Concurrence.La rivalité entre Didier Burkhalter et Johann Schneider-Ammann s’aiguise. Un classique entre «amis» d’un même parti, où le duo tourne souvent au duel. Fatal?
Un président sur le devant de la scène qui jouit de toute l’attention et joue un rôle dans le vaste monde.
Un collègue de parti, bientôt vice-président, qui essuie quelque humiliation mais n’en désire que plus ardemment vivre lui aussi ce couronnement, la présidence, orgasme de toute vie politique. L’intrigue vous semble familière? Vous pensez à la série House of Cards qui suit le parcours machiavélique d’un politicien vers le sommet? Eh bien vous vous trompez. Nous ne sommes pas à Washington, ses moiteurs, sa Maison Blanche, mais bien à Berne, son brouillard, son Palais fédéral vert-de-gris. Parce qu’en Suisse aussi l’attrait du pouvoir sur les hommes et les femmes se révèle irrésistible.
Et c’est précisément quand il s’agit de garder le pouvoir, quand plane la menace d’une non-réélection, que les relations entre conseillers fédéraux d’un même parti s’enveniment, c’est alors que les duos tournent en duels. Aujourd’hui, dans le rôle du président: Didier Burkhalter. Dans celui du prochain vice-président (élection en décembre): Johann Schneider-Ammann. Et une échéance qui pointe: les élections fédérales de l’an prochain. Va-t-on vers un duel aussi spectaculaire que celui que se livrèrent les conseillers fédéraux Joseph Deiss et Ruth Metzler quand leur PDC parvint à bout de souffle? Flash-back.
Metzler-Deiss. La jeune Appenzelloise arrivée toute nimbée de l’aura libérale de Price Water-house, championne des sondages, n’a jamais siégé sous la Coupole. Elle remarque trop tard ce qui s’y trame. Sa conseillère personnelle, une certaine Isabelle Chassot, élue au gouvernement fribourgeois, n’est plus là pour l’épauler. Joseph Deiss, lui, ex-conseiller national, ex-Monsieur Prix, a tissé sa toile depuis longtemps au Palais. Sentant venir le danger, il travaille depuis un an à sa réélection, invite systématiquement journalistes et parlementaires, par petits groupes, promettant à l’un de se pencher sur sa motion, prêtant à l’autre une oreille attentive.
Le 10 décembre 2003, Ruth Metzler, seule avec sa dignité, doit prononcer ses adieux devant le Parlement. Christoph Blocher lui a pris sa place. Joseph Deiss a sauvé la sienne. Loin les jours heureux où ils prêtaient serment côte à côte pour remplacer Arnold Koller et Flavio Cotti. Entre ces deux derniers, des divergences profondes s’étaient creusées. Le premier désapprouvait la lettre du Conseil fédéral à la Communauté européenne demandant l’ouverture de négociations en vue d’une adhésion. Six mois avant le vote sur l’entrée de la Suisse dans l’Espace économique européen (EEE). La mésentente, qui ne portait pas sur les valeurs mais la manière de faire de la politique, culmina à la démission de René Felber en 1993: les ministres PDC désiraient tous les deux reprendre les Affaires étrangères. Le Tessinois remporta ce match-là.
Blocher-Schmid. Le dernier en date des duels entre conseillers fédéraux du même parti qui conduit à une non-réélection se livre au sein de l’UDC. Il commence quand le conseiller aux Etats Samuel Schmid ose se présenter en candidat sauvage contre l’avis de Christoph Blocher. Ce dernier ne cesse de rendre la vie impossible au Bernois, y compris quand il le rejoint au gouvernement où il combat toute tentative de réforme de l’armée présentée par Samuel Schmid qui, par-dessus le marché, se fait traiter publiquement de «demi-conseiller fédéral» par Ueli Maurer, alors président de l’UDC. Une méfiance permanente qui s’étend à l’ensemble du collège et conduit, au bout d’un véritable thriller politique, à l’éviction de Christoph Blocher et à l’élection surprise, le 12 décembre 2007, d’une autre collègue de parti: la Grisonne Eveline Widmer-Schlumpf.
Burkhalter - Schneider-Ammann. Aujourd’hui, c’est au-dessus du duo libéral-radical au Conseil fédéral que plane l’épée du duel, c’est autour d’eux que se fomentent les scénarios, voire les complots.
Si le parti autrefois fondateur de la Suisse moderne perd encore 2 ou 3% aux prochaines élections fédérales, la présence de deux ministres au gouvernement deviendra de plus en plus difficile à défendre. Surtout si l’UDC se maintient ou progresse. Surtout si le PDC s’allie au PBD pour défendre la place d’Eveline Widmer-Schlumpf.
L’heure est grave: le destin du pays se joue entre le traumatisme post-oui à l’initiative de l’UDC contre l’immigration de masse et la lutte contre l’initiative de la gauche pour un salaire minimum. Avec, en première ligne, un Johann Schneider-Ammann en ministre de l’Economie affaibli.
Un contraste saisissant avec son collègue de parti et président de la Confédération Didier Burkhalter qui émerge de ses 50 nuances de gris en homme d’Etat souverain, en capitaine qui garde son calme dans la tempête. Et réussit un beau début d’année à la présidence de la Confédération et de l’OSCE.
Johann Schneider-Ammann, lui, rame péniblement pour sortir de l’enlisement où l’a conduit la révélation des pratiques d’optimisation fiscale du groupe Ammann. Le ministre se sent persécuté, convaincu d’être victime d’une attaque politique. Dans les coulisses du Palais, on n’exclut pas le complot. Des professionnels de la communication semblent à l’œuvre. Sinon, comment expliquer ce parfait timing: le 29 janvier, dix jours avant le vote sur l’immigration, l’émission Rundschau de la TV alémanique révèle l’existence de Jerfin, une société offshore à
Jersey, et le 5 février le Tages-Anzeiger dévoile des informations sur Manilux, une société semblable au Luxembourg.
Les regards se tournent vers l’UDC. Qui d’autre aurait intérêt à décrédibiliser le Conseil fédéral juste avant la votation? Bref, Schneider-Ammann veut se défendre. On lui conseille d’attendre que le fisc bernois déclare l’affaire en règle. Et on l’écarte de la conférence de presse au soir de la votation du 9 février. Depuis, il joue, comme souvent, en solo, multiplie les interviews, lance une idée de table ronde, soumet un papier qui demande de reconsidérer les mesures d’accompagnement.
Rester ou pas au Conseil fédéral. Autour des deux conseillers fédéraux PLR, on s’efforce de dédramatiser les tensions. «Si on attaque l’autre, on s’affaiblit soi-même et on affaiblit le parti, comme ce fut le cas dans l’affaire Metzler-Deiss. Mieux vaut serrer les rangs. Le Parlement va réfléchir à deux fois avant d’élire un deuxième UDC», entend-on. Ou encore: «L’UDC a un problème de personnel. Vous imaginez Albert Rösti (la star montante du parti, ndlr) au Conseil fédéral?» Cela dit, au Palais fédéral, chacun vous le dira, au fond, «es geit um d’Wurscht», comprenez: il en va de l’essentiel, rester ou ne pas rester au Conseil fédéral.
Alors les scénarios se dessinent, les langues se délient: le PLR ne devrait-il pas aller au-devant des élections fédérales 2015 avec un duo plus attrayant? Le parti pourrait tenter de convaincre sa seule star, Karin Keller-Sutter, de prendre la place du patron de Langenthal qui lui avait passé devant le nez en 2010. Le parti lui servirait, à genoux, le Conseil fédéral sur un plateau. Elle serait la reine, la seule candidate. Une entreprise séduisante, risquée aussi, car l’UDC tentera une nouvelle fois d’obtenir un second siège.
Et puis Johann Schneider-Ammann accepterait-il de tirer sa révérence cette année encore, après avoir enregistré quelques succès comme la ratification de l’accord avec la Chine au Parlement, une victoire contre le revenu minimum et un nouvel accord avec l’Inde? Peu probable.
L’entrepreneur n’est certes pas un politicien aguerri mais, sous ses airs de papy peu sûr de lui, il n’en est pas moins homme de pouvoir. En concurrence avec Didier Burkhalter quand celui-ci dirige encore le Département de l’intérieur, c’est l’ex-patron du groupe Ammann qui, au terme d’une âpre lutte, annexe le très prestigieux Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation dans son département.
C’est lui aussi qui, l’été dernier, sort auréolé de gloire après la signature de l’accord de libre-échange avec la Chine. Un observateur qui a suivi les négociations se souvient: «Il y a eu quelques tensions dans la mesure où les deux conseillers fédéraux revendiquaient la paternité de l’accord.» Et qui dit que le monde de l’économie et ses alliés au Parlement ne préféreront pas un des leurs, le jour J, plutôt qu’un radical ro-mand soucieux du rôle de l’Etat?
Aujourd’hui Didier Burkhalter semble bien avoir le vent en poupe, mais Johann Schneider-Ammann est plus coriace qu’il n’y paraît. D’ailleurs, la Welt-woche, média inféodé à l’UDC, attaque le Neuchâtelois parce qu’il attribue à Simonetta Sommaruga le lead dans la question des contingents. Quant au conseiller national Felix Gutzwiller (PLR/ZH), il feint de s’étonner que Burkhalter soit allé au Japon et à Sotchi avant le vote populaire fatidique. Que les Romands se le tiennent pour dit: le duel est programmé.
Happy end? Mais ne désespérons pas de la gent politique. Même si Pascal Couchepin n’appréciait pas Kaspar Villiger, encore moins Hans-Rudolf Merz. Même si Moritz Leuenberger et Micheline Calmy-Rey entretenaient la plus cordiale des mésententes. Même si Willi Ritschard parlait avec suffisance de René Felber. Il arrive que deux ministres d’un même parti s’entendent bien.
Les camarades Alain Berset et Simonetta Sommaruga, par exemple, ne feignaient pas l’harmonie quand ils ont exécuté un quatre-mains au piano à l’occasion du 125e anniversaire du Parti socialiste suisse. Cette entente paraît si exceptionnelle que leurs entourages respectifs touchent du bois: «Pourvu que ça dure!»
Parce qu’à Berne chacun sait que les couples politiques, comme les histoires d’amour, finissent mal, en général. Quand Joseph Deiss et Ruth Metzler s’étaient mis à danser ensemble lors d’une assemblée générale du PDC, personne n’aurait imaginé que ce cavalier laisserait un jour tomber sa partenaire.