CONFLIT FISCAL. Tout à sa traque des fraudeurs, Paris maximise la pression sur la Suisse et ses banques. Et brandit des menaces à l’efficacité douteuse.
Un brouhaha. Des quolibets. Le spectacle que donne d’elle-même l’Assemblée nationale française a beau être connu, il saisit néanmoins à la gorge le visiteur suisse invité à assister à la rituelle séance des questions au gouvernement. C’est donc d’une voix poussée et d’un ton un peu trop affirmé que les ministres tentent de faire entendre leurs réponses tout en feignant d’ignorer les remarques parfois très désobligeantes des élus de la nation.
Ce théâtre n’est pas destiné qu’aux caméras de télévision. Cette atmosphère électrique se répand partout dans le palais Bourbon, ses couloirs tortueux, ses petits salons Empire, ses bureaux minuscules mis à la disposition de chaque parlementaire. Habituelle parmi les députés frénétiques, pressurant leurs assistants aux allures de premiers de classe cravatés et cheveux en bataille, cette agitation est exacerbée par la phase extraordinairement difficile que traverse le pays.
Les raisons: ces milliards de déficit qui plombent le budget de la France, cette dette insupportable, cette économie qui ne redémarre pas. L’affaire Cahuzac, qui a profondément ébranlé le monde politique, a mis le feu aux poudres. Et, dans le rôle de la victime expiatoire, la Suisse et ses banques, accusées d’avoir siphonné pendant des décennies, en toute impunité, l’épargne dont l’Hexagone a si grand besoin. En gros, une prise d’otage pour des questions de politique intérieure.
«Ce n’est certainement pas ce que recherchent les décideurs politiques. Mais c’est ainsi que les faits peuvent être interprétés», résume l’ambassadeur de Suisse, Jean-Jacques de Dardel, dont le bureau se situe dans un magnifique hôtel particulier à quelques rues seulement de l’Assemblée nationale.
Face à leur interlocuteur venu exprès de Suisse, les parlementaires réfutent, bien sûr, cette accusation. Ce petit voisin, ils l’aiment bien, au fond. Mais c’est pour mieux ajuster leur tir. Yann Galut, député socialiste, ancien cadre d’Attac et avocat à Bourges, a le verbe haut. «Nous considérons que nous avons un problème avec le secret bancaire. Les banques ont industrialisé la fraude fiscale dans les autres pays, dont la France. Nous avons donc un problème avec la Suisse.»
Jusqu’à sept ans de prison. Ce membre de la Commission des lois a fait voter fin juin un durcissement historique du traitement réservé aux fraudeurs fiscaux: outre l’instauration de pénalités élevant la sanction à 45% au moins du patrimoine non déclaré, pour les cas les moins graves, le délinquant risque jusqu’à sept ans de prison ferme. Sans le dire, cette mesure vise en particulier les détenteurs français de comptes non déclarés en Suisse et au Luxembourg.
A droite, on tient un discours guère plus amical envers la Confédération. A l’exemple de Gilles Carrez, député UMP de la région parisienne et président de la puissante Commission des finances: «Nous nous heurtons à la mauvaise volonté des autorités et des banques suisses dans le cadre de l’entraide administrative et judiciaire. Celle-ci fonctionne bien mieux avec Singapour. Avec Berne, nous avons le sentiment que les relations ne sont pas franches», juge ce vétéran des questions budgétaires qui avait été pressenti pour devenir ministre sous la présidence Sarkozy.
La tension parlementaire renvoie à des décennies de fantasmes suscités par l’incompréhension et le manque chronique de curiosité d’une majorité des élites françaises envers la réalité du petit voisin.
Cette colère face à un phénomène qui les dépasse est alimentée par l’ouverture de procédures contre UBS. Accusée d’avoir mis en place un vaste système de collecte de fonds cherchant à se soustraire au fisc hexagonal, la grande banque a alors été inculpée, au début du mois de juin, pour ses activités de démarchage illicite de clients français. Elle est de plus soupçonnée d’avoir aidé l’évasion fiscale d’au moins 850 millions d’euros (1,06 milliard de francs) de 2005 à 2010. Il est vrai que, confesse un ancien cadre supérieur suisse de la banque, de nombreux commerciaux se rendaient régulièrement dans l’Hexagone pour rencontrer leurs clients, en violation de la loi française, «comme le faisaient d’ailleurs les employés de pratiquement toutes les banques de Genève».
Fin juin, l’Autorité de contrôle prudentiel (ACP), le gendarme français des banques et des assurances, a infligé une amende de 10 millions d’euros à UBS France. Un record, qui pourrait toutefois n’être qu’un début. Le groupe pourrait même se voir retirer sa licence bancaire, le contraignant à liquider ses activités hexagonales et à quitter le pays.
La décision serait certes désagréable pour le groupe de la Bahnhofstrasse, mais les conséquences seraient mineures sur la marche des affaires. Moins de 0,5% des fonds qui y sont déposés sont gérés en France. Le nouveau directeur général d’UBS France, Jean-Frédéric de Leusse, relativise la portée de la sanction: «La banque n’a été accusée ni de fraude ni de blanchiment.» Et il entend faire appel avant fin août.
Menaces. Les autorités hexagonales ont également inculpé la petite banque genevoise Reyl, spécialisée dans la gestion d’avoirs français, dont le fameux compte non déclaré de l’ex-ministre Jérôme Cahuzac. Politiques et juges soupçonnent également Credit Suisse et HSBC. Ils ont récemment accueilli Hervé Falciani, l’informaticien et ex-employé de HSBC à Genève, dont la liste de clients bancaires a fait le tour du monde des administrations fiscales.
Quelques kilomètres plus à l’est, à côté de la gare de Lyon où arrivent les TGV en provenance de la Suisse, se dresse la «forteresse de Bercy», la barre grisâtre du Ministère de l’économie et des finances fermant l’horizon et dont un pan plonge dans la Seine. Impénétrable (lire l’encadré page suivante). C’est de là que sont menées les offensives les plus ambitieuses contre les banques helvétiques.
Ce ministère menace d’inscrire la Suisse, avec l’Autriche, sur sa liste des paradis fiscaux si les deux pays ne s’engagent pas fermement à introduire le système de l’échange automatique d’informations sur les avoirs bancaires des non-résidents d’ici à 2016. Une intervention symbolique mais aux faibles conséquences concrètes. Tout au plus certaines taxes sur les flux financiers pourraient-elles être introduites, à moins que des textes en vigueur ne s’y opposent.
Du reste, les conditions d’un blacklisting de la Suisse sont bien restrictives: il faudrait que Berne rejette toute idée d’échange automatique d’informations fiscales. Or Eveline Widmer-Schlumpf, cheffe du Département fédéral des finances, s’est prononcée dès avril en faveur d’une introduction de l’échange automatique. Et la Suisse participe aux travaux de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) qui doivent déboucher sur un projet en septembre prochain.
Bercy a toutefois réussi à amener le Conseil fédéral à signer, début juillet, une révision de la convention fiscale sur les successions plus favorable à la France. Mais les Chambres fédérales ne sont guère d’humeur à la ratifier.
La France veut-elle donc vraiment la guerre financière et fiscale avec la Suisse? Assis derrière son bureau dans les coulisses de l’Assemblée nationale, le socialiste Yann Galut plisse les yeux et sourit malicieusement: «Je n’agis pas pour déstabiliser la place financière suisse. Pas plus que celle de Londres», assure-t-il. Gilles Carrez, le vétéran de l’UMP, admet que, «avant la crise, l’évasion fiscale n’était pas vraiment un sujet de préoccupation. C’est son éclatement qui a entraîné une prise de conscience de la gravité du phénomène.»
Même si l’atmosphère est brûlante, la perspective d’une ouverture franche des hostilités paraît donc bien théorique aux yeux de plusieurs experts, aussi bien en Suisse qu’à Paris. Les relations commerciales et financières sont bien trop importantes pour prendre le risque d’y porter atteinte avec un conflit sur les impôts.
Panique chez les petits fraudeurs. Si la France porte le fer fiscal chez ses voisins, c’est en fait moins pour punir ces derniers que pour s’en prendre à ses propres contribuables fraudeurs. Et tenter, une fois de plus, de récupérer les fortunes qui dorment à l’abri du fisc à l’étranger, parfois depuis des décennies.
Aussi la loi sur la lutte contre les fraudeurs proposée par Yann Galut ne promet-elle pas que la prison et de lourdes pénalités. Elle mise aussi sur la carotte. Quiconque déclare des avoirs à l’étranger avant l’entrée en vigueur de la loi – probablement dès la rentrée – se verra réserver un traitement un peu moins sévère. Les pénalités et amendes sont réduites pour les détenteurs de comptes «passifs» (fruits de successions, par exemple). «Nous pouvons espérer encaisser 8 milliards d’euros sous forme d’impôts et boucler ainsi notre budget», calcule Yann Galut.
Selon maints témoignages, la panique s’est emparée de nombreux déposants de comptes non déclarés, principalement en Suisse. Et là où les déposants hésitent à se déclarer, les banques les poussent à le faire. A Genève, Julius Bär ne veut plus d’évadés fiscaux français d’ici à fin 2015.
Pour accueillir ces fraudeurs repentis, le ministre du Budget Bernard Cazeneuve a mis en place, mi-mai, une «cellule de dégrisement». Installée dans un immeuble fonctionnel au 17, place de l’Argonne, dans le XIXe arrondissement, elle occupe déjà une vingtaine de fonctionnaires. «C’est une grosse unité», résume un spécialiste. Elle aurait déjà enregistré plus de dénonciations volontaires en six semaines de fonctionnement que la «cellule Woerth», ouverte par l’ancien ministre du Budget de Nicolas Sarkozy à l’été 2009, en une année entière.
Gesticulations. A quelques pas du palais de l’Elysée et de la très chic rue du Faubourg-Saint-Honoré, dans les élégants cabinets d’avocats fiscalistes, on doute néanmoins de l’efficacité réelle des mesures de rapatriement. «Elles visent avant tout les petits comptes, ceux de moins de 200 000 euros. On les appelle les comptes de “la veuve de Tulle”, car ils sont typiquement détenus par des personnes âgées disposant d’une toute petite rente mais héritières de fortunes qui n’ont jamais été déclarées. Leur régularisation ne rapportera pas grand-chose au fisc», juge Philippe Lorentz, de l’étude August & Debouzy, dont l’un des associés a défendu Jérôme Cahuzac l’hiver dernier. Les montants inférieurs à 50 000 euros ne font ainsi pas l’objet de redressements.
Quelques rues plus loin, dans le très discret et très bourgeois quartier de Miromesnil, le jugement de Patrick Michaud est encore plus clair. Trônant dans son étude vaste comme plusieurs appartements parisiens, cet avocat, spécialiste reconnu des questions fiscales, balaie la politique suivie: «Des gesticulations.»
Le personnel politique risque d’être pris à son propre piège. Le 3 juillet, pendant l’heure des questions et les quolibets des députés au gouvernement, un petit groupe de parlementaires se réunissait dans une autre salle du palais Bourbon. Une commission d’enquête auditionnait le banquier Pierre Condamin-Gerbier, gérant de fortune français établi en Suisse dont les dires ont un potentiel explosif.
Cet ancien cadre d’UBS et de Reyl à Genève expliquait avoir remis aux juges les dossiers relatifs aux avoirs non déclarés d’une quinzaine de personnalités françaises. Quelques jours avant, il avait souligné à L’Hebdo son souci d’«éviter l’enlisement» de son dossier. Sur ce point, son objectif semble atteint: quelques jours après son témoignage, les noms de l’ancien ministre de la Culture UMP Renaud Donnedieu de Vabres et de proches de l’actuel ministre PS des Affaires étrangères Laurent Fabius circulent déjà.
Si l’affaire prend de l’ampleur, la tension au sein du Parlement et des élites hexagonales va encore s’accroître. La recherche d’un bouc émissaire aussi. Un rôle que la Suisse n’a pas fini d’endurer.
FINANCES ET FISCALITE
L’impénétrable forteresse de Bercy
L’impossible visite des Ministères de l’économie et du budget dans leur palais parisien «Bonjour, est-il possible de venir voir comment se régularisent les cas de fraude fiscale?» demande le journaliste. «Certainement, mais nous devons demander au chef de presse du ministre. Or il est inatteignable», répond une voix au bout du fil.
Ce dialogue a été répété quotidiennement pendant près de deux semaines, pour aboutir au même résultat désespérant: «Oui, la visite est possible, mais le chef est en réunion, il est avec le ministre, il n’est pas là, on ne sait pas où il est. Non, ce n’est pas la nature de votre demande qui est en cause.»
Ni Laurent Fary, chargé de la communication du ministre de l’Economie Pierre Moscovici, ni son collègue Benjamin Ménard, conseiller de Bernard Cazeneuve, ministre du Budget, n’ont ainsi pu être atteints. Même l’intervention d’un député n’a pas permis d’ouvrir les portes des deux ministères. Bercy garde bien ses secrets.