Brésil, Chine, Inde. Terres natales de 40% de l’humanité, ces pays passaient pour le moteur de l’économie mondiale. Ils sont aujourd’hui à la peine. Faut-il y voir une occasion pour une nouvelle politique?
Erich Follath et Martin Hesse
Voilà douze ans, Jim O’Neill a eu une idée géniale. Banquier d’affaires chez Goldman Sachs, il se disait convaincu que, après le 11 septembre, les Etats-Unis et l’Europe étaient condamnés au déclin économique. Il pensait que des pays émergents tels que le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine seraient les locomotives de l’économie mondiale. Il entendait conseiller à ses clients d’investir leurs avoirs dans ces marchés prometteurs, mais il lui fallait encore leur trouver un nom qui fasse tilt. Il lui suffit de prendre l’initiale des quatre pays pour construire l’acronyme BRIC, comme la brique qui sert à bâtir un empire.
Jim O’Neill a eu du nez: entre 2001 et 2013, la performance économique de ces quatre Etats a grimpé de 3000 à 15 000 milliards de dollars. Sans les BRICS (l’Afrique du Sud a été ajoutée au club), notre prospérité aurait peut-être été mise en danger. «La montée en puissance du Sud s’est faite à une vitesse inouïe et dans une mesure jamais vue», se félicitait il y a quelques mois encore le Rapport sur le développement humain de l’ONU.
Cependant, il semble que l’on soit arrivé à un tournant. Depuis 2013, le désenchantement est à la porte. Les taux de croissance des BRICS ont été divisés par deux par rapport à leurs records: de 14 à tout juste 7% en Chine, de 10 à moins de 5% en Inde, de 6 à 3% au Brésil. Des valeurs certes plus alléchantes que celles de l’UE, mais tellement moins impressionnantes. Un nouveau «mot qui fait tilt» fait le tour de la City, lancé par James Lord, expert en devises chez Morgan Stanley: les «Fabulous Five» sont devenus les «Fragile Five». Il met en garde contre les lézardes visibles en Inde, au Brésil et en Afrique du Sud ainsi que le risque d’effondrement en Turquie et en Indonésie.
Chute des valeurs. Dans ces pays, les mauvaises nouvelles jaillissent en cascade. Le 28 janvier, inopinément, la Banque centrale d’Inde tirait sur les rênes de la politique monétaire pour juguler l’inflation. La nuit suivante, la Banque centrale de Turquie augmentait brutalement son taux directeur à 10%. Peu après, l’Afrique du Sud emboîtait le pas à la hausse. Les pays émergents sont perturbés, ils s’opposent de toutes leurs forces à la fuite des investisseurs et à la dégringolade de leur devise.
Paradoxe: après que des centaines de milliards d’obligations ont déferlé sur les pays émergents parce que, dans les économies occidentales, les revenus étaient maigres, il a suffi en mai dernier de quelques mots du patron de la Réserve fédérale américaine (Fed), Ben Bernanke, pour inverser le flux. Il avait simplement annoncé qu’il se pourrait que sa banque centrale injecte bientôt un peu moins d’argent dans la pompe à «phynances» (terme utilisé par Alfred Jarry dans Ubu roi) si la reprise se poursuivait aux Etats-Unis.
Une première vague d’investisseurs quitte alors les pays émergents. Six mois plus tard, quand Ben Bernanke annonce que la Fed va bel et bien fermer un tout petit peu le robinet de la politique financière accommodante, un second reflux se produit, qui a bientôt l’air d’un tsunami. Le réal brésilien, la livre turque et le rand sud-africain perdent un tiers de leur valeur. Pour ces Etats, il y a le feu à la maison.
Mais les chiffres ne sont pas seuls à causer du souci aux gouvernants des pays émergents. De Pékin à Brasília en passant par New Delhi et Istanbul, les populations ont pris de l’assurance à la suite de l’essor économique et il en résulte un vrai mouvement populaire: une classe moyenne nouvelle a vu le jour, qui réclame du bien-être, des salaires plus élevés, une bonne gouvernance. Autant dire plus de responsabilité de la part des gouvernants et plus de participation du peuple aux décisions politiques.
On le voit en particulier au Brésil: avec le boom économique, le chômage a décru, les programmes d’aide aux plus pauvres fonctionnent. Mais les gens veulent plus: ils observent la corruption des classes dirigeantes et s’indignent des gaspillages dans les constructions somptuaires pour le Mondial de foot 2014. Au point que ce peuple passionné de sport proteste tant contre l’événement footballistique que contre les JO de 2016 car, plutôt que des stades tape-à-l’œil, il préférerait de meilleures écoles pour ses enfants et des assurances sociales abordables. Tant que ces manifs restent pacifiques, la présidente Wilma Rousseff ne peut que promettre, en grinçant des dents, des améliorations sociales. Pour peu qu’il y ait encore de l’argent pour cela.
En Inde, c’est pire. Le pays se divise entre, d’un côté, universités du meilleur niveau mondial et entreprises de premier plan et, de l’autre, communautés villageoises arriérées. Malgré tout, dans cet Etat aussi, la société civile s’est renforcée au gré de l’essor économique dont les acteurs sont nombreux à souhaiter qu’après les élections de ce printemps, que l’opposition remportera sans doute, les choses aillent mieux.
La situation est peut-être plus aiguë encore en Chine où, avec la hausse des salaires, l’introduction de l’assurance maladie et des retraites, le modèle économique voulu par un Etat autoritaire a atteint ses limites. Le PC a besoin d’une réorientation et de mécanismes juridiques en mesure de satisfaire à la prochaine étape de développement. Jusqu’ici, le contrat tacite était: nous veillons à l’amélioration de vos conditions de vie et vous ne vous mêlez pas de politique.
Des effets collatéraux. Un affaiblissement notable de la conjoncture dans les pays des BRICS ne susciterait pas seulement des troubles au sein de 40% de la population de la planète: il concernerait sensiblement l’Occident et toutes ses entreprises qui réalisent une bonne partie – parfois la majorité – de leurs profits en Extrême-Orient.
Pour Jim O’Neill, l’ex-capitaliste pur et dur qui a quitté son job chez Goldman Sachs, la ligne de partage des eaux n’est désormais plus entre pays industrialisés et émergents, mais bien entre riches et pauvres. Il a lu les mots du pape François et ceux du nouveau maire de New York: «Il faut que les petites gens voient leur revenu progresser à l’aide de la fiscalité et des revenus minimaux. Nous devons y veiller en tant qu’investisseurs mais surtout en tant qu’humains.»
© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy