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Avorter, pas si simple

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Jeudi, 30 Janvier, 2014 - 05:54

«L’avortement comme préservatif gratuit?» Dans son argumentaire en ligne, le comité de l’initiative «Financer l’avortement est une affaire privée» suggère que l’interruption de grossesse est trop souvent utilisée comme moyen de contraception à l’œil. Le 9 février, le peuple suisse est invité à en radier les coûts de l’assurance de base. On s’interroge: avorter se serait-il à ce point banalisé?

Un vécu...

Histoire d’émilie*.Interrompre une grossesse serait-il devenu une formalité? Les initiants antiremboursement l’affirment. Un parcours, parmi d’autres, qui leur donne tort.

Tout commence par un coup de foudre. L’amour est instantané, le désir ardent. Dès le début, Emilie*, belle sirène aux cheveux bruns, décide de reprendre la pilule, arrêtée récemment. En attendant de voir son gynécologue, trois mois plus tard, le préservatif fait l’affaire. Sauf qu’il y a bientôt ce retard de règles. Cinq jours. «J’avais tout le temps envie de pleurer. Je sentais que quelque chose n’était pas normal.»

Premier test de grossesse: négatif. Mais on ne trompe pas l’instinct. Au bout du troisième test, la fameuse croix bleue apparaît. «C’était horrible, j’ai eu envie de hurler.» Toutes les conditions semblent réunies pour que la jeune Vaudoise accueille un enfant: 30 ans, un travail et un homme qu’elle aime. Mais l’existence échappe aux équations: Emilie ne se sent pas prête, pas du tout. Elle appelle le gynécologue qui la suit depuis dix ans. «Comme il n’avait pas de place, j’ai eu un rendez-vous chez une de ses collègues de cabinet, quatre jours plus tard.» Quatre jours pénibles. «J’avais l’impression d’être enfermée dans mon corps, j’avais très mal au ventre, j’étais fatiguée. Au travail, je devais faire comme si tout allait bien.»

Si avorter est pour Emilie une évidence, la perspective n’en est pas moins violente. «A mes yeux, il n’y avait pas de vie à l’intérieur de moi. Ce qui m’a fait mal, c’est la possibilité d’une vie. Pendant un court instant, j’ai tout remis en question.» Elle se sent coupable, envahie par un sentiment d’échec. De colère aussi. «J’en voulais à la vie. Et à mon copain. C’était irrationnel, car il souffrait aussi et me soutenait. Mais c’est moi qui vivais et ressentais tout.»

Pas de signe d’embryon. Chez la gynécologue, l’ultrason ne montre aucune trace d’embryon. Est-il trop tôt? S’agit-il d’une grossesse extra-utérine? Ou d’une fausse alerte? Après un examen et trois jours d’attente supplémentaires, une grossesse de cinq semaines est diagnostiquée. Emilie veut prendre la pilule abortive mais, pour cela, il faut aller au Centre de santé sexuelle du CHUV (le nouveau nom du planning familial), lui explique la gynécologue.

Bien que préalablement avertie, Emilie saisit mal le sens de ce transfert, qu’elle vit comme une angoisse de plus. Elle se sent «comme un numéro» et en manque d’empathie. Rendez-vous est fixé cinq jours plus tard à l’hôpital. «J’ai craqué. Encore attendre? Pourquoi ne pas m’avoir envoyée dès le départ au CHUV?» Pour accélérer le mouvement, Emilie cherche longuement un médecin qui délivre la pilule abortive. Le seul qu’elle trouve n’a pas de place. Elle attend donc son rendez-vous à l’hôpital.

Dans la salle d’attente du Centre de santé sexuelle, des patientes demandent à Emilie quand est prévue la naissance du bébé. Malaise. Mais une prise en charge efficace la soulage rapidement. «Les infirmières et les conseillères ont été les premières personnes à m’écouter, à considérer mes peurs et ma décision d’avorter.» On lui refait un ultrason. Double examen, double facture. On lui délivre la fameuse pilule abortive. «Les médecins ont considéré que les conditions de sécurité étaient réunies pour la prendre chez moi. Ma mère et mon amoureux m’ont surveillée. J’ai eu comme des grosses règles, rien de très douloureux. Je suis retournée cinq semaines plus tard au CHUV pour vérifier que «l’IG» (interruption de grossesse, avait fonctionné. C’était fini. Enfin.»

Entre l’appel à son gynécologue et la prise du médicament, Emilie aura attendu plus de deux semaines. «J’ai été élevée avec l’idée que l’avortement est un droit facile d’accès. En réalité, j’ai l’impression d’avoir dû mener bataille et subi des ralentissements visant à me faire changer d’avis. Est-ce que je me trompe?»
*Prénom connu de la rédaction

...Des questions

01. Pourquoi tant d’attente? L’avortement est un sujet sensible, profondément intime. Lorsqu’elles en ont un, les femmes en parlent spontanément à leur médecin privé. Libre au gynécologue de les diriger directement vers un hôpital. Ou pas. Pourquoi celui d’Emilie ne l’a-t-il pas fait? «Je vois toujours mes patientes en premier, aussi vite que possible, explique ce dernier. C’est important de dater la grossesse et de s’assurer qu’elle n’est pas extra-utérine.» La grossesse d’Emilie en étant à un stade peu avancé, la vérification a pris plus de temps que prévu: le gynécologue a dû faire deux prises de sang et l’ultrason effectué dans son cabinet a dû être répété au CHUV. «Cette situation est très rare», ajoute le médecin.

Au Centre de santé sexuelle, environ 900 demandes d’avortement sont enregistrées chaque année. «Les patientes obtiennent généralement un rendez-vous dans les jours suivant leur téléphone, assure Laetitia Bornoz, l’une des six conseillères du centre. Nous, ou une sage-femme, leur consacrons en moyenne une heure et demie pour les écouter, les informer et les accompagner dans leur situation.»

Mais, comme le fait remarquer Sylvie Jaquet, conseillère en santé sexuelle au centre Profa de Lausanne, les femmes désirant avorter n’ont pas la même temporalité que les institutions qui les accueillent. Les premières ont besoin que ça aille vite, alors que les secondes «donnent le temps aux femmes de penser».

02. Y a-t-il des gynécologues qui refusent de pratiquer l’avortement? Celui d’Emilie assure que ce n’est pas son cas. Il pratique des curetages en clinique, mais ne pratique pas la méthode médicamenteuse. Le malaise d’Emilie repose donc sur un malentendu, mais peut-être aussi sur des explications trop hâtives. Les gynécologues réticents à l’avortement existent, mais ils n’affichent pas ouvertement leurs réserves. Plutôt qu’un refus net, ils recourent à des tactiques de dissuasion plus ou moins subtiles. Exemple, s’épancher sur les battements de cœur du fœtus au moment de l’ultrason. Se sentant jugées par leur médecin, certaines femmes trouvent refuge à l’hôpital. «La collaboration que nous avons au CHUV avec les gynécologues privés me laisse penser que ces situations sont minoritaires», précise Laetitia Bornoz.

03. Pourquoi si peu de gynécologues délivrent la pilule abortive? Selon Cosan, distributeur de la Mifegyne en Suisse, 17 gynécologues vaudois ont commandé ce médicament pour leur cabinet en 2012. Ils étaient 31 dans le canton de Berne, deux à Fribourg, onze à Genève, un dans le Jura, trois à Neuchâtel et trois en Valais. Mais ces chiffres sont sûrement inférieurs à la réalité, car ils ne tiennent pas compte des stocks accumulés par certains médecins ni des commandes passées auprès des établissements hospitaliers. Selon l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive à Lausanne, 31 gynécologues vaudois auraient ainsi délivré la pilule abortive dans leur cabinet en 2012. Un chiffre qui reste bas, comparé aux 159 gynécologues habilités à pratiquer des avortements dans le canton. C’est que peu de médecins ont le temps et le dispositif nécessaires pour surveiller leurs patientes pendant plusieurs jours, jusqu’à ce que le médicament fasse effet. De plus, les gynécologues pratiquant la méthode médicamenteuse sont difficiles à trouver. Il n’existe aucune liste officielle, et la publicité est déconseillée. Didier Schaad est l’un des rares gynécologues vaudois qui délivrent la pilule abortive, non seulement à ses propres patientes, mais aussi à d’autres. Il accueille notamment celles du CHUV, lorsque le planning est débordé.

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Maren Becker / Plainpicture
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