Analyse.Le parti, qui proposait de limiter l’immigration, a surtout saboté les accords bilatéraux avec l’Union européenne. Les racines de ce gâchis sont anciennes. Flash-back historique.
Le chiffre claque comme dans un mauvais rêve: 50,3% des Suisses ont accepté l’initiative de l’UDC «Contre l’immigration de masse». Ce 50,3%, qui va casser l’essor économique romand en mettant en péril les accords avec l’Union européenne qui l’ont favorisé, c’est exactement le même que celui qui avait sonné le glas de l’Espace économique européen (EEE) en 1992. Troublant: à plus de vingt et un ans de distance, les Romands se voient privés de leurs perspectives d’avenir par un couperet de rigoureuse même taille.
Un dimanche «blanc». Le 6 décembre 1992, l’écart entre partisans de l’ouverture et opposants était de 23 836 voix. Ce dimanche, il était de 19 526: la population de Carouge ou de Renens. Alors que dans la campagne il a beaucoup été question de celle de Saint-Gall (pas loin de 80 000), équivalente à l’immigration annuelle maximale due au régime de libre circulation des personnes en vigueur depuis 2002.
Un second «dimanche noir» pour les Romands minorisés, même si le fossé ville-campagne recouvre le Röstigraben traditionnellement calé sur la frontière des langues. Ou un dimanche «blanc», comme le dit l’avocat Philippe Kenel (voir son blog sur www.hebdo.ch), tant le pays tout entier se retrouve plongé dans un de ces jours de ciel bas où les skieurs ne distinguent qu’à grand-peine la piste à emprunter.
Comment est-on arrivé à ce gâchis? Comment, par un vote quasi fortuit au résultat aléatoire, a-t-on pu saborder la voie bilatérale, que les initiants prétendent, soudain gênés par leur petite victoire aux points, ne pas vouloir remettre en question? Comment un vote d’essence nationaliste nous met-il à la merci de la bonne ou mauvaise volonté de Bruxelles?
Dans la ligne temporelle, on peut d’abord pointer du doigt les derniers jours de campagne: l’affaire de l’«offshore Bundesrat» Schneider-Ammann, les déclarations maladroites de l’ancienne conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey sur la nécessité de l’adhésion.
Plus en amont, à la mi-janvier, il y eut l’avertissement cinglant de la commissaire européenne Viviane Reding, qui a très mal passé en Suisse alémanique, sur la non-négociabilité de la libre circulation, ou la déclaration de soutien de Rudolf Strahm, ancien conseiller national socialiste, à l’initiative «parce qu’il est nécessaire d’infliger une défaite au Conseil fédéral qui ne prend pas en compte les dangers de l’immigration massive».
Défiance envers le Conseil fédéral. Critiqué également depuis dimanche, le discours ambigu trop longtemps martelé par le président du Parti socialiste Christian Levrat articulant un soutien conditionnel à la libre circulation avec la Croatie, alors que son homologue libéral-radical Philipp Müller exprimait dans la presse sa défiance envers le Conseil fédéral et sa capacité de juguler les flux migratoires et leurs effets.
Mais c’est peut-être à un passé plus lointain encore qu’il faut remonter pour comprendre comment la tragédie s’est nouée, inexorablement, sans que les principaux protagonistes ne puissent plus arrêter le cours du destin.
Galvaniser les troupes. Remontons en 2007, année d’élections fédérales: l’UDC qui a obtenu en 2003 ce qu’elle voulait de longue date – placer Christoph Blocher au gouvernement – se cherche un thème pour galvaniser ses troupes. Ce sera les moutons noirs ou plutôt l’initiative «pour l’expulsion des criminels étrangers». Plus de 210 000 signatures sont récoltées en sept mois, l’UDC engrange un score canon de 29% des suffrages pour le Conseil national, mais ne voit pas arriver la destitution de son leader.
En 2009, divine surprise pour l’UDC qui l’a soutenue, l’interdiction des minarets, mollement combattue par la classe politico-économique, recueille la double majorité du peuple et des cantons. Ce vote symbolique annonce le succès du texte sur le renvoi l’année suivante, approuvé par 52,3% des votants et 15,5 cantons.
Arrive 2011, nouveau millésime d’élections fédérales. On ne change pas une tactique qui gagne. Après avoir beaucoup ferraillé contre les requérants d’asile, l’UDC réoriente sans vergogne son laser xénophobe sur les immigrants classiques. Pour mobiliser les militants autour de la reconquête d’un second siège au Conseil fédéral, l’arme sera donc l’initiative «Contre l’immigration de masse»; 135 000 signatures récoltées en six mois, mais un résultat électoral de 26,6% en deçà de ses espérances.
Inculture européenne. Telle une torpille dont on perd le contrôle, le texte, décrié par tous les autres partis, suit alors son chemin dans le pipeline législatif de manière très formelle, sans que l’on prenne beaucoup de temps au Parlement pour discuter de la manière dont serait appliqué le contingentement ni de ses incidences potentiellement fatales sur les autres accords conclus avec l’Union européenne (UE).
A Berne, l’inculture en matière de politique européenne atteint des sommets. La méconnaissance des fonctionnements et des logiques qui constituent le gremium des 28 est abyssale. Sous la Coupole, on n’aime guère évoquer les enjeux européens. Depuis que, en octobre 2005, le Conseil fédéral a déclassé le statut de la demande d’adhésion de «but stratégique» en «option» parmi d’autres, ceux qui se risquent à la moindre allusion sont moqués. Le sujet est considéré comme peu porteur électoralement. Il est vrai qu’il a été tabouisé, non seulement à cause des attaques de l’UDC, mais plus insidieusement par la sacralisation de la voie bilatérale qui constitue le bilan de Micheline Calmy-Rey à la tête du Département des affaires étrangères. «Les bilatérales, sinon rien», tel est le plus petit dénominateur commun qui s’est imposé à tous partis gouvernementaux, hors l’UDC.
Baraka et croyance. Par cinq fois depuis 2000, les Suisses ont donc confirmé la poursuite de la voie bilatérale. Personne n’imagine sérieusement, ou même au titre d’hypothèse intellectuelle, que ce substitut à l’EEE et à l’adhésion pourrait être remis en question par une majorité du peuple. Le pays va bien économiquement, il le doit aux accords bilatéraux qui le connectent avantageusement au marché européen.
Le Parti socialiste sent pourtant monter une certaine grogne contre la libre circulation, il réclame en vain de nouvelles mesures d’accompagnement et des correctifs sur le marché du logement. Mais le Conseil fédéral et la majorité de droite du Parlement veulent croire en leur baraka.
Malgré la récente avalanche d’initiatives populaires au contenu problématique, la classe politico-économique cultive une croyance ancestrale, liée à sa foi dans la démocratie directe: «A la fin, le peuple suisse se montre toujours raisonnable.»
Les signes avant-coureurs de la débâcle du 9 février ne sont pas pris au sérieux. En moins de cinq ans, dans une sorte de pulsion jubilatoire, une majorité de citoyens a envoyé promener les musulmans (minarets), puis les patrons (Minder). Pendre l’Europe et ses eurocrates au tableau de chasse avait quelque chose d’irrésistible.
Et de passablement commun: l’«eurobashing» de la majorité du peuple suisse est totalement en phase avec l’euroscepticisme qui devrait s’exprimer lors les élections européennes de mai prochain.
Qui aurait pu s’élever pour inverser la tendance? Le Conseil fédéral a fait campagne de manière intense mais convenue. Plus inédits, des conseillers d’Etat, surtout en Suisse romande, se sont mouillés pour défendre le bilan globalement positif de la libre circulation.
Presse ambiguë. La presse, surtout outre-Sarine, mais pas seulement, a été plus ambiguë. Beaucoup d’éditorialistes ont prôné le non, mais les thématiques soulevées par l’UDC ont été amplement traitées sur un mode dramatique, sans que les conséquences d’un oui soient investiguées avec la même saine curiosité.
Les antiennes de l’UDC sur «les trains bondés» et «l’accueil chaque année d’une population équivalente à la ville de Saint-Gall», forcément «insupportable», «la croissance qui ne profite pas aux Suisses» se sont mises à tourner en boucle. Dès lors, pour les adversaires du texte, il est devenu de plus en plus difficile de contester le médicament quand le diagnostic n’était pas contesté.
Les meilleurs arguments contre l’initiative relevaient des conséquences économiques qu’elle risquait d’entraîner. Les patrons auraient dû donner de la voix. On ne les a guère vus au front: les grands sont trop discrédités par les campagnes sur les initiatives Minder et 1:12, les petits, utilisés dans les encarts publicitaires, jouissaient d’une notoriété trop régionale pour impressionner. Les organisations patronales se sont bien mobilisées, mais une conférence de presse ne suffit décidément pas pour emporter une campagne.
Jamais d’ailleurs, les organisations patronales n’ont été aussi faibles dans l’histoire suisse. Bousculées par de précédents échecs en votation, elles comptent beaucoup de nouveaux venus, peut-être prometteurs à terme, mais encore trop inexpérimentés pour mener une offensive si cruciale.
Le vote du 9 février déboule ainsi comme une avalanche déclenchée par des randonneurs hors piste, inconscients des risques qu’ils font courir aux skieurs en contrebas. La Suisse qui crée des richesses se voit privée des conditions-cadres qui lui ont permis de les générer, et de financer la péréquation financière, par une ribambelle de cantons qui en profitent (voir les infographies en page 13).
Responsabilité engagée. Leur courte victoire gêne jusqu’aux initiants, qui n’y croyaient pas eux-mêmes, plus soucieux qu’ils étaient de faire du bruit que de régler réellement les problèmes montés en épingle dans leur argumentaire. Leur responsabilité est engagée.
L’arme électorale de 2011 risque de se retourner contre eux en 2015. Toute baisse de performance de l’économie suisse, toute annonce de licenciements ou de délocalisation seront désormais impitoyablement imputées à l’UDC. Déjà, le plus grand parti de Suisse s’est aliéné les jeunes générations qui découvrent que la manœuvre anti-immigration pourrait se retourner d’abord contre elles, les privant d’accès au programme Erasmus et de collaboration avec les chercheurs du continent.
Collaboration Michel Guillaume
La Suisse face à l’Union De 1992 à 2015
Une peur croissante du rapprochement
20 mai 1992 Le Conseil fédéral décide de déposer une demande d’adhésion de la Suisse à l’UE.
6 décembre 1992 Le peuple rejette l’Espace économique européen (EEE).
1992-1998 Le Conseil fédéral négocie un premier paquet d’accords bilatéraux en conservant l’adhésion comme but stratégique.
21 juin 1999 La Suisse signe le premier paquet d’accords bilatéraux avec l’UE (libre circulation des personnes, marchés publics, transports terrestres, etc.). Le peuple les approuve le 21 mai 2000.
19 mai 2004 La Suisse signe avec l’UE un deuxième paquet d’accords bilatéraux (fiscalité de l’épargne et Schengen-Dublin).
Octobre 2005 Le Conseil fédéral déclasse le statut de la demande d’adhésion, qui n’est plus un but stratégique, mais une simple option parmi d’autres.
9 février 2014 En disant oui à l’initiative de l’UDC «Contre l’immigration de masse», le peuple suisse remet en question la voie bilatérale.
2015 La Suisse pourrait fermer la parenthèse de la voie bilatérale pour envisager un simple partenariat privilégié avec l’UE, à l’image d’autres Etats tiers, comme Israël.