Armée.Seule une escalade militaire en Europe semble pouvoir faire changer d’avis les Suisses le 18 mai, sceptiques sur l’achat des 22 avions de combat. L’ex-chef de l’armée, Christophe Keckeis, plaide avec ardeur pour leur acquisition.
Christophe Keckeis, l’un des militaires les plus respectés en Suisse romande à défaut d’être suivi sur tout, en est convaincu et s’en désole: «Nous payons toujours la “bavure” de l’achat des Mirage il y a cinquante ans.» Soit, à l’époque, un dépassement de facture de plusieurs centaines de millions de francs. Ce scandale retentissant continuerait de provoquer ses effets délétères, selon le commandant de corps aujourd’hui à la retraite.
A six semaines de la votation du 18 mai sur l’acquisition de vingt-deux avions de chasse Gripen, du constructeur suédois Saab, l’affaire semble en effet mal engagée pour les partisans de cet achat d’une valeur de 3,126 milliards de francs. Un sondage paru à la mi-mars dans le SonntagsBlick donnait la tendance, mauvaise pour eux: 62% de refus. Ueli Maurer, en campagne pour le Gripen, a du pain sur la planche. Et ce pain-là est bien dur. Le ministre a-t-il un «plan B» en cas de défaite?
La question irrite Christophe Keckeis, qui y répond toutefois volontiers: «Je peux vous assurer qu’il n’y a pas de plan B», affirme-t-il, enchaînant aussitôt avec une remarque: «Certes, nous avons prévu d’avoir trois biplaces et huit monoplaces du constructeur suédois en leasing, cela en attendant la livraison du Gripen choisi par les autorités suisses pour satisfaire aux exigences de notre armée. Certains prétendent que ces avions en location pourraient être le plan B. Mais non, ils ne seront là que pour “grounder” la flotte des cinquante-quatre F-5 Tiger», la garder au sol, si possible pour de bon.
Maudits Tiger, pestent les aviateurs: ces appareils, théoriquement «arrivés en fin de vie» mais manifestement toujours aptes au vol, sont pour eux un boulet que la gauche leur renvoie sans cesse dans les jambes avec une certaine délectation.
Coût prohibitif. Qu’en est-il de Dassault et de son cher Rafale? Reviendraient-ils à la charge si le Gripen était retoqué dans les urnes? Contacté, l’avionneur français «ne souhaite pas communiquer pour l’instant» sur son joyau dont aucun pays hormis la France n’a encore jamais passé commande vu son coût jugé prohibitif. C’est pour cette raison que l’offre de Dassault à la Suisse prévoyait une maintenance française et gratuite des appareils. Christophe Keckeis ne croit pas, lui, à un retour du Rafale dans la course, du moins pas pour l’instant.
Imaginons pourtant la conclusion d’un accord fiscalo-commercial qui satisferait les deux parties, la Suisse et la France: contre l’acquisition de Rafale par l’armée helvétique, Paris allégerait sa pression sur les questions fiscales. «C’est inimaginable», rétorque le député français de centre droit Charles de Courson, secrétaire de la commission des finances de l’Assemblée nationale, laquelle avait auditionné Pierre Condamin-Gerbier, l’ancien banquier de chez Reyl & Cie à Genève, qui à cette occasion avait fait des «révélations». «La France se bat depuis des années pour obtenir la transparence, ce n’est pas pour lâcher ça contre l’achat de Rafale. Les humoristes y verraient un coup de Cahuzac (l’ex-ministre socialiste du Budget qui avait nié l’existence d’un compte secret en Suisse, ndlr)», plaisante Charles de Courson.
«Si le peuple dit non au Gripen, il faudra peut-être patienter dix ans avant que le processus d’achat d’un nouvel avion de combat ne soit lancé, sauf si la donne géostratégique change d’ici là», ajoute sans rire du tout Christophe Keckeis. On pense immédiatement à la situation ukrainienne. Et l’on se dit que, face au géant russe comme jadis face à l’Union soviétique, le reste de l’Europe est peu de chose.
Autonomie de défense. La «carte ukrainienne» sera-t-elle un atout inattendu dans le jeu des partisans du Gripen? L’argument peut paraître cynique mais la géopolitique l’est tout autant. «Ce qui se passe à la frontière russo-ukrainienne et même en Syrie pousse les gens, en Suisse, à se poser la question de la sécurité», observe l’ex-chef des Forces aériennes, peu confiant sur l’issue de la votation du 18 mai.
Membre de la Commission de sécurité du Conseil des Etats, la sénatrice vaudoise Géraldine Savary (PS), opposée comme le reste des socialistes, les Verts, les Vert’libéraux et naturellement le Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) à l’achat du chasseur suédois, n’est bien sûr pas insensible au sort de l’Ukraine et admet la nécessité pour la Suisse d’avoir une autonomie de défense. Mais jusqu’à quel point? «Ce qu’il faut, c’est intégrer la sécurisation du ciel helvétique dans un cadre de coopération européenne», répond-elle. La conseillère aux Etats estime que le «couac», relayé presque partout à l’étranger, des avions militaires suisses au repos alors qu’un avion civil éthiopien, détourné, s’approchait de l’aéroport de Genève, le 17 février, ne doit pas offrir d’arguments aux tenants de l’achat de l’avion suédois. «Nous aurions eu les vingt-deux Gripen que cela n’aurait rien changé ce jour-là, affirme-t-elle. Je ne dis pas qu’il ne faut pas améliorer nos capacités de veille permanente, mais, encore une fois, cela ne peut se faire qu’en coopérant avec nos voisins allemand, italien et français. C’est bien cette collaboration qui a été à l’œuvre le 17 février. Il s’agissait là d’une mission de police aérienne, or nos trente-deux F/A-18 suffisent à ce type de mission. Le plan B, c’est ça.»
C’est certain: justifier l’achat de vingt-deux avions de combat à des fins de police du ciel peut paraître léger. L’armée est comme prise au piège de sa propre communication à la suite de l’affaire de l’avion éthiopien: les chasseurs suisses, entend-on, ne seraient pas contraints de rester au sol hors des «heures de bureau» si leur nombre était plus élevé.
De l’«enfumage». Si, le 17 février, il s’était agi de deux avions de combat non identifiés pénétrant dans le ciel helvétique et non d’un avion de ligne avec de nombreux passagers à bord, l’argument du nombre aurait pu être autrement porteur. Mais dans ce cas, c’est comme si on exigeait l’achat de chars d’assaut pour arrêter les chauffards sur l’autoroute: le rapport n’est pas évident.
Ces Gripen, il les faut pourtant, n’en démord pas Christophe Keckeis. «Renoncer à l’avion suédois serait une catastrophe, car c’est alors toute la flotte qu’on devrait renouveler en une fois, en fin de vie des F/A-18, et cela coûterait très cher», prévient-il. Le commandant de corps voit grand: l’armée suisse aurait besoin «de 60 à 70 avions». En comptant les roulements des personnels et la maintenance des appareils, cette quantité permettrait de maintenir en permanence en vol une police du ciel, «seule façon, selon Christophe Keckeis, d’intercepter un intrus, sachant qu’il faut huit minutes à un avion de chasse pour traverser la Suisse. Rester en alerte au sol 24 heures sur 24 ne suffit pas. Le temps que nous mettrions pour décoller, il serait déjà trop tard dans bien des cas.»
Dans ce vieux couple que forment l’armée et les antimilitaristes, Tobias Schnebli, membre du comité du GSsA, tient dignement son rang. Les affirmations de l’ex-chef des Forces aériennes le laissent sceptique. Il y voit pour partie de l’«enfumage». «Sa démonstration sur le roulement des personnels et des matériels, qui nécessiterait un nombre important d’appareils, me semble peu probante, analyse-t-il. Dans ce cas-là, pourquoi ne pas mettre en service un avion différent chaque jour de l’année? C’est sans fin. L’Autriche, qui n’est pas membre de l’Otan mais coopère avec ses partenaires européens, s’en sort avec quatorze Eurofighter.»
L’Europe, toujours l’Europe. Verdammt! Le référendum du 18 mai s’annonce comme l’étrange réplique à la votation du 9 février sur l’«immigration de masse».