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A la recherche de la Corée perdue

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Jeudi, 27 Mars, 2014 - 05:51

Témoignage.En avril 2012, le photographe genevois Adrien Golinelli est parti à la recherche de la réalité des Nord-Coréens, fuyant les clichés et la propagande.

Que nous évoque la Corée du Nord? Des mots: dictature, cruauté, mégalomanie. Des images aussi: des milliers d’hommes jaunes en costume vert, une propagande visuelle kitschissime, et le visage poupin de Kim Jong-un, le leader exploitant les ressources du pays au bénéfice du programme nucléaire. En se rendant en République populaire démocratique de Corée, en avril 2012, le photographe Adrien Golinelli a mis ces poncifs entre parenthèses. A 25 ans, ce Genevois s’est simplement glissé dans un groupe de touristes, son regard vierge et son appareil autour du cou. L’œil à l’affût du détail, de la nuance. De la réalité cachée. De ce séjour, il a ramené Corée du Nord, l’envers du décor, portrait saisissant et mélancolique du quotidien des Nord-Coréens. Lauréat du prix SFR à Paris Photo 2012, il revient sur les conditions de réalisation de ce témoignage photographique.

Que ressent-on en posant les pieds en Corée du Nord?

L’impression de voyager dans le temps, et d’être au beau milieu d’un film.

Pourquoi avoir voulu visiter le pays le plus fermé au monde?

Parce que j’étais persuadé que le simple fait d’y être, de respirer son air m’apprendrait quelque chose que je ne pourrais connaître en lisant des brèves ou des analyses géopolitiques.

La mort de l’ex-dirigeant Kim Jong-il, en décembre 2011, a-t-elle été un déclic pour vous?

Oui. J’avais la sensation que le moment était peut-être historique. Je voulais être aux premières loges pour assister à la transformation de la dernière dictature stalinienne au monde. Cette transformation n’est que balbutiante, mais je suis persuadé qu’elle est à l’œuvre.

Vous avez participé à un tour guidé, très calibré et contrôlé par le régime nord-coréen. Comment faire des photos originales dans ces conditions?

Il faut trouver les très rares occasions où le vernis de la propagande se fissure un peu, faire appel à ses sens, et surtout, je crois, savoir quand ne pas prendre de photos. Si on n’y prend garde, on a tôt fait de se retrouver avec un vrai catalogue des fresques et statues de propagande!

Etait-il difficile de prendre des photos dans les lieux publics?

Il existe deux types de restrictions. Le premier concerne les soldats et les équipements militaires. Le deuxième, tout ce qui fait sale, désordonné ou vétuste. Ça peut simplement être une rue mal balayée ou faite de maisons anciennes. Mais le contexte politique du moment fait beaucoup, car dans les périodes de tensions, les officiels ont tendance à interdire aléatoirement, simplement pour faire sentir qui est le maître à bord.

Quelle est l’attitude des Nord-Coréens face au régime?

Impossible de répondre de manière catégorique à cela. Ce que j’ai senti, c’est une grande résignation, voire une lassitude. Le temps où le régime pouvait nourrir toutes les bouches est révolu depuis la chute de l’URSS. Une grande partie de la population est livrée à elle-même et vivote d’économie souterraine, notamment à travers la frontière chinoise.

Quant à la classe moins délaissée dont font partie la plupart des citadins, les guides et, d’une manière générale, les gens qu’un tel tour guidé permet de rencontrer, elle bénéficie souvent d’un confort croissant – on voit de plus en plus de téléphones portables à Pyong­yang. Cela va de pair avec un accès croissant à la culture sud-coréenne, qui se transmet par clés USB.

Les Nord-Coréens se laissent-ils facilement approcher par un étranger?

D’après mon expérience, oui. Le tout est d’avoir une attitude ouverte, d’individu à individu. L’une des choses les plus frappantes dans ce pays est la douceur et l’équanimité des Nord-Coréens. Ils semblent curieux sans être envieux, avides de partager mais cependant sereins.

La barrière de la langue n’empêche-t-elle pas de partager des émotions?

Elle empêche d’avoir par exemple une conversation politique, mais sûrement pas de partager des émotions. Au contraire: d’autant plus de choses passent par le non-verbal.

Qu’avons-nous de commun avec les Nord-Coréens?

Rien et tout à la fois. Ils vivent dans un pays que tout oppose à la culture globale du XXIe siècle, mais leurs préoccupations, leurs envies, leurs peurs, leurs espoirs se résument aux mêmes universaux que nous.

En quoi la Corée du Nord est-elle différente de celle, nécrosée, que présentent les médias?

Ce n’est pas qu’elle soit différente, c’est que les médias sont condamnés à ne transmettre qu’un certain type d’information, factuel et plus ou moins sensationnel. Il n’y a rien de mal à cela, mais pour se faire une idée précise d’un pays, il faut se confronter aux gens qui le peuplent, ajouter au factuel des expériences subjectives, et accepter que le sensationnel n’est souvent que l’exception.

Quelles sont les différences entre les grandes villes et les villages?

La pauvreté. La différence est prégnante entre la capitale, Pyongyang, et les villes de province, et encore davantage dans les villages. La pauvreté crasse est invisible en ville (pour un étranger du moins) mais frappante dans les zones très reculées, fond de vallées ou cols de montagne.

Pendant votre séjour, avez-vous eu peur?

Jamais. Ou plutôt si, une fois, lorsque le chauffeur du bus a pris de plein fouet l’extrémité d’une glissière d’autoroute. Après coup, j’ai surtout eu peur pour lui, car il a été «remplacé» illico.

Un moment qui vous a particulièrement marqué?

Au Luna Park de Pyongyang, après la première attraction, la guide locale m’a dit d’un air enjoué que je m’étais assis très précisément à la place où s’assoit Kim Jong-un d’habitude.

Je lui ai répondu que j’étais flatté. A la deuxième attraction, elle m’a dit la même chose, et j’ai commencé à me douter de quelque chose. Et lorsque, à la troisième attraction, elle me l’a encore répété, nous avons éclaté de rire ensemble. Tout en respectant scrupuleusement les codes de la propagande, elle s’en moquait. J’ai surpris plusieurs fois cette subtile ironie, signe, à mon avis, d’une étonnante lucidité à propos de leur propre sort.

Un regret?

Celui de ne pas avoir pu assister aux mass games, ces représentations synchronisées de dizaines de milliers de personnes dans les stades. Mais c’est plus un regret de touriste que de photographe, car cela fait justement partie des photos éculées que j’essaie d’éviter.

Avez-vous envie de retourner en Corée du Nord?

Bien sûr. Parce que je n’ai pas encore vu l’intégralité des endroits ouverts aux étrangers, et surtout parce que c’est une sensation unique, qui mêle des sentiments contradictoires, et qui marque à jamais.

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Adrien Golinelli
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