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La chronique de Jacques Pilet: les plaies de l’histoire

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Jeudi, 6 Mars, 2014 - 05:53

L’Ukraine? C’est tout simple. Le peuple épris de liberté chasse un président corrompu. Cela fâche le grand voisin qui comptait sur lui. Et l’habile stratège de Moscou en profite pour annexer une presqu’île et étendre ainsi son empire.

Un peu trop simple. On ne comprend rien à cet imbroglio en s’en tenant à l’actualité immédiate. Les clés sont à chercher dans l’histoire, comme dans toute l’Europe de l’Est, dans les effroyables traumatismes qu’ont connus tous ces peuples. Se fixer sur la mégalomanie jugée diabolique de Poutine, faire de la Russie l’ennemi absolu, c’est mettre en scène la guerre froide, ce n’est pas y voir clair.

Dans nos contrées, le souvenir de la Deuxième Guerre mondiale s’éloigne. La réconciliation s’est faite. A l’Est, en revanche, on en est loin, les tragédies du XXe siècle restent une obsession, transmise de génération en génération.

L’effroyable politique de Staline à l’égard de l’Ukraine a de quoi imprégner la mémoire collective. Famines organisées, élimination des élites, déplacement des frontières: la liste des horreurs est longue. A l’est et dans le sud du pays, on ne veut pas trop y penser: ce qui compte, c’est l’attachement viscéral à la culture russe, la fierté de la victoire sur l’Allemagne nazie et ses alliés… qui furent aussi Ukrainiens. A l’ouest, nourri d’autres influences et d’autres phobies, austro-hongroises, polonaises, allemandes, juives, le paysage intérieur est tout autre.

Voilà qu’aujourd’hui les Occidentaux, mis au défi par l’occupation de la Crimée, s’indignent et se demandent comment punir le grand manipulateur du Kremlin. Ce qui complique un peu les choses, c’est que les Russes, dans leur écrasante majorité, approuvent la récupération de cette presqu’île, haut lieu de leur histoire pendant des siècles. Quant à ses habitants, il n’y a guère de doute: ils préfèrent le parrainage musclé de la Russie au nouveau pouvoir de Kiev.

Non sans quelque raison. Aux côtés des vrais démocrates qui se sont battus sur la place Maigan, les ultranationalistes ont pesé et pèsent de tout leur poids. Ils ont poussé le Parlement, au lendemain même du changement de pouvoir, à déclarer que la langue russe n’avait plus de statut officiel. Les incendiaires jouent avec les mêmes allumettes. Lorsque la Moldavie s’est déclarée indépendante en 1991, ses dirigeants ont décrété que seul le roumain y avait droit de cité. Or, le quart de la population parle russe. Ce qui provoqua la rébellion d’une partie du pays, la Transnistrie: après des affrontements meurtriers, elle devint à son tour indépendante de facto, mais non reconnue, même par sa protectrice russe.

Difficile d’imaginer, du fond de notre quiétude helvétique, l’effroi et la colère que suscite chez les Russes l’émergence des groupes d’extrême droite en Ukraine, héritiers des alliés des nazis, aujourd’hui encore racistes, frénétiquement antirusses, discrètement antisémites et antipolonais. Ces excités prennent le relais de la police à Kiev, tiennent le haut du pavé à Lviv. Ils honorent Stepan Bandera, cofondateur dès 1939 d’une «légion ukrainienne» au service des Allemands, accusée d’avoir massacré des milliers de juifs et de Polonais. Après la défaite allemande, il poursuivit le combat contre les Soviétiques en appuyant l’Armée insurrectionnelle ukrainienne: une guerre oubliée où la terreur répondait à la terreur. Elle n’a pris fin qu’en 1954, elle a causé de part et d’autre des milliers de victimes.

Lorsque, aujourd’hui, ces militants d’extrême droite effacent tous les souvenirs de la victoire de l’URSS sur le Reich, plus rien ne freine l’émotion des Russes. Comment oublier qu’ils ont perdu plus de dix millions de soldats pour abattre Hitler, sans compter le sacrifice d’une quinzaine de millions de civils.

Poutine surestime à dessein le rôle de l’extrême droite dans le nouveau pouvoir. Mais Européens et Américains le sous-estiment. Un accord avec Moscou est possible: Poutine est passé maître dans l’art de concocter des statuts particuliers pour les pays écartelés entre Russes et Occidentaux. Quant aux diplomates européens – et suisses! –, ils aiment beaucoup ce genre d’exercice. Mais il y a une épine qu’ils devront retirer de la plaie: la présence des nazillons ukrainiens au sein du gouvernement, de la police, des services secrets de Kiev, est intolérable pour les Russes. Elle l’est aussi pour tous les démocrates.

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