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L’union n’a rien à gagner en se montrant compréhensive

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Jeudi, 13 Février, 2014 - 05:56

Réaction.Le correspondant du quotidien français «Libération» à Bruxelles commente sans ménagement le vote «suicidaire» des Suisses.

Jean Quatremer

Qui peut contester le droit de la Suisse d’envoyer promener l’Union européenne? Personne et il ne viendrait à l’idée de personne de le faire. Les citoyens suisses ont parfaitement le droit de se désengager des traités internationaux qu’ils ont signés, que ce soit les accords bilatéraux conclus avec l’Union, la charte de l’ONU ou la Convention européenne des droits de l’homme. Ils sont libres d’expulser les délinquants étrangers, libres d’interdire la construction de minarets, libres de maintenir le secret bancaire, ou libres d’interdire aux femmes de voter s’ils leur prenaient l’envie de revenir sur cette conquête récente. La souveraineté de la Suisse n’est pas un sujet de débat.

Valeurs fondamentales. Mais ce qui est vrai pour la Suisse l’est évidemment aussi pour l’Union et pour les Etats qui la composent. En clair, nous sommes tout aussi libres que la Suisse de décider des conséquences pour l’avenir de nos relations de la votation de dimanche. Et celles-ci seront désagréables pour la Confédération, ne nous le cachons pas. La Suisse s’est, en effet, attaquée à l’une des valeurs fondamentales de l’Union qu’elle a faite sienne en 2000 (par 67,2% de oui), la libre circulation qui implique pour tout citoyen le droit de chercher un travail dans un autre pays, de s’y installer et d’y faire venir sa famille.

L’Union avait pressenti qu’un jour ce principe pourrait être remis en cause par les forces populistes à l’œuvre en Suisse, d’où la «clause guillotine» introduite dans les accords bilatéraux: si un accord n’est pas respecté, c’est l’ensemble du paquet qui tombe. Le message est d’une simplicité biblique: on ne peut vouloir exporter librement ses marchandises, ses capitaux, ses services et refuser les hommes. Certes, me direz-vous, l’Union signe des accords de libre-échange avec le reste de la planète, accords qui ne prévoient nullement la libre circulation des travailleurs. Mais aucun d’entre eux ne va aussi loin que ce qui a été accordé à la Suisse devenue un véritable Etat membre fantôme de l’Union. Sa position géographique explique en grande partie ce traitement préférentiel.

Il ne faut cependant pas perdre de vue qu’il a été accordé à la Suisse à sa demande. Pour le dire très brutalement, la puissance, ici, c’est l’Union et non une confédération enclavée qui effectue 60% de ses échanges avec elle. «La Suisse toute seule ne représente pas une puissance économique considérable», a ainsi lâché Laurent Fabius, le chef de la diplomatie française. Son collègue allemand, Frank-Walter Steinmeier, a surenchéri en soulignant que c’est la Confédération qui sera «pénalisée en premier lieu» d’un rafraîchissement des relations bilatérales, car elle «bénéficie économiquement de son image de pays au cœur de l’Europe et ouvert sur le monde». La menace est limpide: vous ne voulez plus de nos citoyens? Vous pouvez oublier les relations privilégiées que nous avons nouées avec vous et votre économie va en pâtir.

Changer d’avis au rythme des votations. C’est là où ce vote de repli sur soi apparaît dans sa dimension suicidaire, puisque le «miracle» suisse tient en grande partie à l’ouverture totale des frontières avec l’Union qui a suivi la mise en œuvre des accords bilatéraux. Le taux de chômage en Suisse, en dépit d’un afflux impressionnant de travailleurs européens (mais le Luxembourg fait bien mieux) est l’un des plus bas du monde développé et, rappelons-le, aucun citoyen européen ne peut s’installer en Suisse s’il n’a pas un travail: en clair, personne ne vole le pain des Suisses et les Européens ne sont pas une charge pour le pays, bien au contraire.

Sans cette main-d’œuvre que nous avons formée, les entreprises suisses auraient du mal à produire et à rester compétitives. Cerise sur le gâteau: on ne peut pas dire que ces travailleurs qualifiés, culturellement proches des Suisses, vont peupler des banlieues difficiles. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si les centres urbains, romands ou alémaniques, là où vivent ces populations immigrées, ont voté contre l’initiative de l’UDC.

Il n’y a donc aucune raison que l’Union, en position de force dans cette affaire, laisse la Suisse faire du cherry picking, c’est-à-dire choisir les politiques qui lui plaisent, et changer d’avis au rythme des votations. Il en va de ses principes fondamentaux. Cette intransigeance prévisible est renforcée par sa situation politique intérieure: se résigner à ce que la Suisse torpille l’un de ses principes fondamentaux donnerait des idées à d’autres pays tentés par une Europe à la carte, la Grande-Bretagne pour ne pas la citer. Dit autrement, la Suisse n’a rien à offrir à l’Union en compensation et cette dernière n’a rien à gagner en se montrant compréhensive à l’égard d’un pays qui ne respecte pas ses engagements.

Il va donc falloir que la Confédération choisisse entre l’isolement et le maintien dans un marché unique qui lui a été très profitable. Les 50,3% de Suisses qui ont voté pour l’initiative de l’UDC peuvent en rêver, mais ils n’auront pas le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière.


Jean Quatremer

Né en 1957 à Nancy, correspondant de Libération à Bruxelles. Son blog Coulisses de Bruxelles est riche en analyses aussi précises que mordantes sur les enjeux de l’Union européenne.

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