Pedro Lenz.L’écrivain emporte les foules avec ses textes en dialecte et ses lectures publiques. Portrait d’un phénomène à découvrir bientôt près de chez vous.
Prenez garde où vous posez les pieds! Si vous vous baladez en Suisse alémanique, vous pourriez bien marcher sur ceux de Pedro Lenz, tant l’écrivain est partout. A Soleure où le film tiré de son roman Der Goalie bin ig (traduit littéralement: «Le gardien de but, c’est moi») a raflé presque toutes les nominations pour le Prix du cinéma suisse, dont les récompenses seront remises à Zurich fin mars. A Berne, où il répond aux questions de la SRF sur le dialecte devant 500 spectateurs, la radio qui tient habituellement ce genre de rendez-vous public dans ses studios a dû louer vite fait une salle de concert. A Romanshorn, Bad Ragaz, Köniz, Herzogenbuchsee, Langenthal, Kaiseraugst, Olten, Berne et j’en passe.
Parce que, chaque soir ou presque, l’artiste arpente la Suisse alémanique pour lire ses textes en public. On l’a beaucoup vu aussi dans les cinémas pour le lancement du film du Goalie, qui en est déjà à 50 000 entrées après seulement trois week-ends. Si vous ouvrez un journal, il y a de fortes chances pour que vous tombiez sur un article, une interview ou une chronique signés Lenz. Si vous enclenchez la télévision, le voilà à l’émission satirique de Viktor Giacobbo. Et ce n’est pas fini, un film documentaire sur l’écrivain doit sortir cet été.
A pas de loup, il s’approche de chez nous. La traduction française de son roman en dialecte sous le bras, Pedro Lenz arrivera en Suisse romande avec le printemps (voir encadré page 31). La magie de ses mots et l’attraction du personnage prendront-elles en français? Suspense.
Descendre à Olten. En attendant, histoire d’apprivoiser le personnage, il faut, une fois n’est pas coutume, descendre du train en gare d’Olten et remonter le long des rails sur quelques mètres. C’est ici, dans un appartement avec vue sur les quais, que vit et écrit Pedro Lenz, 49 ans. C’est d’ici qu’il essaime dans le pays, de préférence en train. Une petite maison qu’il a achetée avec ses potes, l’écrivain Alex Capus dont le succès a déjà largement franchi la frontière linguistique et le journaliste Werner de Schepper, ex-rédacteur en chef du Blick aujourd’hui à la tête de la télévision locale bernoise. Au rez-de-chaussée, un ancien bistrot pour les cheminots, le Flügelrad, un café comme on les aime, avec une âme, du parquet et des mets savoureux.
Pedro Lenz donne ici ses rendez-vous qu’il prolonge un peu plus loin au bar Galicia, un ancien club espagnol qui lui appartient aussi. Plutôt que de placer ses économies à la banque, il a acheté ces endroits qui lui ressemblent, accueillants, simples mais stylés. Il tire les cafés lui-même, prend son temps pour échanger quelques mots avec les habitués. «Je suis arrivé ici il y a trois ans, mais on me dit déjà que je suis un “Oltner”. Alors qu’à Berne où j’ai passé quinze ans, on me faisait: “T’es pas Bernois toi!” Parce que je ne disais pas “ja”, mais “jo”, comme on dit ici, à Bienne ou à Langenthal où j’ai grandi.»
Quelque chose de rock’n’roll. Pedro Lenz est du genre bon type qui aime les gens et ne sait pas dire non. Un peu comme son personnage, ce Goalie qui gagne le cœur des lecteurs, des spectateurs du film ou de la pièce de théâtre qu’il a inspirés. Sous la plume empathique qui suit avec précision ses états d’âme, l’ex-junkie de province sort de tôle et découvre petit à petit qu’il a été trahi. On erre avec lui dans le brouillard et les bistrots de Langenthal, rebaptisé Schummertal pour la fiction. Il nous emmène en escapade en Espagne et on tuerait pour se faire – comme dans le film – servir un petit-déj’ par ce loser-là. Quelque chose de Down by Law, quelque chose de rock’n’roll, comme Pedro Lenz avec ses airs de Nick Cave et sa voix presque aussi grave. Un Nick Cave qui parlerait et écrirait en «bärntütch», qui, quand il tombe amoureux, dirait des choses comme «… und plötzlech, nondediö, plötzlech het si öppis. Mou, plötzlech het si öppis, wo di närvös macht, plötzlech gfaut si der.»*
Mais il n’y a pas qu’avec le Goalie qu’il vous prend et vous porte. L’autre soir, dans une salle de Köniz bondée, une jeune fille, un peu obligée par sa mère d’être là, écoute d’abord Pedro Lenz d’un air sceptique. Après quelques minutes, elle ne bouge plus un cil, suspendue à ses lèvres qui racontent l’histoire d’un père, un charlatan qui quitte femme, enfants et dettes pour aller tenter sa chance en Amérique du Sud. Quand les lumières s’allument, la jeune fille souffle: «C’est fort! Il nous emporte avec lui. J’étais en Argentine.» Mais elle le trouve étrange, ce grand Lenz. Presque inquiétant, un peu dégingandé avec de longs doigts qui se tordent quand il conte. Un corps qui tranche avec sa voix si chaude, avec cette langue ronde, tendre et malicieuse, ce dialecte mélodieux, ces redondances de sons, comme une chanson.
Une vie de saltimbanque. Langue et présence créent cette magie propre à Pedro Lenz quand il se produit sur scène. La scène, les planches, c’est ce qui permet à l’écrivain de vivre exclusivement de sa plume depuis 2001. Avant même d’éditer le moindre texte, il a dit ses histoires, tantôt seul, tantôt avec un musicien; ou lors des compétitions de slam poetry, de poésie orale, très courues outre-Sarine; et parfois avec le collectif Bern ist überall qui, parti d’un noyau de Bernois, s’est élargi à des écrivains romands ou romanches dont Arno Camenisch, Noëlle Revaz ou le scénariste Antoine Jaccoud. Des gens de plume qui osent la performance sur scène, qui jonglent avec les mots comme des saltimbanques et viennent de gagner le prix Gottfried Keller. Sa popularité croissant – les lectures publiques de Pedro Lenz affichent complet depuis bientôt dix ans –, un éditeur l’a approché, puis un autre. Il avait déjà sorti des livres audio et des CD. Désormais on le lirait.
Le dialecte sans le repli. Après trois livres en allemand vient le courage d’écrire comme il parle, en dialecte. Le déclic s’est produit lors d’un séjour en Ecosse, où les gens se battaient pour écrire la langue qu’ils parlaient et l’encouragèrent à faire de même. «Depuis, sourit Lenz, je dois toujours me justifier.» Comme face à nous qui, après la votation sur l’immigration qui divise une nouvelle fois la Suisse en deux, lui demandons si l’usage du dialecte ne contribue pas au repli identitaire, s’il n’explique pas le complexe alémanique envers la langue allemande.
L’écrivain nous répond qu’il existe en effet une tension entre deux pôles, «l’un érige le dialecte comme quelque chose de sacré, l’autre nourrit un complexe. Moi, je plaide pour la normalité.» Or, pour 5 millions de Suisses, le suisse allemand est la normalité. «Je m’intéresse à la tonalité, j’écoute les sons autour de moi. Si j’étais à Berlin, j’écrirais en allemand, mais je suis à Olten.» L’usage du dialecte n’altère en aucune façon son amour pour la diversité des langues. L’écrivain en appelle à plus de français et d’allemand, estime que nous ferions bien de réintroduire plus systématiquement la Welschlandjahr en Suisse romande, et vice versa.
Même s’il affirme qu’une identité ne se résume pas à la langue, celle de Pedro Lenz se nourrit précisément de sa culture plurielle.
Pour mieux comprendre, il faut remonter le temps, prendre le chemin de Langenthal, cette petite ville qui n’est plus en Emmental mais pas encore en Argovie. Pedro y passe son enfance avec son frère et sa sœur, tous très grands, comme leur mère espagnole. «Une femme qui se tenait droite, une vraie dame», se souvient un habitant. Chez les Lenz, on parle exclusivement espagnol, langue maternelle mais aussi langue de prédilection du père, un fou d’Espagne tombé amoureux de sa future épouse près de Madrid. Le suisse allemand, les enfants l’apprennent dans la rue puis au jardin d’enfants, puis l’allemand à l’école. Et le français? Il occupe une place privilégiée au sein de la famille parce que la mère s’y sent plus à l’aise qu’en dialecte. Le lundi soir, on regarde Spécial Cinéma à la télé. On part souvent marcher en Valais. Et Pedro, après les affres de l’imparfait du subjonctif à l’école, découvre avec délices Cendrars et Simenon.
L’écrivain maçon. Malgré son bagage linguistique, Pedro Lenz n’est pas très bon élève. Plutôt que de redoubler une année au gymnase, il préfère se lancer dans un apprentissage. Mais rien qui puisse ressembler de près ou de loin à la profession de son père, le très honorable directeur de la fabrique de porcelaine de Langenthal. Non. Pedro n’entre pas dans le moule. Son frère étudie l’économétrie et travaillera à la Banque nationale, sa sœur sera secrétaire. Et lui, il sera maçon. Pas employé de commerce comme le lui suggère son père. Après son apprentissage, il travaillera sur les chantiers à Zurich avec des Italiens, des Espagnols, des Yougoslaves, «une vraie tour de Babel, mais on s’y comprenait très bien».
Durant sept ans, il vit une vie d’ouvrier, se lève tôt le matin, se nourrit de ce monde du travail un peu exotique pour écrire déjà, pour écrire toujours. Comme aujourd’hui. Tous les matins, sept jours sur sept, ses doigts courent sur le clavier dès qu’il se lève vers 7 h 30 ou 8 h. Aux vacances, il préfère les tournées de lecture. Parce que, après deux ou trois jours, l’écriture lui manque. «Je n’ai pas besoin de me reposer. Ce n’est pas comme les ouvriers qui travaillent dur et que personne n’applaudit à la fin de la journée.» Alors il n’a pas de famille, parce que sa vie ne s’y prête pas. Mais une amie, oui, sur laquelle il reste discret. «Les gens n’ont aucune distance avec moi, ils me donnent leur avis spontanément, m’empoignent, sonnent à ma porte, moi je peux vivre avec cela mais je dois préserver ceux que cela gêne.»
Cette familiarité ne surprend pas, tant l’écrivain s’expose sur scène, tant il se montre accessible au bistrot, dans le train ou dans la rue envers un public extrêmement large, composé aussi bien de jeunes que de cheveux blancs, de rebelles que de bobos, de citadins que de provinciaux. «Je suis profondément anti-élitaire. Seule m’intéresse une littérature accessible à tous.» Même s’il a lui-même fini par rattraper la maturité et étudier l’espagnol. Antoine Jaccoud, un complice, le résume ainsi: «Un écrivain populaire, pas populiste, généreux, qui ne compte pas ses heures et raconte des histoires ancrées et humanistes.»
Mais si vous tombez sur lui près de chez vous, prenez garde quand même! Du haut de ses 2 mètres, Pedro Lenz a beaucoup du grand loup: de grandes oreilles pour mieux vous entendre, de grands yeux pour mieux vous observer et, quand il retrousse les babines, de très grandes dents. C’est pour mieux vous sourire, mais aussi vous croquer, littérairement s’entend.
* «... et tout à coup, nom de Dieu, tout à coup elle a quelque chose. Si. Tout à coup elle a quelque chose qui te rend nerveux, tout à coup elle te plaît.»
Du dialecte au français
Dans les coulisses de la traduction
Traduire un texte en dialecte de Pedro Lenz, c’est toute une affaire, tant son écriture se nourrit de langue parlée, tant le dialecte suisse allemand, le bernois de Langenthal pour être précis, vit de sa sonorité, ce Klang cher à l’auteur. Son premier roman Der Goalie bin ig (vendu à 28 000 exemplaires à ce jour), prix Schiller 2011, est déjà sorti en traductions allemande, écossaise, italienne et lituanienne. Chacune a une histoire métissée. La traductrice italienne a une mère bernoise. Quant au texte espagnol, œuvre d’une femme qui a passé par Lucerne mais vient de Buenos Aires, il est mâtiné d’argot local, le bonaerense, et cherche encore son éditeur. Une entreprise ardue dans la crise que traversent aussi bien l’Espagne que l’Argentine.
Quant au texte français, les Editions d’en bas s’y sont lancées avec le concours de plusieurs plumes. L’éditeur bilingue Daniel Rothenbühler (directeur de la collection Spoken script qui a sorti la version originale du Goalie) et sa femme, la traductrice Nathalie Kehrli, ont écrit la version française. Ursula Gaillard, traductrice littéraire et de sciences humaines qui connaît aussi le berndeutsch, a assumé la tâche du lectorat. Puis l’auteure Isabelle Sbrissa a donné la touche finale, travaillant sur l’oralité, le rythme, la poésie sonore.
Intitulé «Faut quitter Schummertal!», le roman en français de Pedro Lenz sortira mi-mars en Suisse romande, aux Editions d’en bas. L’auteur participera au Salon du livre et de la presse à Genève. Il donnera des lectures publiques à Genève, le mardi 8 avril à 19 h (Bibliothèque de la Cité de Genève) et à Lausanne le mercredi 9 avril 2014 à 19 h (Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne).