Votation. Après le scrutin du 9 février sur l’immigration, une équipe de journalistes du «Spiegel» a enquêté sur les conséquences du vote suisse sur le continent. Et sur la contagion redoutée par Bruxelles à quelques semaines des élections européennes.
Walter Mayr, Christoph Pauly, Mathieu von Rohr, Christoph Scheuermann, Samiha Shafy
Un scrutin auquel l’Europe ne s’intéressait guère a soudain fait les gros titres des journaux du continent. De Rome à Berlin, de Londres à Bruxelles, des politiciens se sont crus obligés de prendre position. Avec leur vote populaire sur l’immigration, les Suisses ont une nouvelle fois mis à l’agenda un sujet qui couve ailleurs aussi en Europe. Il en était allé de même précédemment, avec la décision sur le plafonnement des salaires des managers.
Mais cette fois-ci, peu avant les élections parlementaires européennes de mai, les Suisses ont peut-être encore mieux ciblé les états d’âme de leurs voisins. Dans les sondages, les populistes de droite battent des records, indice que les forces centrifuges croissent depuis le début de la crise de l’euro. Si la plupart des citoyens de l’UE n’en ont jamais beaucoup apprécié les institutions, au moins croyaient-ils auparavant que l’Union leur procurait davantage de prospérité. Mais comme la crise ne semble pas vouloir prendre fin, l’idée s’impose de plus en plus que l’Europe leur vole quelque chose.
Grecs, Italiens et Français rendent la politique économique de Bruxelles responsable de leurs malheurs. En même temps, l’Allemagne et les autres Etats nordiques redoutent de devoir payer pour le Sud. Ce que les uns appellent réformes et les autres austérité oppose les Européens. Et voilà que le thème de l’immigration s’immisce dans ce contexte tendu. Or, toucher au libre choix du domicile, c’est mettre gravement en cause le projet de l’UE.
La Suisse n’est pas membre de l’UE, mais elle lui est étroitement liée par de multiples accords bilatéraux. Le fait que l’un des Etats les plus prospères de la planète veuille se fermer à la communauté montre à quel point la morosité a pris de l’ampleur. Certes, les ténors de l’UE comme le président de la Commission, José Manuel Barroso, et le ministre allemand des Finances, Wolf-gang Schäuble, se sont empressés d’expliquer que la libre circulation des personnes n’était pas négociable. Mais ils ont simultanément assuré qu’ils respectaient l’expression populaire.
Cela tient au fait que les effets concrets de l’initiative de l’UDC sont peu clairs: Berne doit d’abord déterminer de quelle importance seront les contingents d’immigrants. Mais il s’agit clairement aussi d’éviter de jeter de l’huile sur le feu, car nul n’est sûr que ses propres concitoyens ne voteraient pas de la même manière. Pour autant qu’on le leur demande.
Ces pays qui emboîtent le pas à la Suisse. Les populistes de droite Heinz-Christian Strache, du FPÖ autrichien, le Néerlandais Geert Wilders et Marine Le Pen, du Front national français, ont félicité la Suisse et exigé des contingents d’immigration pour leur pays aussi. Des politiciens réputés modérés comme l’ancien premier ministre français François Fillon se sont aussi prononcés en faveur de contingents. Et en Allemagne, un sondage vient de révéler que 48% de l’échantillon serait en faveur de mesures semblables.
Le premier souci de Bruxelles est que le virus suisse ne contamine pas la Grande-Bretagne. La détestation de l’UE y est si grande que, récemment, un politicien conservateur a même imputé à Bruxelles la responsabilité indirecte des inondations. Si beaucoup de Britanniques se réjouissent du résultat du scrutin suisse, aucun n’est plus enthousiaste que Nigel Farage. «Superbe!» braille-t-il au téléphone. Farage préside l’UKIP (Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni), qui se bat pour que le pays quitte l’UE et pour qui les sondages prédisent plus de 20% des voix aux élections européennes. «Enfin, le bon sens commun triomphe», commente-t-il.
Mis sous pression, le premier ministre conservateur David Cameron demande à Bruxelles une renégociation des accords européens. Il sollicite lui aussi, pour l’heure en vain, la fixation de contingents d’immigration comme en Suisse. La semaine dernière, son porte-parole indiquait que la décision des Suisses soulignait une «préoccupation croissante» des gens à propos de la libre circulation en Europe.
Désormais, la députée conservatrice Andrea Leadsom se penche attentivement sur les mois à venir. En 2011, elle a lancé l’initiative «Fresh Start» qui plaide pour la renégociation des rapports entre le Royaume et l’UE. A la Chambre des communes, elle énumère ses trente revendications: entre autres, la Grande-Bretagne doit mettre fin à sa collaboration policière et judiciaire avec l’Europe et renoncer à la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Chaque Etat membre décide lui-même à qui il ouvre l’accès à son système social. Le Parlement britannique doit pouvoir s’opposer aux projets législatifs de la Commission. En somme, ce qu’elle réclame, c’est un édifice législatif dont les Britanniques ne tireraient que le meilleur.
La crise à prévenir. Or, la députée pense tenir le couteau par le manche car le scénario de l’horreur pour l’UE serait que la Grande-Bretagne se retire de celle-ci. Les Britanniques devraient se prononcer sur le sujet en 2017 et, s’ils disaient oui, il en résulterait une crise sévère pour l’UE. La Commission européenne doit donc réagir, se montrer plus souple et moins bureaucratique pour ne pas ajouter de l’eau au moulin de ses ennemis. Mais en même temps, elle ne peut se permettre de céder au chantage, alors même que les populistes de tous pays la mettent sous pression.
L’influence du Français Michel Barnier, commissaire chargé du marché intérieur et des services (bancaires), est considérable et il se verrait bien présider la Commission au lendemain des élections européennes de mai prochain.
Il affirme respecter le scrutin helvétique mais en déplore évidemment le résultat. Des contingents de citoyens européens ne sont tout simplement «pas acceptables». Membre de l’UMP mais Européen convaincu, il constate désormais avec douleur que bon nombre d’adhérents de son parti éprouvent de la sympathie pour le discours xénophobe du Front national; que même le socialiste Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif, milite contre les règles de la concurrence édictées par Bruxelles. En France, jamais la popularité de l’Union européenne n’avait été aussi basse.
Dépassionner le débat.«C’est la faute de la crise», pense Michel Barnier. Mais personne n’est capable de dire quand l’économie reprendra des couleurs. Pour calmer le débat en Grande-Bretagne, le Français paraît disposé à arrondir les angles de l’UE. Il disait il y a peu qu’il faudrait vérifier dans quelle mesure certaines choses ne pourraient pas être plus efficacement réglées au niveau national. Député et président du Conseil général de la Savoie pendant vingt ans, il a vu de près «comment 175 000 Français traversent quotidiennement la frontière suisse pour leur travail». Des ingénieurs, médecins, chercheurs qui font une partie de la prospérité helvétique.
Au Tessin, ce sont 60 000 frontaliers italiens qui «s’embouteillent» dès avant l’aube pour gagner leur vie en Suisse. A Viggiù, commune lombarde frontalière de 5000 habitants, c’est la Lega Nord qui tient le haut du pavé, le parti qui milite pour l’indépendance de la «Padanie» et stigmatise les immigrés. «Si j’étais Suissesse, j’aurais voté pareil. Je n’aime pas le ton pontifiant de l’UE et ses menaces de représailles contre la Suisse», assure Sandra Cane, la syndique. Petit détail: elle est née à Springfield, Massachusetts, et elle a la peau noire de son père. Reste que la moitié des habitants de Viggiù vont travailler en Suisse tous les matins. «C’est vrai que, si la Suisse nous ferme la porte au nez, nous sommes morts. Cependant, nous avons beaucoup à apprendre d’elle en matière de référendum.»
Le fossé économique est devenu si important entre l’Italie et la Suisse qu’il y a deux ans Sandra Cane et d’autres syndics lombards ont proposé de former un 27e canton suisse. Et Roberto Maroni, président de la Lega Nord et de la Région lombarde, tient un langage connu: «Toute la souveraineté appartient au peuple, pas à Mme Merkel ni à Bruxelles.» Beaucoup d’Italiens rendent l’UE responsable de leur précarité. Si, au nord, c’est un prétendu «tourisme social» qui remonte les citoyens contre Bruxelles, au sud, c’est l’«austérité».
Bargen, canton de Schaffhouse, 291 habitants, est situé à la frontière allemande. Nul n’y dit que l’Europe est un danger pour le village. On y vit bien, même très bien. Pourtant, les citoyens y ont exprimé leur grogne contre l’Europe en disant oui à 79,7%
à une limitation de l’immigration, un des taux les plus élevés de la Confédération. Manifestement, Bargen souhaite le retour des douaniers, même si le petit village compte trois stations-services qui vivent presque uniquement des voisins allemands. Erich Graf, le maire de Bargen, était d’ailleurs douanier. Il a lui aussi glissé un oui dans l’urne «car les choses doivent changer».
Sa commune compte 23% d’étrangers, pas loin de la moyenne suisse, et ils sont presque tous Allemands. «Il y a vingt-cinq ans, on se connaissait encore tous au village», semble-t-il regretter. On bavardait dans la rue, il y avait des sociétés locales, des fêtes, une vie villageoise, quoi! Aujourd’hui, tout est devenu plus anonyme. Les mots du maire trahissent la sensation d’avoir perdu quelque chose. A Bargen comme ailleurs en Suisse, l’opposition à l’UE ne naît pas d’une situation précaire mais au contraire du sentiment que l’économie croît trop vite, que le pays change trop.
Le patronat et l’Europe. Valentin Vogt, 54 ans, est président de l’Union patronale suisse. «Comment faire pour expliquer à l’étranger que nous avons des problèmes? s’interroge-t-il. Nous avons un système de démocratie directe, le meilleur système politique du monde même si, parfois, il aboutit à des aberrations et qu’on se demande…» Il s’interrompt et son sourire s’évanouit.
Valentin Vogt préside le conseil d’administration d’une entreprise de construction métallique qui emploie 1200 personnes, il est également membre du Comité consultatif économique de la Banque nationale suisse et, en quelque sorte, le porte-parole des entrepreneurs suisses. A ce titre, il va devoir expliquer à l’étranger son pays si bizarre, si entêté. Le défendre contre les attaques extérieures, même s’il est extrêmement déçu du résultat du 9 février. «Vous savez, il est trop facile de mettre tous les problèmes sur le dos des étrangers.» Et d’espérer que Berne saura appliquer l’initiative dans des termes légaux acceptables pour l’UE.
Mais Bruxelles a déjà commencé à sévir. Et bon nombre de Suisses admettent qu’ils se seraient bien passés des félicitations du Front national,
de l’UKIP, de la Lega Nord et des autres.
©Der Spiegel Traduction et adaptation Gian Pozzy
RÉACTIONS AU VOTE SUISSE DE LEADERS POLITIQUES EUROPÉENS
«C’est la démonstration d’une préoccupation croissante quant à la libre circulation des personnes.»
David Cameron, premier ministre britannique
«Etablir des quotas pour les migrants, stopper la migration et sortir de l’Union européenne. C’est fantastique!»
Geert Wilders, fondateur du Parti pour la liberté néerlandais
«Toute la souveraineté appartient au peuple, pas à Mme Merkel ni à Bruxelles.»
Roberto Maroni, président de la Lega Nord et de la région lombarde