Géopolitique.Après le «coup» de Vladimir Poutine en Crimée, les fragiles républiques ex-soviétiques d’Asie centrale se font du souci: et si Moscou prétendait étendre à leurs territoires sa «protection» aux populations russophones?
Une corruption dévastatrice, des tribunaux aux ordres, une misère qui se donne à voir jusqu’aux marches des palais présidentiels: les parallèles entre les régimes autocratiques d’Asie centrale et celui de Viktor Ianoukovitch, le président ukrainien en fuite, sont désespérément évidents. Les événements d’Ukraine suscitent deux inquiétudes pour les potentats vieillissants de ces pays.
En premier lieu, le succès des manifestations antigouvernementales de Kiev, qui ont fait tomber Ianoukovitch, pourrait servir d’inspiration à des pulsions révolutionnaires en Asie centrale. Deuxièmement, les gouvernants se rendent compte que la réplique du président Vladimir Poutine consistant à s’emparer de la Crimée peut être vue comme un précurseur de futures mainmises russes. Les cinq Etats postsoviétiques d’Asie centrale abritent leurs propres populations de ressortissants russes; ces minorités se sont longtemps senties plus marginalisées que celles qui bénéficient désormais de la «protection» de Poutine en Crimée.
La Russie entretient également une forte présence militaire en Asie centrale. Le Kazakhstan accueille l’immense cosmodrome russe de Baïkonour et plusieurs bases d’entraînement militaires. Le Kirghizistan, lui, abrite une base aérienne russe et le Tadjikistan tolère pour sa part sur son sol quelque 7000 soldats russes, la plus importante force terrestre russe en dehors des frontières de la Russie.
Exercice d’équilibrisme. La plupart des dirigeants d’Asie centrale n’ont presque rien dit en public des événements d’Ukraine. Ils se livrent à un exercice d’équilibrisme, craignant à la fois d’encourager des mouvements sécessionnistes chez eux et de s’aliéner la Russie et ses immenses ressources économiques. Analyste politique au Tadjikistan, Parviz Mullojanov pense que la promotion du sécessionnisme par Moscou est dangereuse pour les Etats d’Asie centrale: «Ils savent qu’ils pourraient être les prochains sur la liste.»
Quelques jours après que les troupes russes eurent occupé la Crimée, l’Ouzbékistan a exprimé ses craintes quant à la «souveraineté et à l’intégrité territoriale» de l’Ukraine. Le Kazakhstan a dit qu’il était «profondément préoccupé» quant à des «conséquences imprévisibles». Le Tadjikistan a vaguement appelé à une «évaluation objective». Et le 11 mars le Kirghizistan est sorti du lot en condamnant «des actes visant à déstabiliser» l’Ukraine.
Grande ambition. Mais sans jamais nommer la Russie. Certes, les médias kirghizes n’ont guère couvert la crise. Mais les autorités craignent de plus en plus que la Russie n’adopte une législation qui étendrait la citoyenneté russe aux russophones de tous les anciens Etats de l’Union soviétique. Ce qui leur vaudrait explicitement une protection extraterritoriale.
La vision de Vladimir Poutine, que confirme l’annexion de la Crimée, est d’édifier une puissance rivale de l’Union européenne. Son Union économique eurasiatique entend constituer un groupe d’anciennes républiques autoritaires soviétiques qui rejettent le libéralisme occidental.
Deux d’entre elles ont déjà signé: la Biélorussie et le Kazakhstan. L’Arménie et le miséreux Kirghizistan, avec son gouvernement prorusse au pouvoir depuis une révolution populaire en 2010, négocient leur admission. Le Tadjikistan, qui, à l’instar du Kirghizistan, est fortement dépendant des versements de ses concitoyens émigrés en Russie, a manifesté son intérêt. Mais, s’il ne parvient pas à rétablir son influence en Ukraine, autrement plus importante en termes économiques et géopolitiques, Poutine ne sera jamais en mesure de concrétiser sa grande ambition.
Riche en pétrole, le Kazakhstan incarne les vulnérabilités de la région. Membre fondateur de l’Union douanière, son économie est étroitement liée à celle de la Russie. Le 5 mars dernier, Vladimir Poutine a convoqué le président du Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaïev, et son homologue biélorusse, Alexandre Loukachenko, pour leur dire que la crise ukrainienne pourrait menacer leur Union économique.
Sur le fil du rasoir. Le pays de Nazarbaïev compte une importante population russe concentrée sur ses 6800 kilomètres de frontière commune avec la Russie. Les nationalistes russes y marmonnent parfois que ces régions font partie de la Russie. Si Poutine était appelé à voler au secours des Russes du pays, serait-il prêt à amputer une partie du Kazakhstan? Nazarbaïev ne veut pas courir le risque. Après sa visite au Kremlin, il a ordonné un renforcement de son armée. Mais il marche sur le fil du rasoir, sa situation est inconfortable, après avoir dit à Poutine le 10 mars qu’il «comprend» la nécessité de Moscou d’intervenir en Ukraine.
Dans les pays plus pauvres d’Asie centrale, Vladimir Poutine n’a pas pris les mêmes gants. Il pourrait détruire l’économie du Kirghizistan, du Tadjikistan et de l’Ouzbékistan simplement en exigeant des visas pour les migrants venus travailler en Russie, dont les versements contribuent pour une bonne part au PIB de leur pays natal – ils représentent presque la moitié du PIB au Tadjikistan. L’interdépendance de ces économies est devenue évidente au premier jour ouvrable après l’apparition de troupes russes en Crimée: non seulement les marchés russes et le rouble ont dégringolé, mais la devise kirghize, le som, a plongé de 15% avant de se reprendre quelque peu.
En revanche, la Russie exerce moins d’influence au Turkménistan, très riche en gaz. Moscou y a longtemps été agacé par la façon dont le gouvernement turkmène traitait ses concitoyens russophones. Ces derniers pourraient-ils demander eux aussi une protection? Peut-être, encore qu’il semble improbable que Poutine ait soudain recours à une intervention militaire en Asie centrale. Ne serait-ce, notamment, que parce qu’il dispose de bien assez d’influence sans ça dans la plus grande partie de l’Asie centrale.
Mais le cas de la Crimée a montré que Vladimir Poutine ne s’encombre pas trop de prétextes pour justifier une intervention quand ça l’arrange. Les dirigeants du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan ont largement dépassé les 70 ans mais n’ont dévoilé aucun plan pour leur succession, si tant est qu’ils en eussent. Si le chaos devait succéder à leur disparition, ce pourrait être le moment choisi par Vladimir Poutine pour estimer que les russophones du coin ont besoin de sa protection.
© The Economist Newspaper Limited London (Mars 2014)
Traduction Gian Pozzy