EGYPTE. Agé de 71 ans, Mohamed El-Baradei, Nobel de la paix et figure de l’opposition, détaille les dessous du coup d’Etat.
Dieter Bednarz et Erich Follath
Moins d’une semaine après le renversement de Mohamed Morsi, le président intérimaire d’Egypte, Adli Mansour, a fixé lundi 8 juillet un calendrier pour organiser des élections législatives dans le pays avant 2014. Ce scrutin sera suivi d’une élection présidentielle qui devrait se dérouler après la réunion du Parlement nouvellement élu. Rencontre avec Mohamed El-Baradei, désigné mardi 9 juillet vice-président chargé des relations internationales.
Vous aviez combattu le régime autoritaire de Hosni Moubarak. On vous retrouve aujourd’hui main dans la main avec les militaires qui ont renversé un président démocratiquement élu. Un Prix Nobel de la paix peut-il pactiser avec des généraux putschistes?
Permettez-moi de clarifier d’emblée une chose: ce n’était pas un coup d’Etat. Plus de 20 millions de personnes sont descendues dans la rue parce que ça ne pouvait plus continuer comme ça. Sans la destitution de Morsi, on allait vers un Etat fasciste ou alors vers une guerre civile. Ce fut une décision douloureuse, hors de tout cadre légal, mais nous n’avions pas d’autre choix.
Le message est donc: la rue importe plus que le Parlement.
Non, mais nous n’avions pas de Parlement, seulement un président, qui a certes été élu démocratiquement, mais qui gouvernait en autocrate et violait l’esprit de la démocratie: Morsi est entré en conflit avec la justice, il a mis les médias sous tutelle, il a vidé de leur substance les droits des femmes et des minorités religieuses. Il a abusé de sa fonction pour promouvoir ses Frères musulmans aux postes clés. Il a foulé aux pieds toutes les valeurs universelles. Et il a définitivement poussé l’économie du pays à la ruine.
Quelles que soient vos justifications, tout cela n’a pas été démocratique.
Vous ne pouvez pas appliquer vos références à un pays qui sort de plusieurs décennies de régime autocratique. Notre démocratie reste balbutiante.
Les islamistes doivent-ils maintenant s’attendre à une chasse aux sorcières?
Cela ne doit pas se produire. L’armée m’a assuré que bon nombre d’informations sur les arrestations sont fausses et que les chiffres sont exagérés. Quand il y a eu arrestation, les raisons en étaient pertinentes, par exemple en cas de détention d’armes illégale. Et les chaînes de télévision islamistes ont été bouclées parce qu’elles incitaient à la révolte. Par ailleurs, je demande depuis plusieurs jours que la confrérie soit associée au processus démocratique. Personne ne doit être traduit devant des tribunaux sans de bonnes raisons. Et l’ex-président Morsi doit être traité dignement. Telles sont les conditions nécessaires à une réconciliation nationale.
Nombreux sont ceux qui redoutent le contraire. Ces dernières années, vous avez vous-même mis en garde contre une guerre civile.
L’intervention des militaires était nécessaire justement pour éviter une confrontation sanglante. Même si l’émotion est grande, j’espère que le danger d’une guerre civile est exclu.
Est-ce que vous ne sous-estimez pas la colère des Frères musulmans et de leurs millions de partisans? Pourquoi s’intéresseraient-ils encore à des élections?
Le fait est que l’Egypte est très divisée. Sans réconciliation, il n’y a pas d’avenir. Les Frères musulmans sont une composante importante de notre société. J’espère qu’ils participeront aux prochains pourparlers.
Ne vous fiez-vous pas exagérément aux militaires qui, par le passé, ont souvent ménagé leurs propres intérêts?
Cette fois, l’armée ne s’est pas installée au pouvoir. Elle n’a pas d’intérêt à se mêler de politique d’une manière offensive. Les généraux sont conscients de porter une coresponsabilité historique dans le désastre où se trouve le pays. C’est pourquoi je n’exonère pas l’armée de toute responsabilité.
Ne craignez-vous pas de servir de feuille de vigne?
Il n’est pas question de faire une confiance aveugle. Une prochaine rencontre avec les militaires est déjà fixée, ils m’écoutent. Ma ligne rouge est de ne jamais fréquenter quiconque méprise la tolérance et la démocratie.
A quoi doit tenir le calendrier pour la transition?
Il nous faut une nouvelle Constitution qui ne puisse pas être dévoyée, qui grave dans le marbre l’égalité et la liberté. J’y collaborerai. Et nous avons besoin d’institutions fonctionnelles, de tribunaux indépendants, de la séparation des pouvoirs.
Guido Westerwelle, le ministre allemand des Affaires étrangères, parle d’un «grave recul de la démocratie». Comment pourrez-vous regagner la confiance perdue de vos partenaires occidentaux?
Les Allemands devraient se montrer compréhensifs. Ils savent combien il est difficile d’édifier une démocratie après une dictature et ils ont été les premiers à se montrer critiques face à la politique antidémocratique de Morsi. (Je rappellerai simplement les collaborateurs des ONG politiques en Egypte qui ont été traduits devant les tribunaux.) Ce qui importe le plus, c’est de donner une perspective économique aux jeunes gens qui ont été si nombreux à descendre courageusement dans la rue pour demander plus de démocratie.
Si les Frères musulmans se présentent aux prochaines élections et les remportent, accepterez-vous l’un des leurs à la tête de l’Etat?
Oui, si les Frères musulmans se reconnaissent dans la démocratie et s’ils se sentent suffisamment impliqués par une Constitution et un Parlement pour ne pas abuser du pouvoir comme l’a fait Morsi.
© Der Spiegel
Traduction et adaptation: Gian Pozzy