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Suisse-Europe: l’essor romand torpillé

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Jeudi, 13 Février, 2014 - 06:00

Contrecoup.Le rejet de l’immigration de masse par une majorité du peuple alarme les milieux économiques. Mais certains patrons restent néanmoins sereins.

Texte Yves Genier et Philippe Le Bé
Illustrations originales Bénédicte

Ce dimanche après-midi de votations, Bernard Nicod exulte. Le résultat des urnes penche en sa faveur, il pourra construire sa tour de 117 mètres de haut sur le territoire de Chavannes-près-Renens. Les électeurs de cette commune de la banlieue lausannoise acceptent cette affirmation architecturale et urbanistique du dynamisme économique de l’arc lémanique.

Et si cette construction marquait la fin de cet âge d’or? L’édification de tours spectaculaires a souvent coïncidé avec les krachs et autres retournements brutaux de conjoncture. Destinée à symboliser l’essor de Dubaï, la tour Burj Khalifa, la plus haute du monde avec 828 mètres, a été inaugurée en pleine déconfiture financière de l’émirat du Golfe, dont il peine aujourd’hui à se remettre.

Les inquiétudes de Bernard Nicod n’atteignent pas cet extrême, de loin pas. Mais il est inquiet. Contingenter l’immigration de masse, «c’est une mauvaise idée», qui ouvre une longue phase d’incertitudes sur la nature de la politique d’immigration et sur la qualité des relations avec l’Union européenne. Or, comme le rappelle l’entrepreneur et parlementaire zurichois Ruedi Noser, «l’incertitude, c’est le poison de l’économie». Signe de l’inquiétude patronale au lendemain du vote, la chasse aux autorisations d’embaucher des étrangers a déjà débuté, comme le témoigne le conseiller d’Etat genevois Pierre Maudet: «J’ai eu des contacts avec des entrepreneurs qui se demandent s’ils peuvent, par exemple, réserver dès maintenant un certain nombre de permis.»

Danger de tarissement. Confronté à l’inconnu, un entrepreneur a tendance à reporter ses projets, ses investissements et donc les créations d’emplois qui en découlent. Et quand beaucoup de patrons agissent ainsi, il s’ensuit un ralentissement de la croissance, que Credit Suisse estime à 0,3% au niveau national dès l’an prochain. Pour limiter les dégâts, une seule solution: «Il va falloir que nous rassurions les investisseurs», soupire Bernard Nicod.

Ce coup de frein, c’est dans les régions les plus dynamiques du pays qu’il risque d’être le plus durement ressenti. «L’UDC a tiré une balle dans le pied de l’économie suisse en général et de l’arc lémanique en particulier», déplore Pierre Maudet. Cette dernière région doit une large part de son essor au rayonnement de ses centres de recherche universitaires, à commencer par l’EPFL, et à l’implantation d’entreprises à haute valeur ajoutée depuis une quinzaine d’années. Or, manque de chance lié au calendrier, les programmes d’échanges académiques avec l’UE sont déjà menacés, premières victimes du vote de dimanche.

De plus, ces centres de recherche, ces multinationales ne conçoivent pas leur développement sans un accès quasi illimité à un bassin de «main-d’œuvre hautement qualifiée et multiculturelle», à commencer par celui de l’Union européenne, comme le rappelle Frédérique Reeb-Landry, présidente du Groupement des entreprises multinationales (GEM) à Genève.

Dans le secteur des pharmas, le recrutement ne devrait pas poser trop de problèmes, hormis des contraintes administratives supplémentaires. C’est en tout cas le point de vue de Bertrand Ducrey, directeur général du groupe international Debiopharm, dont le siège est à Lausanne, et qui emploie 350 collaborateurs en Suisse: «Si nous avons besoin d’une expertise très pointue, nous pouvons aisément l’expliquer aux autorités communales et cantonales avec lesquelles le dialogue est aisé. Encore faut-il que le spécialiste recherché soit autorisé à venir en Suisse avec sa famille, ce qui est un prérequis.»

En revanche, ajoute Bertrand Ducrey, si les fonds de recherche européens Horizon 2020 mis à disposition des milieux académiques et scientifiques faisaient défaut (lire l’interview de Patrick Aebischer en page 40), «cela aurait des conséquences négatives. Et ce qui n’est pas bon pour la communauté romande de la Health Valley ne l’est pas non plus pour nous, mais de manière indirecte.»

«De sérieuses difficultés». Le questionnement quant à l’avenir torture aussi les entreprises qui ont l’intention de s’installer en Suisse: «Certaines d’entre elles nous ont appelés. Elles s’interrogent sur les conséquences de la votation, elles se demandent si c’est une bonne idée de venir investir chez nous», témoigne Philippe Monnier, directeur du Greater Geneva Berne Area (GGBa), l’organe de promotion économique des cantons occidentaux.

Ces grandes entreprises étrangères ne tournent pas en vase clos, mais alimentent tout un univers de petites et moyennes entreprises (PME) sous-traitantes qui constituent le cœur du tissu industriel du pays. Or, si les instituts de recherche, si les multinationales ralentissent leurs activités en Suisse, «cela signifierait la perte de gros contrats et de sérieuses difficultés économiques» pour les PME, redoute Ruedi Noser.

S’il y a bien une activité de pointe qui se trouve fragilisée par le vote de dimanche, c’est le négoce de matières premières. Contribuant déjà à 3,4% de la création de richesse nationale, très concentré à Genève (avec environ 15% du PIB cantonal), Zoug et Lugano, il est un gros consommateur de cadres et d’employés qualifiés venus de l’étranger. Un domaine où la Suisse est en concurrence exacerbée avec Londres et Luxembourg. «Le vote ajoute de l’incertitude à une situation déjà pas facile», témoigne un professionnel de cette industrie dans la Cité de Calvin.

Le moment tombe d’autant plus mal que le secteur ne sait pas encore à quelle sauce fiscale il sera mangé ces prochaines années. Par quoi seront remplacés les statuts fiscaux spéciaux qui ont permis des niveaux de taxation très avantageux, et que la Suisse doit abandonner à la suite des pressions internationales? Cette interrogation pèse lourd au lendemain du vote: «Vous n’imaginez pas le nombre d’appels que j’ai reçus de pays anglo-saxons après l’annonce du résultat», relève le professionnel du trading.

Outre les difficultés de recrutement de spécialistes non suisses, les banquiers redoutent aussi une fermeture accrue de l’Union européenne à leurs activités. Par conséquent, c’est directement dans les pays de l’Union qu’ils vont développer leur présence et créer des emplois, souvent hautement qualifiés. «L’évidence, c’est qu’on ne choisira plus la Suisse comme base de départ pour partir à la conquête de l’Europe», soupire Michel Juvet, associé de l’établissement privé Bordier & Cie à Genève.

Cette nécessité est même reconnue par la conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf, qui précise à L’Hebdo: «Il est important que la Suisse continue à s’engager auprès de l’UE pour que les pays européens ne restreignent pas l’accès à leurs marchés» (lire son interview en page 24).
Le sentiment de gravité de la situation n’est pas identiquement partagé par tous. Ainsi, les nouvelles limitations à l’immigration, «c’est le cadet des soucis de la place financière, qui a des urgences bien plus pressantes», estime Carlo Lombardini, avocat proche des banques. Par exemple: le règlement du passé avec les Etats-Unis ou encore la baisse des bénéfices.

Horlogers confiants. Le vote ne semble pas du tout inquiéter les milieux horlogers, à tout le moins les responsables des groupes les plus puissants. «C’est une opportunité, non une inquiétude», estime Nick Hayek. A ses yeux, «dans les négociations, l’Union européenne et la Suisse ont autant à gagner et à perdre l’une que l’autre».

Et le directeur général de Swatch Group de rappeler que ce dernier «emploie des milliers de personnes en Allemagne, en France, en Italie et en Espagne dans le réseau de la distribution et du marketing. Les bureaucrates bruxellois voudraient-ils les pénaliser? Quant à l’industrie automobile allemande, elle a grand besoin de composants fabriqués en Suisse.»

Quid des emplois en Suisse? Jean-Claude Biver, président du pôle horloger du groupe de luxe LVMH, considère qu’aussi longtemps que l’industrie suisse sera demandeuse de main-d’œuvre les autorités répondront à ses besoins. «Je ne peux m’imaginer qu’un gouvernement suisse puisse handicaper le développement de son industrie en interdisant l’accès à des ingénieurs, des professeurs, des médecins, des infirmières. C’est impensable. En revanche, l’immigration “sans emploi” sera sans doute beaucoup plus difficile.»

Nick Hayek et Jean-Claude Biver estiment tous les deux que les Européens auraient bien tort de prendre la Suisse comme bouc émissaire et de ne pas faire le ménage chez eux. «En niant le malaise notamment suscité par l’immigration, les responsables de l’UE ouvrent la voie aux extrémistes de droite, ce qui est très dangereux», observe le patron de Swatch Group.

«Si la même question sur la limitation de l’immigration avait été posée aux Italiens, aux Espagnols ou aux Français, ils auraient peut-être voté dans le même sens que les Suisses. C’est une tendance qui se répand malheureusement et qui n’est nullement limitée à la Suisse», renchérit Jean-Claude Biver.

Et Nick Hayek de faire une proposition: «Offrons aux jeunes Européens la possibilité de venir quatre ans dans nos entreprises pour y effectuer des stages d’apprentissage, ce qu’ils ont de la peine à faire chez eux.» Et si Bruxelles répliquait «Chiche»?

Officiellement, la Suisse a trois ans pour trouver une solution à la crise qu’elle s’est provoquée elle-même. En réalité, le délai est beaucoup plus court. Pour apporter des réponses aux interrogations des entreprises, afin d’éviter qu’un vote malheureux ne brise inutilement l’un des dynamismes économiques les plus soutenus d’Europe continentale.

Collaboration Kevin Gertsch et Sou’al Hemma


«Si la conjoncture se redresse dans les pays de la zone euro, la Suisse n’aura d’autre choix, ces prochaines années, que de mendier son adhésion à l’Union européenne. Avec ce vote, l’UDC s’est tiré une balle dans le pied.»

Michel Juvet, Bordier & Cie


«Nous sommes encore sous le choc. Et la presse étrangère publie des articles très alarmistes. Certaines entreprises nous ont appelés: elles s’interrogent sur les conséquences de la votation et se demandent si c’est une bonne idée de venir investir en Suisse.»

Philippe Monnier, directeur de la promotion de Suisse occidentale


«Si nous avons besoin d’une expertise très pointue, nous pouvons aisément l’expliquer aux autorités communales et cantonales avec lesquelles le dialogue est aisé. Encore faut-il que le spécialiste recherché soit autorisé à venir en Suisse avec sa famille, ce qui est prérequis.»

Bertrand Ducrey, Debiopharm International


«Avec ce résultat, le message donné aux patrons est: attention, les Suisses ne laissent pas faire n’importe quoi. Or, ce message peut être porteur de bonnes formules, ce qui serait un plus. En revanche, s’il est synonyme de “tous les étrangers, dehors”, alors on aura de sérieux problèmes.»

Bernard Nicod, groupe Bernard Nicod


«Dans les négociations, l’Union européenne et la Suisse ont autant à gagner et à perdre l’une que l’autre. Swatch Group emploie des milliers de personnes en Allemagne, France, Italie et Espagne dans le réseau de la distribution et du marketing.

Les bureaucrates bruxellois voudraient-ils les pénaliser?»Nick Hayek, Swatch Group


«Mon entreprise est un sous-traitant de la plupart des grandes sociétés, parmi lesquelles ABB, Siemens, Roche ou encore Novartis. Le résultat de cette votation pourrait les pousser à ne plus investir en Suisse, faute d’assurance de pouvoir trouver la main-d’œuvre adéquate.»

Ruedi Noser, conseiller national (PLR/ZH), entrepreneur


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Patrick Aebischer
«La recherche est en danger»

Le président de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) redoute que l’UE ne marginalise la Suisse, dont les chercheurs ont grand besoin d’un soutien européen.

Première conséquence du soutien des Suisses à l’initiative contre l’immigration massive, l’accord sur la recherche et le programme d’échange d’étudiants Erasmus pourrait être remis en cause par l’UE. Patrick Aebischer, président de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, ne cache pas sa vive inquiétude. Même si le Human Brain Project de l’EPFL (projet du cerveau humain), doté d’importants fonds européens, n’est pas menacé à court terme.

Quelles sont pour la recherche les conséquences de l’adoption de l’initiative stop à l’immigration massive?
Pour la première fois, nous entrons dans une zone de grande incertitude. Comment l’Europe va-t-elle réagir? La science et la recherche seront le premier test. La Suisse doit prochainement signer Horizon 2020, le programme européen pour la recherche et le développement pour la période 2014-2020 doté d’un budget de 80 milliards d’euros. La réaction de l’UE sera déterminante. Si par malheur la Suisse devait être exclue de ce programme, les conséquences seraient sérieuses pour la recherche suisse.

Plus précisément?
Nous sommes désormais soumis au bon vouloir des Européens. N’oublions pas que si l’UE reçoit 400 millions d’euros de la Suisse en faveur de la recherche, elle lui en fournit 700 millions. Les chercheurs suisses récoltent donc plus d’argent de l’UE que la contribution helvétique.

Cette initiative rétablit les contingents. Les scientifiques seront-ils vraiment touchés?
Il est vrai que les milieux de la recherche sont généralement privilégiés dans ce domaine. Mais, encore une fois, le vrai problème est de savoir comment l’UE va réagir. Nos chercheurs sont étroitement associés aux programmes-cadres européens. 30% des fonds de re-cherche de l’EPFL proviennent de l’UE. Par ailleurs, l’EPFL reçoit un grand nombre de bourses scientifiques, les prestigieuses European Research Council Grants. Nous en avons compté quelque 80, un record qui situe notre école dans la cour des grands avec Oxford et Cambridge. Cela contribue grandement à favoriser l’attractivité des chercheurs de très haut niveau. J’ose espérer que la Suisse parviendra par des négociations très serrées à ne pas nous couper de l’UE.

Et si elle n’y parvient pas?
Alors nous devrons discuter avec nos autorités des mesures de compensation pour pallier les manques à venir. Il faudra tout faire pour limiter la casse. Par l’acceptation de cette initiative, je crains que nous ayons coupé la branche sur laquelle nous étions assis.

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