Phénomène.Depuis les Beatles, aucun artiste n’avait vendu trois titres à plus d’un million d’exemplaires la même année. A 40 ans, il sort «G I R L», et le petit gars de Virginie est devenu le Midas de l’industrie du disque. Voici comment.
Il n’a pas d’ennemis. Même ceux qui trouvent sa musique trop lisse, évidemment commerciale, consensuelle, trop de fun ou de plaisir, trop de sucre ou de violons, s’inclinent, ne souhaitant pas chipoter, emportés par l’ondulation des corps. Les enfants et les anciens se mettent à sa suite comme derrière le flûtiste des contes, les Noirs et les Blancs, de New York à Berlin, de Londres à Sydney, de Paris au Cap.
Comment en vouloir à ce type? Comment ne pas fondre un peu devant cette humilité qui semble sonner plutôt authentique. Quand on le compare à Jackson ou à Wonder, il manque de tomber dans les pommes. Lorsqu’on lui demande comment il fait, il se contente de trois mots qui reviennent en boucle dans les interviews: écoute, plaisir, travail.
Il s’appelle Pharrell Williams. Il a 40 ans, en paraît 15 de moins. Le monde entier dit simplement Pharrell. Heureux celles et ceux que leur prénom suffit à désigner: Ella ou Miles, Marvin, ou Pharrell désormais. Il est soudain devenu, au moment où vous lisez ces lignes, la plus grande star musicale de la planète Terre. Que s’est-il passé?
Pharrell est un instant
C’est son moment. Au théâtre, il y a trois coups et le rideau s’ouvre. Au royaume de la pop, il y eut trois hits, et une planète s’est mise à danser.
Mars 2013, au milieu des filles à poil, Pharrell coécrit en une heure et chante avec Robin Thicke le premier extrait de l’album de ce dernier. Blurred Lines fera scandale et polémique (la chanson est accusée de promouvoir le viol, et sa rythmique est un peu trop pompée sur un vieux tube de Marvin Gaye). Mais c’est un hit énorme, un truc suave et sexy, qui se retrouve en tête des ventes.
En avril, Pharrell est l’homme des robots. Il ne dit jamais Daft Punk (des amis qu’il fréquente depuis plus de dix ans), il dit les robots. C’est Get Lucky, aussitôt classé tube culte des années 2010: «… like the legend of the phoenix», Pharrell susurre, la cool attitude absolue dans la voix, par-dessus le génie sautillant de la guitare de Nile Rodgers, le choc est mondial. Rarement dans l’aventure de la pop, un refrain ne réussit aussi instantanément à frapper au cœur et au corps, mélange étrange de gaieté et de mélancolie.
On se dit que c’est assez, une coïncidence chanceuse que l’irruption de ces deux énormes chansons portées par le même Pharrell. Mais le troisième coup de théâtre arrive, il laissera KO: le 21 novembre 2013, tiré de la bande originale d’un film d’animation guère impérissable, Moi, moche et méchant 2, sort une chanson intitulée Happy, suivie d’un clip événement d’une durée inédite de vingt-quatre heures, que Pharrell diffuse via son site internet. C’est d’une simplicité immédiate: à Los Angeles, des gens sont filmés en train de danser sur la chanson. Quel-ques stars, mais surtout des anonymes emportés par le groove.
Il faudrait l’aide de la psychologie pour expliquer ce qui se passe alors. Dans des centaines de villes à travers le monde (Lausanne ouvrira le bal en Suisse romande), des quidams se rassemblent pour filmer leur version du clip. Des millions de gens sont pris de la danse de Saint-Guy, frappant dans leurs mains, tournoyant dans les rues, sur les avenues et les places. Happy devient numéro un dans 175 pays.
Trois titres d’affilée vendus à plus d’un million d’exemplaires en une année: la dernière fois que c’était arrivé, c’était les Beatles. Alors oui, c’est l’instant Pharrell.
Pharrell est un style
Pour devenir une icône, il faut savoir ce qu’est une image. C’est là qu’il faut bien parler de son chapeau. Le Buffalo Hat apparaît fin janvier, lors de la cérémonie des Grammy Awards. Evidemment, moqueries générales et ricanements. Mais Pharrell assume, parce qu’il adore la mode depuis trop longtemps pour ne pas savoir exactement ce qu’il fait.
Son passage live durant la cérémonie, aux côtés de Stevie Wonder et de Daft Punk, fait se lever tout le public. En 2005, le magazine Esquire l’avait désigné comme «l’homme le mieux habillé du monde». Un type capable de porter avec style des bermudas et ce galurin vintage signé Vivienne Westwood (datant de la collection 1983) doit être pris au sérieux.
Durant des semaines, il en fait sa silhouette, son accessoire devenant aussi emblématique que les lunettes noires de Ray Charles ou les socquettes blanches de Michael Jackson. Il finit par mettre le chapeau mou aux enchères au profit d’une association de bienfaisance: le couvre-chef trouve acquéreur pour 44 100 dollars.
Pharrell Williams, depuis quelques années, a ainsi multiplié les incursions dans la mode ou le design. Il a participé à la création d’une ligne de bijoux pour Vuitton. Des lunettes pour Moncler. Il dessine des meubles contemporains avec le galeriste français Emmanuel Perrotin. Le chanteur a aussi collaboré avec Nigo, créateur de vêtements au Japon, avant de lancer deux marques d’habillement, Billionaire Boys Club et Icecream, puis d’ouvrir une boutique à New York.
Alors, la prochaine fois que vous ironiserez devant ses looks improbables, demandez-vous si ce n’est pas plutôt le moment de vous mettre au smoking-bermuda: stylé!
Pharrell est un rythme
Pas d’intro interminable: en avant sur le premier temps. Il y a une efficacité phénoménale, unique dans la pop actuelle, dans sa façon de poser en vingt secondes un couplet, un refrain, un tempo, un balancement. Elle est peut-être à chercher dans les tambours de l’enfance. Pharrell tenait la caisse claire dans la fanfare du collège. Il jouait aussi de la batterie et des claviers dès l’adolescence. Par rapport à nombre de petits maîtres hip-hop ou R’n’B, cela lui donne un avantage: il demeure un musicien avant d’être un sampleur.
La somme de ses collaborations et travaux personnels peut paradoxalement donner l’impression d’aller dans des directions très différentes, de la soul Motown à l’ancienne à la pop façon Miley. Mais ce qui tient l’affaire, ce qui fait sa patte, sa signature, c’est bien l’addiction rythmique qu’imposent ses productions, pour lesquelles il convoque souvent deux ingrédients: de vrais musiciens (au point, sans rire, que c’est en train de (re) devenir un must), et le sensuel hot (rythmiques à coup de bruits de langue, ou de respirations de filles lascives, vous voyez le genre). De quoi transformer toute piste de danse en antichambre sexuelle et amoureuse. Mais, après tout, les pistes de danse ont-elles jamais servi à autre chose?
Pharrell est une histoire
L’évidence de son succès est trompeuse. Il a fallu vingt ans de boulot acharné à Pharrell pour devenir le cador de l’industrie. Au début des années 90, il fonde The Neptunes, combo R’n’B branché qui finit à la fin de la décennie par produire Kaleidoscope, premier et bon album de la chanteuse Kelis. Le monde de la musique lève les sourcils. Les yeux s’écarquillent deux ans plus tard: ils mettent en boîte I’m a Slave 4 U, qui fait de Britney Spears une vedette internationale en la transformant en garce post-lolita, un python autour des seins.
On sollicite alors les Neptunes de partout. Pharrell forme un deuxième groupe, mené en parallèle: N.E.R.D. Leur premier disque, en 2002, In Search of…, est une référence: ce chef-d’œuvre moite et boîte n’a pas pris une ride, inventif, novateur, en avance de dix ans.
L’année suivante, carton des Neptunes qui produisent Justified, meilleur disque de Justin Timberlake. Rien ne semble les arrêter, malgré un premier album solo de Pharrell un peu mou, mais ses collaborations s’enchaînent: Snoop Dog, Jay-Z, Kanye West, Ludacris, Sting, les Daft Punk, Beyoncé, Kendrick Lamar ou l’album Hard Candy de Madonna en 2008. Que du lourd. Il lui manque un gros succès personnel, une explosion: ce sera 2013.
Pharrell est une eponge
On rigole: Pharrell ne boit pas, ne se drogue pas, s’est marié avec la fille qu’il sort depuis huit ans. Pas de quoi affoler les parents. Surtout, rares sont aujourd’hui les musiciens-producteurs à connaître aussi finement, et à intégrer façon éponge, l’histoire de la musique noire. De Stevie Wonder, il sait le moelleux et le sens mélodique. De Marvin Gaye ou Curtis Mayfield, il n’oublie pas le sexy dans le phrasé ou des montées dans l’aigu (parfois ça sonne Bee Gees, personne n’est parfait). De Chic, il sait le riff de guitare disco comme une griffure. De Michael Jackson, il admire le sens du détail, du style, et le génie de la machine à tubes.
Comparaison n’est pas raison, il se contente de rester bouche bée chaque fois que l’on cite ces stars. Mais ça change de Kanye qui croit avoir tout inventé. Et quand, un soir de Grammy, il lance «Come on, Steve…» au seigneur Wonder, une émotion prend: et si c’était lui, Pharrell, le nouvel enfant sacré, le prophète du R’n’B envahissant le monde?
Pharrell est une bataille
A Kiev, dans les décombres de la bataille de Maïdan, des jeunes gens ont dansé sur Happy, et cela bouleverse. Parfois, la musique devient plus que de la musique: un pansement et une espérance. Il faut alors remercier ceux qui font ce miracle, ils sont le sel de la terre. Oui, peut-être que ça ne durera pas, et l’histoire future racontera les sourires de Happy comme un grimaçant miroir contemporain du Tout va très bien, Madame la Marquise. Mais le pire n’est pas sûr, et il est aussi possible d’imaginer avec Pharrell l’inverse, une intuition juste, une inflexion, une attitude feel good, une main tendue vers le meilleur de nous-mêmes, vers la joie.
G I R L, nouvel album, où l’on comptera bientôt les numéros un, est sorti la semaine dernière. Pharrell va partir en tournée, et partout les foules danseront, dans l’oubli un peu, dans la fête beaucoup. Du côté du Montreux Jazz Festival, qui dévoilera son programme début avril, la rumeur, pour l’instant, est énorme.
«G I R L», 1 CD Sony.