Reportage.Travailleurs, hommes d’affaires ou «tycoons», qui sont ces Russes qui vivent à Montreux? Portrait d’une communauté qui accueillera peut-être Mikhaïl Khodorkovski.
Cheveux couleur argent, cardigan noir et chemise bleu ciel, Roberto – nous l’appellerons ainsi – est un homme élégant et vif d’esprit. A la retraite depuis dix ans, ce Vaudois est très occupé. Le lundi, il conduit une Ferrari. Le mardi, il se met au volant d’une Porsche Cayenne, le mercredi, il fait un tour en Mercedes. Un jeudi, il lui est arrivé d’aller prendre livraison d’un accessoire au magasin Bongénie, à Lausanne. La propriétaire de l’objet – un sac Hermès en peau de crocodile couleur orage – avait fait une avance de 4000 francs. Restait à régler les 36 000 francs restants.
Le vendredi ou tout autre jour de la semaine, il lui arrive d’aller chercher des connaissances à l’aéroport de Genève pour les amener à leur appartement de Montreux, dont il a les clés. Car ce fringuant retraité est, comme il le dit lui-même, «le larbin, le majordome, le secrétaire» des riches Russes de Montreux depuis dix ans. Il est également leur chauffeur, leur agent immobilier, l’homme qui s’occupe de prendre leurs rendez-vous chez le coiffeur ou le dentiste.
Des chiffres. Mais qui sont ces Russes qui vont et viennent à Montreux? Et pourquoi ont-ils choisi cette petite ville pour s’y établir? Selon son syndic, Laurent Wehrli, quelque 700 à 800 Russes vivent à Montreux. Ceux qui ont officiellement déposé leurs papiers dans la commune sont 368. Les Ukrainiens, eux, sont 132. Comment explique-t-il cette différence? «Il ne faut pas oublier de compter les parents qui viennent ici pour un ou deux mois, avec des visas de touristes.» Le politicien vaudois poursuit: «La majorité des résidents ont un emploi en Russie. Ils bénéficient d’un permis B ou C. Ce sont des hommes d’affaires qui ont installé leur famille à Montreux. Leurs enfants fréquentent les écoles privées, quelques-uns vont à l’école publique. Ces pères de famille reviennent en Suisse tous les week-ends ou deux fois par mois. Leur souci est de vivre comme tout le monde et de passer incognito.»
Leur champ d’action est l’import-export, les matières premières ou celles qui sont un peu transformées. Ils sont plus dans le domaine commercial qu’industriel. «Leurs affaires sont rarement simples, car ils n’en ont pas qu’une seule; ils sont souvent associés à plusieurs partenaires et font du business entre eux.» Le syndic ignore le nombre de Russes qui bénéficient d’un forfait. «C’est l’affaire du canton, qui rétrocède les montants qui reviennent à la commune.»
Chef du Département des finances du canton de Vaud, Pascal Broulis assure qu’il y en a «moins d’une demi-douzaine». «Pour beaucoup d’entre eux, il est plus avantageux d’être au registre ordinaire. Il faut posséder des dizaines de millions de francs pour que le forfait soit avantageux.» Et se pose-t-on assez de questions sur l’origine des fonds? «Il y a suffisamment de contrôles croisés au niveau fédéral, à la délivrance des permis et au niveau bancaire. Mais c’est comme un filet: les mailles sont-elles suffisamment petites pour que certains poissons y restent bloqués? A la chute du mur, il y a eu une vague de gens dont l’argent était de provenance discutable. Actuellement, nous avons affaire à une génération qui est en règle.»
Mikhaïl Khodorkovski sur la Riviera? Un des Russes les plus célèbres du moment, celui dont l’ombre plane sur Montreux, Mikhaïl Khodorkovski, va-t-il venir s’établir définitivement dans la région où sa femme posséderait une propriété qui domine le lac, à Chernex? Personne ne le sait encore. Ancienne première fortune du pays, emprisonné durant dix ans pour «vol par escroquerie à grande échelle et évasion fiscale», l’ancien oligarque a été gracié par Poutine et libéré en décembre 2013. A la fin du même mois, la Suisse lui accordait un visa valable trois mois à l’intérieur de l’espace Schengen.
A ceux qui désirent investir de l’argent dans la région, Laurent Wehrli donne l’adresse de Promove, la promotion économique de la Riviera. Investissements dans l’immobilier hôtelier, dans le domaine cosmétique ou médical, les greentechs ou la pharma, Promove reçoit les hommes d’affaires ou les représentants des oligarchies «qui viennent faire du shopping» dans toute la Suisse, analysant les possibilités de faire du business. Ce bureau, dont les services sont gratuits, les met en relation avec des fiduciaires, des juristes et des avocats qui analysent leurs projets.
Revenons à Roberto: 80% de ses clients sont des non-résidents. «Les 20% restants ont déposé leurs papiers ici. Cela ne veut pas dire qu’ils sont là plus souvent. Ils voyagent entre Dubaï, Monte-Carlo ou Milan. Au cas où il y aurait un problème en Russie, une résidence à l’étranger est une sécurité.» Lorsqu’ils séjournent à Montreux, certains l’appellent cinq à dix fois par jour, même tard le soir. «Il m’est arrivé d’expliquer à l’un d’eux comment mettre de l’essence dans un réservoir. Dans leur pays, il y a du personnel pour servir les gens.» Il a fallu deux ou trois ans pour que ses clients lui fassent confiance. Aujourd’hui, il a toutes leurs clés et n’a jamais eu aucun problème à être payé. Lui disent-ils merci? «Uniquement le dimanche, et encore. En dix ans, des clients m’ont invité quelques fois à manger, mais nous n’avons rien à nous dire.»
Roberto n’est pas amer pour autant, car il aime ce qu’il fait. Et, surtout, il ne s’est jamais laissé marcher sur les pieds. «Il ne faut pas s’incliner. Ils acceptent qu’on leur rentre dans le cadre. Lorsqu’ils dépassent les limites, je leur rends les clés de leur appartement et de leur voiture.» Pourtant, Roberto a de la patience. Il ne bronche pas lorsque ses clients modifient leur programme trois fois dans la journée. «Quelques-uns sont capricieux. Mais au bout de cinq ou six changements, je dis non. Il faut dire qu’ils se sont bien améliorés. Ils ont compris qu’en Europe occidentale il n’est pas possible de se comporter ainsi.» Pourquoi choisissent-ils Montreux? «Ils veulent un endroit avec un nom et celui de Montreux est connu en Russie.»
Montreux, une niche. En effet. Ce vendredi soir de janvier, du joli monde se presse à la galerie d’art Plexus, superbe villa à l’entrée de Montreux. Très élégante dans sa longue robe de soirée, Liana Grybanova y accueille ses hôtes à l’occasion du lancement de Switzerland Expat, une revue que l’Ukrainienne prévoit de publier quatre fois par année. Beaucoup de Russes sont présents. Ce magazine, en russe et en anglais – et bientôt en français –, raconte le parcours d’expatriés qui ont réussi. Liana Grybanova a installé sa rédaction à Montreux, car elle désirait se rapprocher de son fils qui étudie à Genève. C’est son mari qui a financé ce premier numéro. Coordinatrice du projet, Elena Rust-Kirpichnikova, installée depuis huit ans à Montreux, explique: «Il n’y avait pas de journaux en russe ici. Cet endroit est une niche: il y a beaucoup d’étrangers qui y viennent, notamment pour le business.»
En fine observatrice, elle détaille ses compatriotes: «La communauté russe de Montreux est composée de personnes très différentes. Il y a ceux qui possèdent de l’immobilier mais habitent ailleurs, partout dans le monde. Ils restent ici pour se reposer. Ils ne participent pas à la vie de la communauté.»
D’autres vivent dans la petite ville de la Riviera, ils ont beaucoup d’argent et sont très discrets. Lorsqu’ils veulent s’amuser, ils vont à Paris, Londres ou Courchevel. «Et il y a les résidents, ceux qui habitent plus de cent huitante jours ici. Ils travaillent, paient des impôts et participent à la vie de la communauté, sauf s’ils sont trop occupés par leurs affaires.»
Une guide pour les nouveaux arrivants. Fondatrice de l’école Matriochka, qui propose quelques cours hebdomadaires de russe aux enfants, Victoria Lombardo, mère de famille, est au cœur de cette communauté depuis de nombreuses années. Elle qui est née à Vladivostok et a grandi à Odessa, en Ukraine, organise rencontres, fêtes et pique-niques. Elle est installée à Montreux depuis 2000 et a épousé un Suisse. «A l’époque, il n’y avait pas autant de compatriotes. Lorsque j’entendais une personne parler russe, je courais vers elle.» Comme d’autres, elle s’occupe de guider les nouveaux arrivants russophones, leur sert d’intermédiaire pour l’acquisition d’un bien immobilier, la recherche d’une école ou tout autre service.
Valentina Lajudie fait elle aussi partie de cette communauté. Professeur de littérature russe au collège privé Champittet et à l’American School de Leysin, elle habite Montreux depuis sept ans, dans l’appartement de compatriotes qui viennent de temps à autre dans la région. Elle a beaucoup de contacts avec les Russes et les Ukrainiens. «La majorité appartiennent à la classe moyenne et travaillent. Ceux qui ont des gardes du corps, je ne les connais pas. Je fréquente aussi l’église orthodoxe de Vevey. L’ambiance y est très familiale et j’y ai beaucoup d’amis.»
Pendulaire de luxe. A la galerie Plexus, on croise aussi l’élégante Valeriya Kovalenko, qui constate: «Ça change, un événement comme celui-ci. Il y a de nouveaux visages, jeunes, et des femmes bien éduquées.» Cette mère de trois enfants vit entre Moscou et Montreux. Son cadet, un adolescent, est scolarisé dans la région. Son mari, lui, n’est pas souvent sur la Riviera vaudoise. Il s’occupe de ses affaires en Russie. Elle-même possède un business dans le domaine de l’architecture d’intérieur. Ici, à Montreux, Valeriya se sent comme à la maison. Elle habite dans un appartement acquis au centre-ville. «J’aime beaucoup rester ici pour deux semaines. Quand il fait beau comme aujourd’hui, c’est le plus bel endroit du monde.» C’est dans son pays qu’elle a entendu parler de Montreux. «Nous avons choisi ce lieu pour envoyer nos trois enfants à l’école. C’était en 2006. L’éducation a une excellente réputation et les conditions de vie sont bonnes, ici.»
Valeriya ne tarit pas d’éloges lorsqu’elle parle de la nature environnante. «Je puise mon énergie dans les arbres. J’aime dessiner et je ne m’ennuie pas lorsque je suis seule.» Heureusement, car, comme elle le souligne, il n’y rien à faire à Montreux pour les plus de 40 ans, sinon «boire du champagne au Palace». Et, question shopping, l’offre est restreinte. Mais Valeriya apprécie le niveau élevé de ses compatriotes établis dans la région. «L’ambiance est relax, car les gens n’ont plus besoin de se battre pour gagner de l’argent. Ils en ont déjà.»
C’est qu’à Moscou beaucoup veulent se faire une place au soleil. Les Russes de Montreux sont unanimes: la vie là-bas est beaucoup plus stressante. Les horaires n’existent pas, on y travaille tard le soir, week-end compris. Ils apprécient d’autant plus le calme de la Riviera vaudoise.
Les bijoux, des révélateurs de mentalités. Ce vendredi soir, Ludmila Anisimova, elle, vit au rythme russe. Précieuses boucles d’oreilles et bracelet assorti, sobre robe noire, elle travaille. A l’occasion du cocktail, elle a installé une vitrine avec des bijoux de la joaillerie Natkina, sise à Montreux. A Kiev, elle était responsable des 48 magasins du groupe Zarina, qui a pris le nom de Natkina en Europe occidentale. Son père est Russe, sa mère Ukrainienne. Dans son pays, elle enseignait l’ukrainien, «pour un salaire de 150 à 200 francs». Alors, elle a préféré se lancer dans les affaires.
Directrice de développement, cette femme aussi dynamique que sympathique a accepté le défi que ses patrons lui proposaient: partir travailler en Suisse où Natkina a ouvert trois magasins. Cela fait trois ans et demi qu’elle est dans la région, avec sa fille de 16 ans. Elle vient d’épouser un Suisse.
Les bijouteries, justement, permettent d’observer les différences de mentalités. Une des amies de Ludmila a travaillé dans le domaine, au pays et en Suisse. Elle raconte que, pour ses compatriotes, les bijoux sont des passages obligés de la vie amoureuse. «Quand un Russe entre dans une joaillerie avec une femme, il lui dit: “Prends tout ce que tu veux!” Le Suisse, lui, compte et se souvient du prix qu’il a payé, même trois ans après.»
Où sont les hommes? En revanche, le revers de la médaille peut être cruel. «Les femmes russes ont souvent peur que leur mari prenne une maîtresse. Alors elles se soignent, vont régulièrement chez l’esthéticienne. Si leur époux a de l’argent, elles savent qu’il en trouvera une plus jeune et qu’il choisira de passer la nuit où il veut.» Que peuvent-elles faire? «Ces femmes-là ont l’habitude de recevoir 2000 ou 3000 francs d’argent de poche par mois pour s’acheter ce qu’elles veulent. Il ne leur reste qu’à accepter la situation. Les couples suisses, eux, vieillissent ensemble.» Certains clients achètent des bijoux pour leur épouse et leur maîtresse dans le même magasin, sans se gêner. Détail: ils dépensent plus pour la seconde.
Ce vendredi soir à la galerie Plexus, les hommes russes ne sont pas légion. Beaucoup voyagent pour leurs affaires et les plus riches ne demandent qu’une chose: la discrétion. Les cocktails mondains, très peu pour eux. Pas de trace du discret oligarque Pavel Kosolobov, qui possède un triplex, construit à très grands frais, au sommet de la tour d’ivoire. Ses gardes du corps, eux, habitent deux étages plus bas. Il fait notamment dans l’achat et la vente de matières premières et agricoles.
Sergey Ivashchenko, lui, est venu féliciter Liana Grybanova, une de ses clientes. Etabli depuis huit ans à Montreux – mais depuis quinze ans en Suisse –, cet ingénieur en sous-marins, ex-officier, est à la tête de Doltec, une société fiduciaire qui emploie une dizaine de personnes. Ce père de famille est venu s’installer dans la région, car il aime les montagnes et le lac qui lui rappellent son coin de pays, Sotchi.
L’homme d’affaires au bénéfice d’un permis C compte une majorité de Russes et d’Ukrainiens parmi ses clients. Il aide également des Suisses à faire du commerce en Russie, où il retourne une fois par mois. A ses yeux, il est trois fois plus facile de mener des affaires sur le territoire helvétique que dans son pays, où la sécurité et la liberté ne sont pas garanties. «De plus, la Suisse est au centre de l’Europe; c’est un pays ouvert pour les affaires et les étrangers.» Même après la votation du 9 février? «Limiter le nombre d’étrangers est peut-être une bonne chose. Depuis Schengen, beaucoup d’entre eux traversent les frontières pour venir voler ici. Les travailleurs venus d’ailleurs ont également fait baisser le niveau des salaires. Ces derniers dix ans, la Suisse a beaucoup perdu en qualité de vie: je suis bien placé pour le savoir, car je travaille aussi avec des sociétés qui construisent des routes.»
Pianiste passionné, Sergey Ivashchenko le dit lui-même: «Je ne suis pas un homme d’affaires typique. L’argent est ma troisième priorité. D’abord viennent l’amour et la musique.»
Actif dans le milieu immobilier, un Montreusien côtoie des businessmans pour qui l’argent, lui, est bien la priorité. Il désire garder l’anonymat. «Ces hommes sont des gens discrets qui ne parlent jamais d’argent. Ils n’aiment pas les questions. Il ne faut jamais leur demander ce qu’ils font, ou même ce qu’ils ne font pas. Il ne faut pas non plus les interroger sur leur vie privée. En fait, ils ne vivent que pour leurs affaires et ne causent pas d’autre chose. D’ailleurs, ils sont toujours sur leurs gardes. C’est justement cet instinct de businessman qui fait qu’ils ne perdent pas. Au pays, ils vivent cachés et ont peur de tout ce qui peut leur arriver. Ici, c’est la liberté.»
Sauf pour ceux qui ont amené leurs gardes du corps. Par peur d’être enlevés? «Disons que, s’ils sont montés dans la hiérarchie, c’est qu’ils ont éliminé leurs concurrents et provoqué des faillites. Des gens leur en veulent…»
Le prix des objets immobiliers qu’il leur vend? «Cela va de 1 million à 30 ou 40 millions de francs. Ils veulent des choses neuves, le top du top, les pieds dans l’eau. On est alors à 35 000 francs le mètre carré. Mais il est de plus en plus difficile de revendre des résidences à ce prix. Ils n’ont plus de coups de foudre, comme dans les années 2000. Aujourd’hui, il faut davantage étayer et négocier, car ils connaissent le marché.» Le Vaudois explique qu’en décembre 2013 il y avait encore 27 unités à revendre pour les étrangers. «Une fois que les Russes se sont décidés, ils aiment que les choses aillent très vite. On n’a pas le droit à l’erreur, car ils sont exigeants. Et, même si l’on ne rigole pas avec eux et qu’ils ne sont pas sympathiques, c’est la meilleure clientèle. D’ailleurs, chaque fois que l’on ouvre le registre foncier, on voit toujours des noms russes.»
Goûts et culture. Une fois leur appartement acquis, les Russes s’adressent à des architectes de la place. L’un d’eux, qui désire aussi garder l’anonymat, a constaté une recrudescence de la clientèle russe voilà cinq ans. Cela correspond à la transformation et à l’agrandissement de l’ancien hôtel National pour en faire des appartements. Leurs goûts? «Certains aiment les moulures et les dorures. Dans ce cas-là, ils iront à fond dans cette direction. D’autres, de plus en plus nombreux, choisissent du contemporain. Et ils peuvent manifester des connaissances et des références incroyables.»
Coûts des travaux d’agencement ou de transformation? «Cela va de 300 000 francs à 7 ou 8 millions. Ils négocient furieusement chaque devis.» Comment gèrent-ils leur impatience? «C’est vrai qu’elle est parfois proche de l’arrogance. Ils ne comprennent pas que les gens ne travaillent pas le week-end et le soir. Je leur explique qu’en Suisse c’est différent.»
«Waouh effect». Leur résidence parfaitement agencée, il ne leur reste plus qu’à la décorer. C’est là qu’André Liechti entre en scène. Tapissier décorateur, le Vaudois est également architecte d’intérieur; 80% de sa clientèle est étrangère: parmi elle, 40% de Russes. Sans eux, il pourrait fermer boutique. Leurs styles préférés? «L’art nouveau, le classique à la française et le «waouh effect», qui est en augmentation. Ils n’aimeraient pas que leurs amis aient les mêmes choses qu’eux.»
De la fabrication de vitraux à celle de colonnes art déco en passant par la recherche d’antiquités dans les pays voisins, de soieries à Lyon et de motifs dans les archives de la maison Schlaepfer à Saint-Gall, André Liechti ne ménage pas sa peine. Certaines commandes peuvent atteindre des millions. «Le pire, c’est qu’au début d’une relation d’affaires, ils nous testent. J’ai versé ma larme quand un client russe, qui m’avait passé commande pour 500 000 francs, a nié l’avoir fait. Voyant ma mine, il m’a dit: “Monsieur Liechti, vous êtes trop sensible.” Et finalement, tout s’est arrangé.»
Si certains Russes font des affaires, d’autres se lancent dans la restauration. Rénover et embellir le Métropole, restaurant à deux pas du débarcadère, c’est le défi de Natalia Yudochkina, 28 ans. En avril, cela fera quatre ans que la jeune femme est propriétaire de l’établissement. Bien sûr, sans l’argent de son père, rien n’aurait pu se réaliser. N’empêche, elle travaille d’arrache-pied. «En été, j’ai 25 à 30 employés. Je travaille sept jours sur sept, toute l’année. A Moscou, c’est normal.» Elle est bien placée pour le savoir: son père est propriétaire de restaurants dans la capitale russe. C’est là qu’elle est née et a grandi. A 14 ans, ses parents lui ont donné le choix: continuer l’école à Londres ou en Suisse. «J’ai choisi de suivre ma scolarité au collège Brillantmont à Lausanne, loin de ma famille.» Puis, elle poursuivra ses études à l’Hotel Institute Montreux (HIM) et à Glion, où elle obtient un MBA.
C’est par hasard qu’elle a appris que l’ancienne propriétaire du Métropole cherchait à remettre son affaire. «Nous avons commencé les négociations en 2005 et signé cinq ans plus tard. Entre-temps, j’ai obtenu la nationalité suisse.» Son père, âgé de 52 ans, a vendu quelques-uns de ses dix restaurants pour financer l’achat. La banque a prêté le reste, «après un examen très long et détaillé des fonds propres». Aujourd’hui, le père de Natalia passe la moitié de son temps à Montreux. Il y a acquis un appartement voilà quelques années. «Il adore cette ville et rêve d’y faire sa vie. Il m’aide beaucoup pour les travaux de rénovation.»
Un aimant pour étudiants russes. Comme Natalia Yudochkina il y a quatorze ans, Ekaterina Permyakova, 20 ans, Nigina Mukimova, 22 ans, et Anton Bernatov, 18 ans, ont quitté leur famille pour venir étudier à Montreux. Ils font partie des 47 jeunes Russes du HIM; 30 autres viennent d’Ukraine. Filles et fils de bonnes familles, ils auraient pu se former partout dans le monde. Alors pourquoi Montreux? Anton: «Je n’aime pas Paris, et Londres n’a pas bonne réputation question hospitalité.» Leurs projets? Ekaterina: «Je finis les cours en mars et cela me rend très triste. Ces trois ans furent une école de vie. J’ai appris à devenir plus respectueuse et responsable. J’aimerais rester ici, mais il n’est pas facile d’obtenir un permis. Je souhaiterais lancer ma propre petite entreprise dans l’organisation de fêtes.» Nigina, elle, se verrait bien dans le «marketing international». Quant à Anton, il a encore une année devant lui et de nombreux dimanches «où il n’y a rien à faire, sauf boire le café et jouir d’une journée sans aucun stress».
CEO du Swiss Education Group (SEG), qui possède quatre écoles, dont le HIM, Florent Rondez retient que «les étudiants russes préfèrent la ville, contrairement aux Asiatiques, plus rassurés par un milieu isolé et protégé comme Caux ou Glion.»
Agréables, les étudiants russes? «Au début, c’est plutôt: “J’ai de l’argent, j’exige.” Mais, dès qu’ils ont fait un stage de six mois dans l’hôtellerie ou le service, ils deviennent adorables. Ils ne sentent plus obligés de faire leur show pour avoir un statut social.» Un collaborateur se rend dix fois par an en Russie pour présenter les quatre brands du SEG, dans les écoles privées et publiques et lors de salons de l’éducation.
Contrairement au jeune Anton, Roberto, lui, ne connaît pas les dimanches sans stress. Pas plus que les samedis d’ailleurs. Ce samedi du mois de février, justement, il vient de faire visiter des appartements à des clients. «Je n’ai pas le choix, mais cela ne me gêne pas. Je viens quand on m’appelle.» Un peu russe dans son rythme de vie, Roberto…
Célébrités
Ils ont aimé Montreux
Pour fêter le bicentenaire des relations russo-suisses – des manifestations ont lieu durant toute cette année –, la municipalité de Montreux prévoit d’accueillir une statue d’Igor Stravinski sur les quais. Les pourparlers sont en cours. De fait, le compositeur et chef d’orchestre, qui a déjà donné son nom à l’auditorium sis au bord du lac, n’est qu’une des nombreuses personnalités russes qui ont vécu ou séjourné à Montreux. Le musicien s’y installe avec sa famille dès 1910. Un autre compositeur l’a précédé en 1877: Piotr Tchaïkovski, qui vivra dans une pension de la place. Vladimir Nabokov, auteur du sulfureux roman Lolita, lui, a vécu seize ans – dès 1961 – dans une suite du Montreux Palace. Il y existe d’ailleurs encore une chambre à son nom.
D’autres écrivains russes ont goûté le calme de l’endroit avant lui. En 1857, Léon Tolstoï, alors âgé de 28 ans, passe le printemps et l’été à Clarens. Il écrit que «regardant sans fin ces rives et ce lac, je ressentais physiquement la beauté en train de passer par mes yeux pour pénétrer dans mon âme». Nicolas Gogol, lui, choisira le calme de Vevey pour écrire Les âmes mortes. Côté arts de la scène, Serge de Diaghilev, directeur des Ballets russes, commencera par vivre au Montreux Palace (1915) avant de s’installer à Lausanne.
«Deux siècles de présence russe en pays de Vaud». Sous la direction de David Auberson et Olivier Meuwly. Slatkine, 230 p.