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Deux fois la Suisse

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Mercredi, 19 Février, 2014 - 15:47

Frank A. Meyer*

Il va de soi que cette chronique s’efforce, elle aussi, de se conformer à l’ambiance dominante au lendemain de la décision populaire, par conséquent de satisfaire au grand jeu opportuniste des médias qui se mettent à genoux devant les vainqueurs. A cette fin, c’est donc un adversaire de l’UE qui a voix au chapitre, un homme éloquent et catégorique, qui se réjouit par avance de l’échec de l’Union européenne: «Je ne crois pas à la survie de l’édifice supranational que l’on nomme Europe.»

Celui qui s’exprime ainsi est Thomas Hürlimann, écrivain magnifique et ami révéré – deux épithètes choisies sans la moindre ironie.

Pour la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), le poète a commenté comme suit le non des Suisses aux frontières ouvertes aux travailleurs de l’UE: «Pour comprendre le résultat, il faut parler du Réduit. Le Réduit était la forteresse alpine dans laquelle l’armée suisse s’était retirée pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le retrait au fond de la caverne correspond à notre mentalité de montagnards. Un équivalent de la caverne est la salle des coffres des banques à la Bahnhofstrasse de Zurich. Elias Canetti a raison, il existe quelque chose comme des symboles nationaux. Et ce que la forêt est pour les Allemands, la caverne l’est aux Suisses: c’est là-dedans que nous nous sommes désormais retirés.»

C’est quand même de la plume d’un opposant militant à Bruxelles que cette image percutante de la Suisse et des Suisses s’est échappée. Elle ne saurait donc être fausse...

Avec sa comparaison cavernicole, Thomas Hürlimann nous fait remonter loin dans l’histoire de la philosophie,à l’allégorie de la caverne de Platon, à n’en pas douter le penseur le plus influent de l’Antiquité. Son exposé, qu’il met dans la bouche de Socrate, se raconte ainsi: Dans une caverne vivent prisonniers des gens qui sont là depuis l’enfance, enchaînés de telle sorte qu’ils ne peuvent regarder que devant eux; ils ne voient jamais l’entrée de la caverne ni la lumière qui en jaillit et éclaire la paroi de la caverne. Ils ne voient que les ombres de l’activité humaine, dehors, devant la caverne; ils prennent cette vie d’ombres pour la réalité, pour la vérité. Si ces gens étaient contraints de quitter la caverne, éblouis par la lumière, ils tiendraient le monde réel pour moins réel que les ombres auxquelles ils s’étaient accoutumés.

Qu’est-ce qu’elle paraît actuelle, cette image de la Suisse!

Platon a beaucoup voyagé, il est allé au loin. En 388 av. J.-C., il s’est rendu d’Athènes à Tarente, en Italie du Sud. Il apparaît aujourd’hui qu’il est allé encore plus loin vers le nord: jusqu’à Domat/Ems, dans les Grisons. Car les ombres et les mythes suisses ont des racines profondes: si profondes – qui l’eût cru? – qu’elles plongent dans l’univers de la pensée des Grecs anciens.

Mais, au fond, est-il vrai que la Suisse se retire toute ensemble dans sa caverne comme le décrit de manière si évocatrice Thomas Hürlimann dans la FAZ?

A y regarder de plus près, la chose se présente un peu différemment. Car tout un peuple suisse rechigne à l’idée de se réfugier dans la caverne: le peuple romand. Son non du 9 février s’est exprimé clairement, pas seulement dans les villes mais aussi dans les agglomérations et même à la campagne.

Pour la Suisse romande, l’Europe est une réalité dans laquelle on vit, qu’il convient d’utiliser et de façonner, qui stimule le bien-être et l’expérience du monde, qui est seule à rendre possible une perception de soi moderne et cosmopolite. Pour la Suisse alémanique, en revanche, l’Europe est une menace qu’il s’agit de refouler et qui pousse au retrait dans la caverne du Réduit.
Oui, l’Europe contemple deux peuples suisses, deux Suisse: une Suisse des ombres sur le mur et une Suisse de la lumière au-dehors, dans le monde.

En guise d’avenant et en raison de l’émoi actuel issu du débat entre ces deux Suisse, il faut encore citer ici la phrase la plus stupide d’un bavard notoire: «Les Romands ont toujours montré une conscience nationale plus faible.»

Jusqu’ici, elle manquait, cette phrase. Elle jette une lumière éclatante sur le maître des ombres.

*Journaliste suisse établi à Berlin qui tient une chronique dans le «SonntagsBlick».

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Antje Berghaeuser
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