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Christian Arnsperger: Quel genre d’humains voulons-nous être?

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Jeudi, 23 Janvier, 2014 - 05:59

Critique.Le professeur à l’Université catholique de Louvain estime que notre système économique, qui tente vainement de répondre à un vide existentiel, engendre un énorme gaspillage des ressources.

 

Auteur de nombreuses publications, notamment sur la transition écologique et la croissance économique, Christian Arnsperger gagne au fil des années une écoute à l’échelle européenne. Sa vision d’une nouvelle société à imaginer suscite maints débats.

Que reprochez-vous au système économique de nos sociétés que vous qualifiez de «consumériste-productiviste-croissanciste» (CPC)?
Ce n’est nullement un reproche, c’est un constat: le système économique que nous avons érigé depuis la fin du XVIIIe siècle avec la révolution industrielle est une réponse à nos inquiétudes et plus particulièrement à notre peur de manquer. Il agit en quelque sorte comme un colmatage existentiel. Nous consommons, nous produisons toujours plus pour combler un sentiment de vide qui nous vient de la conscience de notre mortalité, et que rien d’autre dans notre culture ne vient apaiser.

 

Nous n’avons donc pas le choix?
Bien sûr que si! Il y a des alternatives au système CPC. Mais nous devons d’abord réaliser à quel point ce dernier est la source d’un grand gaspillage macroéconomique. Dans sa logique de fonctionnement, il faut qu’un nombre relativement limité d’individus s’accaparent un maximum de richesses pour ensuite les redistribuer à la collectivité, vaille que vaille. «Soyez créatifs, dynamiques, innovants», dit la social-démocratie à ces élites économiques, à ces gagnants du système. Le prix à payer pour la possibilité d’ensuite redistribuer les richesses, c’est qu’il faut laisser à ces élites la possibilité d’engendrer toujours davantage de croissance – sans quoi elles se sentiront «vidées» et vivront la solidarité comme une source d’angoisse. Cela conduit à un énorme gaspillage des ressources.

Aurions-nous un comportement collectif contre nature?
Au sens propre du terme, assurément. Dans le système CPC, la nature est perçue comme une immense réserve de ressources dans laquelle nous pouvons puiser à volonté et rejeter nos déchets. De même qu’il n’y a pas de solidarité spontanée entre les êtres – l’appât du gain et la maximisation de la production sont la règle – il n’y a pas non plus, dans notre culture, de relation authentiquement positive avec la nature. Nous éprouvons de la méfiance, voire de la haine à son égard. Elle est la négation de nos fantasmes d’éternité.

 

Nous croyons donc devoir la dominer pour ne pas mourir?
Il nous faut en effet prendre le pas sur la nature. Nous vivons une nouvelle époque où l’influence de l’homme sur le système terrestre est devenue prédominante. C’est une époque que le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen et, dans la foulée, une partie de la communauté scientifique ont nommée Anthropocène, qui succède à l’Holocène. L’être humain lui-même est devenu une force géologique. La nature n’est plus sa condition mais son produit. Donc il la détruit, inexorablement.

Aurions-nous touché le fond?
Non, pas encore. Les mondes politique, académique et scientifique ont développé une telle foi dans la toute-puissance du système CPC que ce dernier a encore quelques beaux jours devant lui, si l’on peut dire. Avec suffisamment d’ingéniosité, pensent-ils, nous finirons toujours par trouver des remèdes techniques à la dégradation du tissu social, à la surconsommation, à la destruction des équilibres écologiques et à notre mobilité effrénée.

Par exemple?
Le capitalisme vert nous encourage à développer l’efficience énergétique, les énergies renouvelables à l’échelle industrielle, les technologies de dépollution, etc. Mais il se garde bien de toucher à notre modèle de production et de consommation, de remettre en question le principe d’une croissance matérielle sans limites. Après avoir tenté de combattre les injustices sociales par une redistribution toujours en danger d’être remise en question, la social-démocratie verte cherche désormais à combattre les graves atteintes à l’environnement par un foisonnement technologique, sous l’impulsion d’un appât du gain généralisé.
A terme, cela n’est pas tenable.

 

Vous êtes donc un adepte de la décroissance?
Non. Certes, le système CPC épuise la Terre dont les habitants s’épuisent. Il n’est pas concevable de continuer à vivre comme si nous disposions de plusieurs planètes. A un niveau macroéconomique, une contraction des flux de matière s’impose afin de retourner dans des limites soutenables. Mais il ne faut surtout pas renoncer à la croissance au niveau microéconomique. Les acteurs de la finance alternative, les coopératives, les produits organiques devraient par exemple croître fortement. Pour autant, attention à l’«effet rebond»: inonder indéfiniment la planète de toujours davantage de marchandises bios n’aurait pas de sens. Au nom de la durabilité mondiale, je prône donc une croissance sensible, mais contrôlée, de certains secteurs d’activité.

Stopper net toute croissance économique, ce serait donc stupide?
Ce serait en effet suicidaire dans le système CPC qui ne peut s’en passer. Nos besoins élémentaires – nous nourrir, nous vêtir, nous loger – ne seraient même plus satisfaits.

 

Alors que faire, attendre que le ciel nous tombe sur la tête?
Je ne crois pas à la grande catastrophe qui va tous nous anéantir. Nous allons vraisemblablement assister à un délitement progressif de notre système économique. Des secteurs entiers vont s’effriter, les uns après les autres. Mais d’autres, dont on voit déjà les premiers signes, vont surgir. Le feront-ils assez vite?

Vous laissez donc une petite place à l’espoir?
L’écosystème de rechange clé en main n’existe pas. En revanche, de nouvelles expériences se multiplient un peu partout dans le monde. Voyez ces banques, comme la Banque alternative suisse, qui fonctionnent sans rechercher une maximisation de leurs profits, voyez ces associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) qui rapprochent solidairement producteurs et consommateurs, voyez les monnaies complémentaires qui répondent à des critères différents de ceux du système bancaire, voyez les écoquartiers, les villes en transition, etc. Toutes ces initiatives forment un ensemble bigarré, pour l’instant encore peu cohérent. Mais elles préfigurent l’émergence d’une nouvelle conscience écologique et sociale qu’il serait judicieux d’encourager.

 

Comment?
Il serait souhaitable d’inscrire le droit à l’expérimentation dans les droits fondamentaux du citoyen.

Ce droit n’existe pas?
La plupart du temps, celles et ceux qui expérimentent des modes de vie différents prennent d’énormes risques. Rejetés par le système, ils ne sont plus socialement protégés par ce dernier. Si cela tourne mal, ils n’ont plus droit aux assurances chômage et maladie, à toutes les allocations liées au système CPC. La collectivité les considère comme des marginaux prenant des risques inconsidérés alors qu’en réalité ils sont des pionniers qui tissent de nouvelles relations économiques et sociales. L’Etat devrait donc les protéger.

De quelle manière?
L’Etat pourrait par exemple verser un soutien de revenu aux initiatives de transition, qui mettrait ces expérimentateurs d’un «vivre autrement» à l’abri de la précarité. Il s’agirait d’une allocation d’un montant suffisant pour couvrir les besoins essentiels pour tout citoyen démontrant sa volonté de changer de mode de consommation et de production.

 

Vous affirmez que notre besoin de produire et de consommer sans limites est une réponse à notre inquiétude face à un vide existentiel. Par quoi le combler?
Commençons par nous poser la question: quel genre d’humains voulons-nous être? La pseudo-spiritualité économique où la croissance matérielle occupe une place prédominante n’est-elle pas une impasse? Comme économiste traitant de questions anthropologiques, je considère que la spiritualité demeure une réponse fondamentale à notre inquiétude. A nous de trouver des réponses «non croissancistes» à nos inquiétudes humaines, individuellement et collectivement. Cette reconstruction anthropologique sera sans doute l’un des grands défis du XXIe siècle.


Christian Arnsperger
Né en 1966 à Munich, Christian Arnsperger, de nationalité allemande et docteur en sciences économiques, est chercheur au Fonds national de la recherche scientifique belge et professeur à l’Université de Louvain. Il est aussi conseiller scientifique auprès de la Banque alternative suisse.

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David Prêtre / Strates
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