Création.La Haute école d’art et de design (HEAD) de Genève forme les designers en bijoux, montres et accessoires de demain. La toute première volée master sort en juin. Portraits d’anciens étudiants qui ont trouvé leur voie.
A 23 ans, Niloufar Esfandiary est comblée. Designer chez Vicki Sarge à Londres (lire son portrait ci-dessous), cette ancienne étudiante de la Haute école d’art et de design (HEAD) de Genève est ravie de travailler «à travers la vision d’une personne qui a plus de trente ans d’expérience». «La HEAD m’a préparée au monde du travail. J’ai appris à m’affirmer en tant que designer, mais aussi à faire des concessions.» Unique haute école en Suisse à offrir une formation en design bijou, montre et accessoires au niveau bachelor, la HEAD s’apprête à décerner ses premiers masters, au mois de juin. Son directeur, Jean-Pierre Greff, explique: «Le master est devenu indispensable pour celles et ceux qui ambitionnent une activité d’auteur créateur. Un cycle bachelor ne peut suffire à une formation complète.» Le programme sur trois ans est pourtant déjà bien rempli. Par l’essentiel d’abord: l’acquisition de capacités créatives et du savoir-faire. Viennent s’ajouter des exigences nouvelles: «Nous développons des compétences conceptuelles – comment un bijou ou un accessoire s’inscrit dans une esthétique contemporaine – mais aussi critiques et linguistiques – le diplôme est soutenu pour moitié en français et pour moitié en anglais –, des compétences de communication et de marketing. Il s’agit en effet de savoir comment un bijou ou un accessoire va s’inscrire dans un marché.»
Prise de conscience. Marché, le mot est lâché. Si la tradition de l’artiste créateur de bijoux est encore vivace, ces dernières années, l’école s’est ouverte à d’autres voies, «mais pas moins créatives», précise Jean-Pierre Greff, soit celles des entreprises. Il s’agit d’intégrer des contraintes de marques et de processus de fabrication. Pour préparer ses étudiants aux réalités du monde du travail, cette HES organise d’ailleurs régulièrement des workshops en collaboration avec des maisons comme Piaget, Swarovski, Furrer-Jacot, Dupont International, les lunettes Tarian ou même la Vache qui rit, à l’occasion de ses 90 ans. «Nous avons évolué d’une tradition artisanale à une culture du design, d’un champ limité du bijou artisanal à celui de l’accessoire produit de manière industrielle ou semi-industrielle, envisageant tous les objets de parure liés au corps, montres, lunettes et smartphones y compris.» Designer chez Century, fabricant suisse de montres de luxe, Sandra Pilet, sortie de la HEAD voilà cinq ans, voit d’un très bon œil cette nouvelle orientation. «C’est génial d’avoir mis cela en place, car lorsque j’ai cherché un emploi, j’étais un peu larguée, sans contacts et pas préparée au monde du travail.»
Pragmatisme. Responsable de l’orientation design bijou et accessoires depuis cinq ans, Elizabeth Fischer remarque que certains étudiants sont plus à l’aise s’ils doivent s’adapter aux exigences d’une marque lors de leurs travaux. «C’est pour eux une expérience très enrichissante et moins angoissante que de se retrouver face à une feuille blanche.» Evidemment, beaucoup rêvent d’être à la tête de leur propre collection. «Mais il s’agit d’être pragmatique: à la fin du mois, il faut payer son loyer.» C’est pour cela que l’école leur présente un panel de métiers auxquels ils ne pensent pas. Elizabeth Fischer: «C’est à nous d’inviter assez de professionnels du monde de la sous-traitance et de l’horlogerie, par exemple. Dans notre région, c’est presque un crime de ne pas être en lien avec l’horlogerie.»
La main et le cerveau. Les étudiants, qui sont quinze par volée – sur une quarantaine de candidats – passent deux jours par semaine en atelier, où ils apprennent les différentes techniques, dont le sertissage, l’émaillage, la découpe au laser ou la commande numérique par ordinateur. Leurs profils sont très différents, comme leurs connaissances techniques d’ailleurs. Certains ont fait un apprentissage de bijoutier, d’autres ont terminé le gymnase et passé une année préparatoire aux Arts appliqués. Certains encore entrent à la HEAD à 25 ans et plus, après avoir terminé une autre formation. Ils sont sélectionnés sur dossier, après un entretien et un concours où il s’agit de créer un objet ou un concept. «Nous cherchons des gens ouverts aussi bien à la culture qu’aux tendances musicales, à l’architecture et à différents modes de vie, des personnes qui ont un potentiel de réflexion et qui savent se remettre en question. Nous demandons la main et le cerveau.»
Niloufar Esfandiary
«A la HEAD, j’ai appris à m’affirmer»
A 23 ans, cette ancienne étudiante de la HEAD a une obsession: travailler avec le plus de matériaux possible. Pour son diplôme, elle a d’ailleurs mis au point un mélange qui ressemble à du béton, avec des perles. Installée à Londres, elle travaille actuellement chez Vicki Sarge, qui crée des bijoux pour la haute couture, des marques de vêtements ou des stars. Beyoncé, Tilda Swinton ou Paloma Faith en sont fans. Niloufar Esfandiary est l’une des huit designers; chacun dessine, notamment, deux collections par année.
«A la HEAD, j’ai appris à m’affirmer, mais aussi à faire des concessions. Mes pièces sont allées à la London Fashion Week. Lorsque j’ai vu les photos de mes bijoux dans Vogue, Stylist ou Tatler, j’ai crié et couru dans tous les sens!» Lauréate du Prix d’excellence Hans Wilsdorf en 2012 section bijou, la jeune femme pourra continuer ses études au prestigieux Central Saint Martins College of Art and Design de Londres, en recherche matériaux, grâce aux 50 000 francs reçus. «J’y ai déjà suivi des cours durant quatre mois, grâce à Erasmus. J’y retourne en septembre pour faire un master.» Ses projets? «Fonder ma propre compagnie de bijoux créés avec mes propres matériaux.»
Sara Sandmeier
«Jamais je n’aurais imaginé travailler pour le luxe et l’horlogerie»
Elle arrive à notre rendez-vous majestueuse dans une longue tunique noire signée Christa de Carouge. Cheveux rasés d’un côté, longue mèche ondulée couleur rouge vif de l’autre, Sara Sandmeier a le sourire franc et la poignée de main chaleureuse.
A 41 ans, cette fille de dentiste, qui est née et a grandi dans le canton de Bâle, est designer senior chez Baume & Mercier. On l’écouterait parler des heures de son métier, de sa passion pour le design, de son parcours professionnel, de ses trois années passées à ce qui était alors la Haute école d’arts appliqués (HEAA) – devenue la HEAD – où rien ne la prédestinait à étudier.
Depuis toute petite, Sara n’avait qu’un but: devenir vétérinaire. Elle fera même deux ans de médecine avant de jeter l’éponge, dégoûtée par des formules de physique «tellement loin de la réalité du métier» qu’elle avait approché en faisant des stages. «Lorsque j’ai arrêté, toute ma vie s’est écroulée.» C’est un psychologue spécialiste en orientation professionnelle qui l’aide à trouver sa voie. Son verdict: «Suivez une école d’art!» Elle postule à Bâle, Zurich, Saint-Gall et Genève, sera reçue partout, choisira la Suisse romande et l’orientation bijoux.
La jeune femme reste marquée à vie par sa professeure principale et créatrice de bijoux, Esther Brinkmann. «Elle nous a éduqué le regard, nous a appris à être attentifs, complètement poreux à ce que nous voyons autour de nous. Cette faculté d’observer est la nourriture quotidienne des créatifs.»
En 1998, son diplôme en poche, Sara passe quelques années à créer ses propres bijoux en vivotant de petits boulots. Un jour, elle décroche un stage chez Piaget, dont les designers partagent alors le même bureau que ceux de Baume & Mercier. Elle sympathise avec l’une d’elles qui, à son tour, lui offre un stage.
Aujourd’hui, cela fait treize ans qu’elle dessine des montres. Elle travaille en étroite collaboration avec le bureau technique, car c’est le mouvement qui dicte, de par son épaisseur et son visage, une partie de l’esthétique. «Jamais je n’aurais imaginé travailler un jour pour le luxe et l’horlogerie. Moi qui suis impulsive, j’ai mis plusieurs années à rentrer dans le cadre. J’ai dû apprendre à m’exprimer au bon moment, à ne pas être tout le temps dans l’émotion, à choisir mes mots pour dire les choses.» En sortant du travail, Sara retourne dans sa maison en pleine nature, une de ses sources d’inspiration.
Fanny Agnier
«Je rêve qu’une star me commande un bijou»
Depuis toute petite, Fanny Agnier fabrique «plein de choses», dont des bijoux. A 14 ans déjà, elle a un but: entrer à la HEAD. Son bac réussi, elle passe quatre années à l’école genevoise, dont une préparatoire. «Mon bachelor en poche, j’avais plein d’idées, mais pas toutes les techniques pour les réaliser.» Pas grave: elle demande à faire des stages chez ses créateurs favoris: quatre mois en Nouvelle-Zélande chez Karl Fritsch (qui expose actuellement à la galerie Viceversa à Lausanne), huit mois chez Philip Sajet, et deux workshops en Italie. Ses séjours sont financés par la bourse Ikea qu’elle a gagnée. «J’ai appris l’émaillage, le sertissage, le martelage et la granulation.» La liste des bijoutiers qu’elle aimerait côtoyer est longue. «Mais j’aurai bientôt 27 ans et j’aimerais voir ce qui se passe en entreprise.»
Cela tombe bien, car la lauréate du Prix Piaget jeunes talents 2013 s’apprête à passer trois mois et demi chez l’horloger et joaillier de luxe. En attendant, elle continue d’enrichir sa propre collection. Son vœu le plus cher? «Créer des bijoux pour des événements très précis. Je rêve qu’une actrice me commande un bijou pour Cannes ou qu’une chanteuse le fasse pour un concert.» En attendant, elle a pris les devants et a créé, en étudiant leur univers, des colliers pour Katy Perry, Jean-Charles de Castelbajac, Inna Modja ou Dita von Teese, bijou qu’elle porte d’ailleurs autour du cou pour la photo. Alors, s’ils lisent ces lignes…
fannyagnier.com
Arnaud Zill
Une formation, deux métiers
Il court, ce Neuchâtelois de 25 ans. Normal: sa vie professionnelle est intense. Il travaille à 80% au sein du département design pour les montres Romain Jerome à Genève et comme bijoutier, à son compte, le reste du temps à Neuchâtel. Il a réalisé notamment une collection en aluminium anodisé et neuf couleurs différentes. Après l’Ecole d’arts appliqués de La Chaux-de-Fonds, en section bijouterie, et un stage en entreprise, le jeune homme enchaîne avec la HEAD. «Cela m’a ouvert l’esprit à énormément de choses. J’y suis arrivé au moment du changement, lorsque l’école s’est tournée vers le monde de l’entreprise.»
L’univers de l’horlogerie, il le découvre lors d’un stage au sein de la marque genevoise en 2010. «Puis j’ai travaillé régulièrement chez eux. En 2012, mon bachelor en poche, ils m’ont proposé un emploi.» Arnaud Zill a dit oui pour un temps partiel. Il aime ses deux activités. Les bijoux lui permettent-ils d’être plus créatif? «Pas forcément, la marque Romain Jerome est ouverte à beaucoup d’idées. Mais évidemment, avoir sa petite entreprise est un défi génial.»