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Trains bondés: enquête sur un mythe

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Jeudi, 27 Mars, 2014 - 06:00

Chemins de fer.Des trains où les voyageurs sont aussi serrés que dans une boîte de sardines? Il n’en existe quasiment pas, selon les normes des CFF. Pourtant de nombreux usagers ont l’impression que les places sont rares, le plus souvent en raison de leur propre indiscipline.

Ce fut d’abord une excellente nouvelle: durant la première décennie du siècle, les CFF ont enregistré une hausse de 50% de leurs passagers aux heures de pointe. Mais ce succès du rail s’est vite dissipé dans l’esprit des gens pour faire place à une lancinante inquiétude: ces trains bondés aux heures de pointe ne péjoreraient-ils pas la qualité de ce peuple de pendulaires que sont devenus les Suisses? L’UDC a transformé la question en argument massue habilement scandé pour faire triompher son initiative «Contre l’immigration de masse» le 9 février dernier.

Et tout le monde est naïvement tombé dans le piège, des votants aux médias. Car les trains ne sont pas bondés, loin de là. Certes, en 2013, les CFF ont  franchi le cap du million de passagers transportés par jour pour la première fois de leur histoire. Il n’en reste pas moins que le taux d’occupation des trains n’atteint que 31% en moyenne sur les grandes lignes, pour ne pas parler de celui des lignes régionales : 22% seulement.

Même aux heures de pointe, la situation est tout sauf alarmante: les trains sont remplis à 65% de leur capacité en Suisse romande, soit entre 6 et 9 heures le matin et entre 16 et 19 heures le soir.

Comment expliquer dès lors l’énorme décalage entre la réalité des chiffres et la perception d’une situation de plus en plus stressante? Durant un jour, L’Hebdo a sillonné la Suisse romande. Journal de bord du vendredi 14 mars, écrit uniquement dans des voitures de deuxième classe, toujours situées en queue ou en tête des trains.

5 h 33: Genève-Lausanne

La gare de Cornavin s’éveille, les cafés sont encore fermés. Le train est quasiment vide jusqu’à Morges. Certains des travailleurs de l’aube prolongent leur nuit, mais l’un ou l’autre ont déjà branché leur portable.

6 h 42: Lausanne-Genève

C’est un direct qui fait le trajet en trente-trois minutes. Le train n’est pas bondé, le premier wagon est même à moitié vide: la plupart des compartiments sont occupés par deux personnes qui s’assoient en diagonale l’une de l’autre. Difficile d’engager une conversation à cette heure très matinale. Un jeune homme préfère se plonger dans la musique de son iPhone. «J’aime bien rester dans ma bulle», s’excuse-t-il.

7 h 21: Genève-Lausanne

Un train régional à deux étages, beaucoup moins rempli qu’on pourrait l’imaginer à cette heure sur l’arc lémanique. Yves, informaticien et père de trois enfants déjà adultes, est à l’aise. «Il suffit de décaler un peu son horaire pour voyager confortablement. L’horreur, je l’ai vécue lors d’une mission de quatre mois en France dans le RER parisien, où je devais tous les jours rester debout dans des trains vraiment bondés.»

Entré à Morges dans ce même train, Stéphane, analyste économique, est plus critique mais reconnaît que la situation s’est améliorée depuis la mise en place d’un nouvel horaire en décembre 2012, lorsque les CFF ont augmenté de 30% leur offre de places assises en Suisse romande, surtout entre Lausanne et Genève. «Avant, c’était parfois l’enfer entre Morges et Vevey. Il m’est arrivé de ne pas trouver de place assise.»

8 h 18: Lausanne-Genève

Un train régional correctement rempli dans lequel montent quelques dizaines de visiteurs du Salon de l’auto à Palexpo. Reynald, un ancien employé de l’Etat de Vaud, s’y rend pour la seconde fois de la semaine avec son fils. Ce sont deux utilisateurs très occasionnels du rail, dont ils trouvent les tarifs «trop élevés».

9 h 15: Genève-Lausanne

Benoît, un ingénieur français de 37 ans titulaire d’un abonnement général, voyage aujourd’hui plus tard qu’à l’accoutumée. D’habitude, il emprunte le direct de 6 h 45 ou celui de 7 h 45. Il «pendule» entre les deux capitales de la métropole lémanique depuis trois ans sans ressentir le moindre stress. «Je n’ai jamais vu quelqu’un voyager debout», affirme-t-il.

10 h 20: Lausanne-Sion

Les deux dernières voitures sont totalement vides. Personne! On a certainement dû rêver en se remémorant certains débats télévisés durant la campagne sur l’initiative «Contre l’immigration de masse», lors de laquelle l’UDC a réussi à faire croire que les trains étaient bondés en permanence, ce qui avait irrité le conseiller d’Etat valaisan Jean-Michel Cina: «Chez nous, les trains sont souvent vides», avait-t-il déclaré le 17 janvier sur le plateau d’Arena. C’est vrai.

11 h 35: Sion-Lausanne

C’est une loi non écrite. Plus un train est vide, plus ses utilisateurs revendiquent de place. Le passager considère le compartiment qu’il s’est choisi comme un chez-soi inviolable. Gare à celui qui vient troubler ces moments de bonheur à contempler Rhône, vignoble et cimes enneigées. S’installer dans un tel compartiment relève dès lors de la violation de domicile. «C’est la première fois que je prends le train, je ne peux pas répondre à vos questions», déclare une dame d’environ 45 ans. Le mensonge est patent, mais le message clair: «Laissez-moi tranquille!»

12 h 45: Lausanne-Neuchâtel

Repas dans le wagon-restaurant, bien rempli. La serveuse est chahutée, aussi bien par les inclinaisons soudaines de la rame de cet ICN que par des clients qui craignent de ne pas avoir le temps de manger avant d’arriver à Neuchâtel.

13 h 34: Neuchâtel-Lausanne

Une situation classique dans l’avant-dernière voiture, qui est remplie à exactement 50%. Mais tous les passagers, sans exception, ont posé leurs bagages sur le siège d’à côté. Pas une seule place disponible, car personne ne fait mine d’enlever son sac lorsqu’un nouvel arrivant traverse le couloir. Ilan, un apprenti assistant social, s’est donc assis sur le marche-pied du wagon, où il tapote sur son téléphone portable. «Comme ça me gêne de déranger les gens pour avoir une place, je préfère rester ici. C’est plus calme», confie-t-il.

16 h 30: sur les quais de Lausanne

C’est la fin de la semaine et les pendulaires ont hâte de rentrer chez eux.  Dans leurs propos, le thème de l’indiscipline des passagers revient sans cesse. Marianne, une soignante quadragénaire qui rentre sur Genève, est très remontée. Elle en a marre de son statut de pendulaire, au point qu’elle déménagera prochainement à Lausanne. «Dans les gares de Lausanne et de Genève, les flux de passagers sont aussi denses que chaotiques: les CFF devraient mieux les organiser. Et dans les trains, il y a trop d’incivilités. Beaucoup de gens n’ont aucun égard envers les autres et n’utilisent pas les porte-bagages au-dessus des sièges. Et les contrôleurs n’ont jamais le courage d’intervenir.» Un vrai réquisitoire contre les CFF, au terme duquel elle concède: «En fait, tout irait beaucoup mieux si les gens étaient mieux éduqués.»

La question du stress dans les gares et sur les quais, où naît le sentiment d’être compressé comme une sardine avant même que le train ne se remplisse, est un vrai souci pour les CFF, qui y remédieront dans le cadre des projets de rénovation des gares de l’arc lémanique (FAIF), qui viennent d’être acceptés par le peuple. A Lausanne, tous les quais passeront à 420 m de longueur (contre 200 à 400 aujourd’hui) et à 10 m 50 (7). Les passages sous-voie seront aussi deux fois plus larges.

16 h 48: Lausanne-Morges-Nyon-Genève

Confirmation des propos de Marianne dans le wagon de tête du train. Au premier abord, la situation apparaît très tendue. Les passagers voyageant en couple ou en groupe doivent tous se séparer. Mais, tout compte fait, il reste 26 sièges libres (sur 86) sur le tronçon Lausanne-Morges, puis 10 encore entre Nyon et Genève. La marge de sécurité n’est plus que de 12% avant que le train ne soit vraiment bondé, selon la définition des CFF.

17 h 45: Genève-Lausanne-Fribourg

Croisée sur le quai à Cornavin, Andréanne, une étudiante de 22 ans, lâche d’emblée qu’elle est stressée. Mais cette Fribourgeoise avoue aussi qu’elle aime prendre ses aises dans un train: s’asseoir côté fenêtre, enlever ses souliers et écouter de la musique sans être dérangée par des gens qui hurlent dans leur portable. Ce confort, elle craint de ne pas le trouver aujourd’hui. L’Hebdo l’invite à faire 30 mètres pour monter dans l’avant-dernier wagon, qui est presque vide en l’occurrence: seules 18 des 86 places y sont occupées. «C’est fantastique, reconnaît-elle. D’habitude, je ne marche pas aussi loin sur le quai.»

A Lausanne, Martha et Hansrudolf, un couple de retraités alémaniques, montent dans le train. Ils ont profité de la carte journalière des CFF. Domiciliés à Rapperswil (SG), ils n’ont pas hésité à traverser la Suisse pour jouir de cette journée sous le radieux soleil lémanique, après avoir transité par Berne, Zweisimmen, Gstaad et Montreux. Le bonheur se lit sur leur visage. «C’est vrai que les trains sont bien remplis du côté de Zurich. Mais les Suisses sont parfois champions pour s’inventer des problèmes qui n’en sont pas vraiment», sourit Hansrudolf.

Epilogue
Mercredi 19 mars, 7 h 15: Lausanne-Genève

Rencontré au terme du reportage, Vincent, un client régulier des CFF dans l’arc lémanique, s’irrite de la démarche anticipée comme «partiale» de L’Hebdo. «Vous n’êtes pas monté dans les vrais trains bondés. Prenez donc le direct Lausanne-Genève de 7 h 15. Vous verrez!» Nous revoici donc sur les quais de Lausanne en ce mercredi radieux. Alessandra, une secrétaire-réceptionniste qui «pendule» depuis sept ans entre Lausanne et Genève, confie ses soucis: «Oui, les trains sont pleins aux heures de pointe. C’est la bagarre tous les jours. Les gens n’hésitent pas à vous écraser, ils n’ont aucun égard les uns pour les autres», se plaint-elle.

Ce matin pourtant, Alessandra jouit d’une paix royale. Elle est seule dans son compartiment dans la voiture de tête, dont 42 places seulement (sur 86) sont occupées. «Aujourd’hui, c’est agréable, concède-t-elle. Mais pour un abonnement général de 3750 francs par an, vous ne trouvez pas qu’on a droit à un certain confort?»


Fréquentation
Trois perceptions du train bondé

Les CFF s’en tiennent à une définition stricte. Ils considèrent qu’un train est «bondé» dès lors qu’au moins un passager n’y trouve pas une place assise, cela plusieurs fois par semaine. En 2013, sur les grandes lignes ils n’en ont dénombré que cinq sur un total de 1588 (soit 0,3%) qui circulent chaque jour en Suisse.

Cela dit, les passagers des CFF ont tous leur perception personnelle de la question. Mais beaucoup sont d’accord sur un point: ils décèlent un problème dès qu’ils doivent faire preuve d’un comportement intrusif («C’est libre?») pour trouver leur place assise. C’est souvent le cas lorsqu’un compartiment de quatre places est déjà occupé par deux ou trois personnes, soit lorsque le train n’est plein qu’à 50 voire 75%.

Mais la perception du train bondé peut survenir plus rapidement encore. C’est paradoxalement le cas lorsqu’une voiture est quasiment vide. Dès lors, chaque passager estime qu’il a droit à son compartiment pour lui tout seul!


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