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Charles Lewinsky: La suisse de christoph blocher n’existe pas

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Jeudi, 20 Février, 2014 - 05:58

Interview.Choqué mais pas surpris par le oui à l’initiative de l’UDC contre l’immigration de masse, l’écrivain zurichois nous livre sa lecture du vote et du malaise alémanique.

Il a le regard en alerte de celui qui dresse ses antennes pour capter l’air du temps et des gens. Dramaturge, scénariste et romancier, Charles Lewinsky s’est fait connaître du public francophone et international avec Melnitz, l’histoire d’une famille juive en Suisse de 1871 à 1939. Mais l’écrivain a aussi signé une longue série télévisée très populaire outre-Sarine et des centaines de chansons. Père de deux enfants adultes, il «hiberne» à Zurich et s’en va pour la Franche-Comté dès le mois de mai dans une maison où il se consacre à l’écriture, sept jours sur sept, dans un calme absolu. Dans un café proche du Schauspielhaus, il analyse le vote suisse du 9 février.

Le oui à l’initiative contre l’immigration de masse vous a-t-il surpris ?
Il m’a choqué, pas surpris. Si vous examinez l’histoire des initiatives populaires qui ont été acceptées en Suisse, à commencer par la toute première, en 1893, contre l’abattage rituel du bétail de boucherie, vous découvrez que celles qui sont écrites contre des gens qu’on considère comme différent sont acceptées à une courte majorité. On l’a vécu plus récemment avec l’initiative antiminarets. On ne peut donc pas dire que la Suisse a dit oui, mais la moitié de ceux qui sont allés voter. Cela montre un pays divisé.

Mais il serait antidémocratique de ne pas accepter le résultat du vote parce qu’il ne nous plaît pas. Churchill a dit: «La démocratie est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres.» Je dirais la même chose pour la démocratie directe. Ce système a réussi à la Suisse. Et puis, un vote populaire, ce n’est pas un match de foot. Le peuple peut décider autre chose plus tard, comme nous l’avons souvent vécu.

Vous vivez la majeure partie de l’année en France et vous rendez régulièrement en Allemagne, cette décision contre l’immigration, contre l’ouverture, est-elle spécifique à la Suisse ?
Non. Nous assistons à un phénomène européen qui peut s’exprimer en Suisse parce que nous connaissons le vote populaire. Après les années 70 qui ont vu le balancier de l’histoire pencher vers la gauche, le mouvement s’est inversé vers la droite et, à mon avis, ce n’est pas terminé.

J’ai suivi les réactions à ce vote en Allemagne. Elles sont de deux ordres. Les réactions d’en haut, celles des journalistes et des politiciens notamment, affirment que cela ne va pas du tout. Alors que la plupart des réactions d’en bas, dans les sondages ou sur internet, rétorquent: si on nous demandait, on dirait la même chose.

Vous vous dites pourtant choqué par la décision du souverain.
Oui. Parce que je crois que ce vote est une catastrophe pour la Suisse à long terme. Christoph Blocher a beau dire que nous sommes très importants et que l’Union européenne ne va rien entreprendre contre nous, cette décision va créer des problèmes. Nous sommes un très petit pays entouré d’une grande organisation. On ne peut pas ignorer le rapport de forces. Mais le souverain semble prêt à accepter des conséquences négatives.

Comment expliquez-vous qu’une majorité de citoyens ait ainsi pris le risque de tout changer de notre relation avec l’UE, quitte à mettre en danger notre prospérité?
Parce qu’ils ont au contraire le sentiment d’avoir pris la décision de ne pas changer, de préserver quelque chose.

Christoph Blocher ne défend pas la Suisse, mais sa vision de la Suisse, un pays mythologique qui ressemble à celui qui fut créé pour la Landi, l’exposition nationale de 1939 à Zurich: un gros village avec ses drapeaux et ses cors des Alpes. Or cette Suisse n’existe pas dans la réalité. C’est pourquoi Blocher a dit que les Romands n’étaient pas assez patriotes: sa vision mythologique n’a pas tellement pris auprès des Romands qui, eux, sont patriotes envers la Suisse réelle.

On peut toujours choisir un chapitre d’histoire et affirmer que l’original de la Suisse, la référence, date de cette période-là. On peut opter pour les années 30, mais aussi pour la Suisse d’avant la Première guerre mondiale, un pays accueillant dans lequel chacun venait se réfugier. Cette ouverture a fait notre richesse culturelle, économique et scientifique. C’est d’ailleurs à cette époque que la famille Blocher entrait en Suisse.

Comment analysez-vous ce désaveu du 9 février envers les dirigeants politiques et économiques qui, eux, rejetaient l’initiative?
Les élites ont pris le chemin de l’Europe sans y emmener les citoyens.

En France et en Hollande par exemple, la Constitution européenne a été soumise au peuple qui a dit non. Que s’est-il passé?
Les politiciens ont changé les règles, corrigé cette «faute» de la population, déclarant que désormais il s’agirait de contrat, et non plus de constitution. Et quand le premier pays a dépassé la limite de l’endettement admis au sein de l’Union européenne, il ne s’est rien passé parce qu’il s’agissait de l’Allemagne.

Parallèlement, les élites politiques, économiques mais aussi religieuses ont totalement perdu leur autorité. Je vous raconte une blague que personne n’aurait comprise il y a vingt ans: au premier jour d’école, une institutrice interroge les enfants sur la profession de leurs parents. «Maçon», dit l’un, «fonctionnaire», dit un autre tandis qu’un troisième lance: «Il joue du piano dans un bordel.» Plus tard, l’institutrice lui demande discrètement: «Pourquoi as-tu dit cela?» Le garçon soupire: «J’avais tellement honte d’avouer qu’il était banquier.»

En Suisse, depuis la fin de Swissair, on ne fait plus confiance aux dirigeants économiques qui donnent l’impression de travailler pour leur poche. Comme Daniel Vasella qui encaisse 72 millions quand il quitte Novartis et trouve cela normal.

Je suis né en 1946. Quand j’avais 20 ans, on trouvait un emploi sans le moindre problème. Cette sécurité n’existe plus. Nous vivons dans un monde d’insécurité. Mais c’est un état normal. Ce sont les décennies sans problème qui étaient exceptionnelles. Nous sommes devenus un pays normal.

Il existe donc un désir de revenir à un monde où les banquiers s’occuperaient honnêtement de notre argent, où un curé n’aurait pas de relations sexuelles avec un garçon, où on apprendrait une profession pour la vie. Et voilà un parti, l’UDC, qui dit : nous ne sommes pas la classe politique. Un homme qui s’affirme à l’ancienne. Et des propos terriblement simplificateurs.

Et cela marche?
Oui. Je suis convaincu que, en politique, l’argument simple va toujours battre l’argument intelligent si ce dernier ne trouve pas le moyen de s’exprimer de manière limpide, intelligible. Il est plus facile de prétendre que tout est de la faute des étrangers plutôt que de livrer une analyse complète et nuancée. Et les médias offrent une scène idéale aux simplificateurs. Qui a été invité à parler sur les plateaux de télévision en Allemagne au lendemain de la votation ? Roger Köppel (ndlr: rédacteur en chef de la Weltwoche, qui défend systématiquement l’UDC) et Christoph Mörgeli (ndlr: conseiller national UDC, historien et idéologue du même parti).

Insécurité, forte présence d’étrangers, logements trop chers et infrastructures bondées touchent surtout les villes et l’arc lémanique. Or ce sont les agglomérations et les cantons alémaniques qui ont dit oui à l’initiative. Pourquoi?
Outre le désir de revenir à une Suisse mythologique, l’explication tient au fait que les villes, comme Zurich, deviennent de plus en plus des espaces pour les riches. Ici, dans ce quartier (ndlr: dans le haut de la ville, entre le Schauspielhaus et le Züriberg), si vous trouvez un appartement à 3000 francs, vous êtes content. Ceux qui ne peuvent pas payer ces loyers partent pour les agglomérations. Ce sont les mêmes qui ont le sentiment d’être en concurrence avec les étrangers sur le marché du travail.

Vous avez de la compréhension pour les personnes qui ont voté oui ?
Comprenez-moi bien, j’ai lutté avec force contre cette initiative.

Mais il faut reconnaître que des gens sont réellement touchés par des problèmes, comme au Tessin où certains perdent leur emploi au profit de frontaliers moins bien payés. Les gens qui ont voté oui ne sont pas tous des réactionnaires, des xénophobes. Il n’y a pas les bons contre les méchants, les intelligents contre les stupides.

Est-ce que la présence accrue des Allemands influé sur le vote alémanique?
Certainement, même si cela n’a rien de très rationnel.

Moi-même je parle allemand sans accent suisse. Mais dans certaines situations, je me force à parler «suisse », j’ai l’impression que cela passe mieux.

L’accent allemand garde une connotation négative, cela remonte à très loin, à l’époque de la Landi et de la Seconde Guerre mondiale.

Sont venues s’y ajouter les petites règles non écrites du quotidien. Chez le boulanger, l’Allemand dit «Ich kriege zwei Semmel» (J’obtiens deux petits pains), c’est très poli, mais pas en

Suisse où nous demandons: « Est-ce que je pourrais avoir deux petits pains, s’il vous plaît?»

L’usage plus étendu du suisse allemand, par exemple à la télévision, ne joue-t-il pas un rôle dans le repli identitaire?
S’il joue un rôle, il est minuscule. Dans la publicité, on remarque que le dialecte utilisé est plus souvent le bernois parce qu’il a une tonalité plus traditionnelle que le zurichois apparenté à la grande ville. Comme dans les pubs de la Migros où les paysans semblent droit sortis de la Suisse mythologique, sans l’ombre d’un tracteur. Mais s’il y a davantage de suisse allemand à la télévision, c’est surtout parce que c’est le seul moyen de se démarquer des nombreuses chaînes allemandes qui offrent exactement le même type d’émissions. Une logique économique.

Observez-vous une perte de la maîtrise de l’allemand?
Oui. Mais elle existe aussi en Allemagne. La langue bouge avec les SMS et les jeunes n’accordent plus tellement d’importance à l’orthographe. Le film qui a le plus de succès auprès d’eux, actuellement, s’intitule Fack ju Göhte. Aucun des trois mots n’est écrit correctement.

Ce n’est pas forcément un mal, les langues ne sont pas faites pour les musées, elles vivent et évoluent, comme le dialecte.

Je sais que c’est un peu difficile à comprendre pour les francophones. Mais l’allemand n’est pas notre langue maternelle, on l’apprend à l’école. Jamais il ne me serait venu à l’esprit de le parler à la maison. Pour la plupart des gens, parler l’allemand est un effort. L’usage du dialecte est naturel, il n’est pas l’expression d’une volonté de fermeture.

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Lukas Maeder
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