Opacité.L’affaire dite Giroud met en évidence le manque de transparence du marché des vins suisses. Pour le consommateur lambda, le tour des enjeux.
Pierre Thomas
Une affaire, deux dossiers
Les démêlés judiciaires de Dominique Giroud se déclinent en deux dossiers distincts: l’un concerne une accusation de soustraction fiscale, qui a pris une dimension politique quand le nom du réviseur de Giroud Vins, celui du conseiller d’Etat valaisan Maurice Tornay, est apparu dans cette affaire. Une affaire qui a éclaté publiquement à la fin du mois d’octobre dernier.
L’autre porte sur une enquête pénale pour falsification de marchandises. L’encaveur de Sion est soupçonné d’avoir vendu en sous-marque plusieurs milliers de bouteilles sous l’appellation Saint-Saphorin. Ces incertitudes suscitent un grand embarras parmi les vignerons valaisans et vaudois. Ils redoutent que la réputation de leurs produits n’en pâtisse et que leurs efforts de promotion ne soient vains.
1. Peut-on être certain d’avoir dans la bouteille ce qui est mentionné sur l’étiquette?
D’abord, une étiquette, il faut savoir la lire. La vignette qui apparaît dans le rayon des grandes surfaces (80% des vins achetés en Suisse, un peu moins pour le vin indigène) est souvent un appât. Les vraies infos se trouvent, quand elles existent, à l’arrière du flacon, sur la contre-étiquette.
Alors, on s’aperçoit que certaines chaînes de hard discounters, comme Lidl, ont leur propre ligne de produits sous une même marque, d’où que vienne le vin, embouteillé en Allemagne. Ou que tel vin des Pouilles, répondant à une appellation d’origine protégée (AOP) ou une indication géographique protégée (IGP), est pourtant conditionné dans une entreprise du nord de l’Italie, à 845 kilomètres (en train) de son lieu attesté de naissance.
En Suisse aussi, le vin voyage. Coop à Pratteln (BL) possède sa propre chaîne d’embouteillage performante. Provins-Valais a délocalisé une partie de sa mise en bouteilles à Rothenburg (LU), chez le négociant Bataillard. A Martigny, Cevins sert au groupe Rouvinez (Orsat, Imesch, Bonvin) et à d’autres clients, et le groupe Schenk (les vins vaudois signés Bolle, Obrist, Badoux et valaisans Maurice Gay, Cave Saint-Pierre, Cave Saint-Georges) a centralisé une partie de la mise sous verre à Rolle. Ce lieu n’est souvent pas mentionné mais, en revanche, il n’est pas possible d’indiquer «mise en bouteilles au domaine» si tel n’est pas le cas, pour éviter d’induire en erreur le consommateur.
Comment être certain que le contenu du flacon est bien conforme aux indications de cépage, de provenance ou de millésime? La législation européenne, reprise par la Suisse sur ce plan, tolère dans un vin 15% d’un autre cépage que celui mentionné et d’un autre millésime, sans devoir le préciser sur l’étiquette. Cette tolérance permet non seulement de gérer économiquement l’offre (entre des années de quantités disparates), mais aussi… d’améliorer gustativement des vins, parfois, fût-ce au prix de l’authenticité!
2. Quelle garantie a le consommateur que les vins suisses sont contrôlés?
Non seulement les vins suisses doivent répondre à des critères d’élaboration précis (une cinquantaine de pratiques et traitements œnologiques sont codifiés et autorisés par un document qui vient d’être mis à jour), mais les vins importés y sont aussi soumis, en vertu de la réciprocité admise par l’Union européenne.
Une partie de la branche économique vitivinicole est sous la responsabilité du Contrôle suisse du commerce des vins, à Rüschlikon (ZH). Sept inspecteurs sillonnent le pays pour surveiller les vendeurs, grands ou petits, et les producteurs inscrits auprès de cette instance, selon un mandat de prestations donné par l’Office fédéral de l’agriculture.
Les vignerons-encaveurs qui n’achètent pas plus de 2000 litres dans leur région sont soumis à un contrôle équivalent, exercé en Suisse romande par l’Organisme intercantonal de certification (OIC), à Lausanne.
Serrure fermée à triple tour. Ces deux contrôles n’ont pas le pouvoir d’instruire eux-mêmes des cas, comme peuvent le faire la brigade de répression des fraudes en France ou la gendarmerie et la garde financière en Italie. Ils se bornent à les dénoncer au chimiste cantonal, qui peut déférer le cas aux autorités judiciaires, sans obligation de retour d’information au dénonciateur. Car, à toutes les étapes, ces instances sont astreintes à la protection des données et au secret de fonction. Autant dire que la serrure est fermée à double ou triple tour! Impossible de savoir qui sont les «onze entreprises [qui] ont dû être dénoncées aux autorités cantonales compétentes pour fautes graves et/ou répétées», selon le rapport succinct du Contrôle des vins 2012. Sept cas concernaient des «coupages ou assemblages non autorisés», trois des étiquettes trompeuses. Sur un tiers des 3200 entreprises en Suisse, soit une densité énorme de petits commerces, c’est très peu…
Cuves communicantes. Au chapitre de la production, l’ordonnance sur la viticulture et l’importation de vin vient d’être complétée (au 1er janvier 2014), officiellement pour mieux cerner ce qui se passe dans les entreprises d’œnologie à façon, qui élaborent des vins pour des tiers. Cette production doit répondre à des conditions de traçabilité pour éviter le mélange des cuves. Et s’il y a un endroit où, naturellement, les vases sont communicants, c’est bien dans une cave de vinification!
Quand on contrôle la comptabilité viticole, comme le font les inspecteurs, principalement par le biais des entrées et des sorties, rien n’empêche que le contenu de la cuve identifiée A ait été mélangé avec le contenu de la cuve B et ressorti en deux vins A et B, alors rigoureusement identiques puisque mélangés, mais sous deux étiquettes différentes! Une analyse chimique parviendrait, certes, à déterminer que c’est le même vin, mais elle est coûteuse. Et encore faudrait-il qu’un dénonciateur soupçonne une malversation… Quant au contenu originel, il ne peut être déterminé par analyse chimique que si un échantillon a été prélevé et enregistré dans une base de données; c’est rarement le cas.
En Suisse, une part importante du vin – qui peut aller jusqu’à 50% pour certaines régions – s’échange en vrac (avant la mise en bouteilles). Le liquide quitte la cave où il a été élaboré en camion-citerne et se retrouve assemblé à un vin de même provenance, sous une unique étiquette, chez le distributeur. Le plus souvent, entre le producteur (petite ou grande cave) et le distributeur s’interpose un courtier. Ils sont une demi-douzaine à exercer ce rôle d’intermédiaire en Suisse romande.
3. Pourquoi les mots ne veulent-ils pas dire la même chose à Genève, Vaud, Neuchâtel ou en Valais?
En Suisse, la législation est d’une complexité retorse, fédéralisme oblige. La Confédération ne fixe qu’un cadre légal; ensuite, les cantons sont compétents pour les AOC viticoles. Dans une édition récente, le magazine Vinum a trouvé l’anagramme phonétique des AOC suisses: CAO, soit chaos.
Chaque canton, et notamment les trois plus grands, Valais, Vaud et Genève (75% de la production du vin en Suisse!), se sont ingéniés à élaborer, chacun dans son coin, une législation différente. Un consommateur suisse lambda a peu de chances de savoir ce que veulent dire grand cru (Vaud et Valais) ou même 1er grand cru (Vaud et Genève): le terme figure sur l’étiquette, mais les conditions pour obtenir ce titre ronflant sont différentes d’un canton à l’autre.
Vif débat. Par exemple, les grands crus vaudois veulent simplement dire que le vin n’a pas été coupé comme le tolère l’AOC, devenue régionale en 2009. Un grand cru vaudois est le plus souvent un vin de village – terme spécifique reconnu dans l’ordonnance fédérale, mais pas retenu dans le règlement AOC cantonal! –, par opposition à un vin régional, largement assemblé à hauteur de 40% par du vin de toute l’appellation, à quoi s’ajoute 10% de droit de coupage fédéral ou un éventuel coupage millésime de 15%. Ainsi, un vin blanc Féchy Grand Cru contient 90% de vin de ce lieu de production, tandis qu’un Féchy AOC La Côte peut être largement coupé avec du vin de Lavigny à Coppet et de 10% du reste du canton.
A Lavaux, actuellement, a lieu un vif débat pour déterminer si, après la promotion, en 2013, du calamin et du dézaley en grand cru, pur, sans possibilité ni d’assemblage ni de coupage, il ne faudrait pas restreindre les noms de village à Epesses et à Saint-Saphorin, en sus de l’appellation régionale Lavaux.
Après 2015, l’Union européenne ne devrait pas tolérer un saint-saphorin, en fait un nom de cru, assemblé à 50% (et même un peu plus…) à du vin de l’AOC régionale. Il est bien entendu interdit de couper du vin blanc vaudois avec du vin valaisan et réciproquement (mais par exemple, à Neuchâtel, le vin blanc local peut être assemblé à 10% du reste du pays).
4. Qu’attend la Suisse pour se caler sur le système européen et harmonise ses appellations?
Principale nuance avec la Suisse, l’Union européenne (UE) a transféré aux groupements de viticulteurs la tâche de se responsabiliser en syndicat d’AOP (appellation d’origine protégée) et d’IGP (indication géographique protégée). Ces organismes ont jusqu’à 2015 pour mettre leurs textes en conformité avec le (nouveau) droit communautaire.
La Suisse, elle, ne fait pas confiance à ses milieux vitivinicoles. Le politique, soit la Confédération et les cantons, a gardé la haute main sur des textes, d’abord techniques. En Suisse, les AOC s’appuient sur la réglementation cantonale, alors que chaque AOP au diapason européen définit elle-même ses règles de production, très détaillées, sur plusieurs pages de décret ou de «disciplinaire», comme disent les Italiens.
Le consommateur n’a bien évidemment ni l’intérêt ni le temps de lire cette littérature juridique (qui plus est dans la langue du pays!) avant de passer à l’acte d’achat d’une bouteille de vin! Mais le garde-fou et la peur du gendarme existent. La France connaît un service de la consommation où l’on peut se plaindre en cas de récrimination. Les syndicats doivent aussi procéder à un contrôle en aval de la qualité qui leur permet d’aller prélever, même à l’étranger, des bouteilles pour les confronter à des échantillons obtenus à la cave d’origine et vérifier si le même vin se retrouve en (super)marché.
Coup de retard. Aucune législation suisse ne prévoit un contrôle aussi serré: on fait confiance, en raison de l’exiguïté du marché (15 000 hectares, soit l’équivalent de l’Alsace), sans pression de l’étranger, puisqu’on n’exporte péniblement que 2% de notre vin.
Qui plus est, la législation suisse, à tous les étages, conserve un coup de retard sur l’européenne. Ces jours, les vignerons se félicitent, au nom de la protection des vins AOC, d’avoir réussi à convaincre le conseiller fédéral Alain Berset, fin 2013, d’interdire la mention du cépage et du millésime sur les vins de table. Alors que, depuis 2009, l’Union européenne le permet, sous condition d’une habilitation, tout en ayant libéralisé les vins sans indication géographique (SIG), une catégorie d’entrée de gamme étendue à tout un pays («vin de France», «vin d’Italie»), mélangeant joyeusement régions et cépages, sans avoir le droit de les mentionner!
5. Les viticulteurs suisses ne produisent-ils pas trop?
Avec, dans le cadre fédéral, la possibilité de produire 1,3 litre au mètre carré en blanc et 1,2 litre en rouge (valable jusqu’à fin 2014) – quotas que les cantons ont presque tous abaissés pour les vins AOC –, la Suisse passe pour le pays viticole le plus productiviste du monde.
Ne faudrait-il pas abaisser ces quotas pour monter la qualité intrinsèque des vins? Avec une consommation moyenne de 100 millions de litres de vins indigènes (contre 160 millions de vins importés), la Suisse a produit certes davantage qu’elle n’a bu en 2011 (112 millions), puis était à l’équilibre en 2012 (100 millions) et en fort déficit sur 2013 (84 millions, la vendange la plus basse depuis 1980!).
Lisser la production. Dans ces conditions, on s’achemine plutôt vers un système de plafond limite de classement (PLC) ancré dans l’ordonnance fédérale. Ce système permet de produire plein pot chaque année, mais de ne libérer sur le marché qu’une certaine partie de la vendange, en fonction de la demande, notamment pour maintenir un prix. Le restant, bloqué, peut être libéré sur une, deux ou trois années suivantes. Appliquées aux trois derniers millésimes, le PLC aurait pu lisser la production suisse, en évitant les hauts cris des politiciens sous la Coupole en 2012, pour une aide fédérale au déstockage finalement utilisée qu’à moitié…
Et qui contrôle les rendements à la vigne? Les Valaisans ont un système, avec un focus sur l’un ou l’autre cépage, chaque été. Mais les Vaudois, eux, n’en veulent pas, malgré une démonstration de leurs voisins, tenue en grand secret à Lavaux, il y a quelques mois.
6. à quand du vin à deux vitesses, avec d’un côté des artisans, de l’autre des industriels?
Il y a quelques mois, les meilleurs vignerons alsaciens se sont révoltés contre leur propre syndicat. Pour eux, les vins d’Alsace vont, à terme, se partager en deux segments: primo, les vins produits par de grandes caves (dont plusieurs coopératives), à un rendement élevé à la vigne et vinifiés selon un protocole standardisé (levures sélectionnées, filtration poussée), vendus à vil prix en supermarché; secundo, des vins d’artisans, garants de leur nom, cultivant leurs propres vignes en bio (ou biodynamie), pour des crus élevés avec patience, aux goûts originaux, valorisés par un prix élevé… et justifié. Selon ces vignerons, le milieu de gamme est appelé à disparaître.
Fonctionnement à deux vitesses. En Suisse, ce fonctionnement économique à deux vitesses n’est pas encore envisagé. Certes, notre pays a la même surface viticole que l’Alsace (15 000 hectares), mais une diversité de cépages affolante (plus de 50 cépages cultivés, en rouge et en blanc). Les grandes caves travaillent sur tous les segments: cuvée de prestige, vins de leurs propres domaines, milieu de gamme et vins d’entrée de gamme. Pour ces derniers, qui se retrouvent chez les hard discounters, les grandes caves avancent masquées, utilisant des sociétés écrans, en fait des sous-marques. Cette dissimulation paraît vaine, dès le moment où en deux clics de souris on peut aller vérifier en ligne, sur le site du Registre du commerce, qui se cache derrière ces raisons sociales au nom de fantaisie. Exemples pris sur les rayons de Denner: Cave des Lilas SA et Jean Crittin SA: groupe Schenk; Cave du Sarment SA: groupe Fenaco; Cave des Combins SA: Dominique Giroud; Cave d’Epicure SA: un administrateur de sociétés fiduciaires genevois.
7. Alors, «arrêtons de boire de la merde»?
En 2013, Jean-Pierre Coffe publiait son 39e livre (!), chez Flammarion, sous le titre alléchant d’Arrêtons de manger de la merde! Dans ce pamphlet, où l’auteur doit d’abord s’autojustifier pour services rendus au hard discounter Leader Price – «J’ai créé et permis d’améliorer 2000 produits pour cette enseigne, en éliminant l’huile de palme et les produits chimiques» (sic) –, il brocarde l’industrie laitière, la boucherie et la pêche industrielles. Mais pas une ligne sur les vins!
Journaliste à l’hebdomadaire Marianne, Périco Légasse, après son Dictionnaire impertinent de la gastronomie (2012), promettait, chez le même éditeur, François Bourin, un ouvrage similaire sur le vin, qu’il définit comme «vinaigre raté». Ça promettait! Selon l’éditeur, ce dico n’est plus au programme.
Opacité du système. La même maison vient de publier un petit livre, La face cachée du vin, de Laurent Baraou et Monsieur Septime, où les auteurs s’en prennent surtout aux journalistes coupables de complaisance à l’égard des producteurs de vin.
Le monde du vin, qu’il soit hexagonal ou helvétique, n’a pas pour habitude de se livrer à la critique de l’opacité d’un système. Exception: un rapport de feue la Commission suisse des cartels sur «Les conditions de concurrence sur le marché romand des vins». Il mettait en évidence les rôles entremêlés des acteurs, à la fois importateurs (de vins étrangers), négociants (de vins de sous-marques) et producteurs de crus suisses. C’était il y a trente ans exactement, en 1984, avant la libéralisation des contingents douaniers et avant les quotas qui ont conduit à l’amélioration qualitative des vins suisses.
Depuis, plus rien… Personne, jusqu’ici, n’a osé écrire, à la Coffe, «Arrêtons de boire de la merde!». Car les milieux viti-vinicoles préfèrent s’en tenir à un vieil adage, servi jusqu’à plus soif: «Les meilleures lois n’ont pas rendu les vins meilleurs.» Et les consommateurs n’ont pas voix au chapitre, sinon en se bornant à choisir avec soin leurs flacons.
Château or not Château?
Une appellation sujette à caution
Qu’est-ce qu’un château au sens de la législation? Le texte vaudois paraît plus clair que le valaisan, à en croire le différend révélé à mi-janvier par la télévision valaisanne Canal 9. En effet, l’étiquette d’un vin distribué à près de 130 000 exemplaires par Denner est sujette à un différend sur la définition du mot château. Le Tribunal cantonal valaisan devra trancher et dire si «plusieurs parcelles viticoles indépendantes des environs», comme le précise la contre-étiquette, autorisent le vin à se parer d’un nom qui peut parler au consommateur.
Pas question de «mise en bouteilles au château», et pour cause, puisque, selon le journaliste Paul Vetter, la bâtisse est un lieu à tradition culturelle (le poète Rainer Maria Rilke y a vécu), mais en aucun cas à tradition vitivinicole. A part une vigne fraîchement plantée au sud, la construction est entourée de prés… Ce vin rouge, «composition harmonieuse de cépages nobles, avec dominance de pinot noir», est élaboré pour un tiers chez un encaveur de Salquenen et pour deux tiers chez Provins, à Sion, tandis que la mise en bouteilles a lieu à Martigny, dans les locaux de Cevins.