voir les relations avec l’UE remises sur de bons rails, qui garantissent l’accès au grand marché européen sans discrimination, grimpe à 75,9% de oui.
En 2005, lors des votes sur Schengen-Dublin et l’extension de la libre circulation à dix nouveaux pays membres, la tendance est la même: les Romands acquiescent à respectivement 62,5 et 59,3%, alors que la moyenne nationale est à 54,6 et 56%. L’engouement pour la voie bilatérale est retombé, le scepticisme grandit outre-Sarine, mais l’ouverture des Romands empêche le naufrage.
En 2006, le milliard de francs pour le fonds de cohésion obtient de justesse, à 53,4%, l’onction populaire; là encore, les Romands se sont montrés plus disposés à jouer le jeu de l’UE, à 57,9% en moyenne.
Le poids des sceptiques. Le vote de 2009 sur la reconduction de l’accord sur la libre circulation et son extension à la Roumanie et à la Bulgarie enregistre un sursaut, le oui flirte avec les 60%. De part et d’autre de la Sarine s’est imposée l’idée que les accords bilatéraux sont une aubaine pour l’économie (voir l’infographie 5). La perspective de voir tomber l’édifice bilatéral construit avec l’UE a agi comme un repoussoir.
Malgré ce satisfecit général, le débat sur les conséquences négatives de l’immigration européenne en matière de dumping salarial, de logement ou d’engorgement des infrastructures de transports n’a cessé de gonfler. Ou plutôt de s’envenimer, avec la publication de statistiques pointant le pourcentage d’étrangers à 23% de la population et leur nombre absolu à bientôt 2 millions, des seuils symboliques qui négligent le fait que, bien avant l’introduction de la libre circulation, la part d’étrangers dans la population était déjà très élevée (voir l’infographie 1).
Fin décembre dernier, un sondage de l’institut Isopublic donnait la mesure des sentiments ambigus que nourrissent les Suisses, et les Romands en particulier, à l’égard de la libre circulation. Il révèle certes 53,5% de non à l’initiative de l’UDC «Contre l’immigration de masse», mais chiffre le nombre d’indécis en Suisse romande à 20%.
Le 10 janvier dernier, l’institut gfs.bern donne toujours le non gagnant à 55% (contre 37% pour le oui), mais encore 13% de Romands n’ayant pas décidé de leur vote. Le signe que, s’ils ont beaucoup profité de l’arrivée d’une main-d’œuvre européenne qualifiée, ils en ont aussi subi le poids et la concurrence. Les succès de l’UDC et du MCG lors des élections cantonales en Valais, à Neuchâtel et à Genève attestent d’un scepticisme grandissant sur les bienfaits d’une croissance «qui n’aurait pas bénéficié à tous».
Dès lors, le risque existe que cette fois-ci les cantons romands ne renflouent plus suffisamment le camp de la libre circulation pour compenser le vote favorable au retour au contingentement de la main-d’œuvre étrangère. Le 9 février, ils pourraient renouveler leur fidèle soutien à la voie bilatérale – personne, même parmi les partisans du texte de l’UDC, n’imagine qu’un canton romand pourrait voter oui –, mais dans une proportion bien plus faible que par le passé. La part des Alémaniques attachés à la voie bilatérale ne s’étant guère renforcée, le scénario catastrophe d’un vote favorable à l’initiative se dessine, avec le renfort des petits cantons europhobes qui lui offriront la double majorité.
Historien de formation, Pierre-Yves Maillard, le président du Conseil d’Etat vaudois, souligne que les courbes de croissance comme celle de l’immigration ne montent jamais indéfiniment vers le haut, il arrive toujours un moment où elles se retournent. «C’est pourquoi, détaille le socialiste, il faut profiter des périodes fastes comme celle que nous traversons pour investir dans les infrastructures, renforcer la protection des travailleurs et raffermir la cohésion sociale; cela permettra d’affronter les crises lorsqu’elles surviendront.»
Retour des vaches maigres? Depuis l’entrée en vigueur de la libre circulation des personnes, a-t-il martelé avec ses collègues, Vaud a fait fondre sa dette de 9 milliards de francs à presque rien, il a doublé les montants dévolus aux subsides à l’assurance maladie et aux allocations familiales, et enregistré la création de 5500 emplois par an.
Vaud a connu une immigration faible, a-t-il conclu. C’était dans les années 90, une période de morosité économique, avec un chômage élevé, des finances publiques en crise. Les Romands veulent-ils le retour des vaches maigres? Le 9 février, eux à qui la libre circulation des personnes a plus apporté qu’au reste du pays ont plus à perdre qu’à gagner. L’ampleur de leur vote contre l’initiative de l’UDC sera décisive.