Votation. Le conseiller national socialiste genevois ose plaider le refus de l’initiative de la Marche blanche, à laquelle il préfère un durcissement du Code pénal.
Propos recueillis par Julien Ruey
La campagne sur l’initiative «Pour que les pédophiles ne travaillent plus avec des enfants» promet d’être âpre. Refuser l’initiative de la Marche blanche équivaut, dans maints esprits, à soutenir les pédophiles. Pourtant, le Conseil fédéral recommande le rejet du texte. Avec le Parlement, il a concocté un durcissement du droit pénal, un contre-projet indirect, dont les dispositions entreront en vigueur début 2015. Rares sont ceux qui osent défendre cette option plus rapide, qui respecte mieux que l’initiative le principe de proportionnalité. Le conseiller national Carlo Sommaruga (PS/GE) s’y essaie non sans courage.
Au premier abord, faire opposition à une initiative qui veut combattre la pédophilie en interdisant aux individus condamnés pour de tels faits de travailler avec des enfants peut interpeller et paraître aller à l’encontre du bon sens, voire choquer. Pouvez-vous nous expliquer votre position?
Si je me bats contre cette initiative, c’est que je suis engagé depuis trente ans dans la lutte contre la pédophilie; d’abord comme père de quatre enfants pour les protéger; ensuite comme avocat de plusieurs enfants abusés, pour lesquels j’ai obtenu la condamnation des prédateurs; enfin dans l’exercice de mes fonctions au Parlement. A Berne, je travaille sur le sujet depuis maintenant dix ans. En 2008, j’ai présenté une motion demandant au Conseil fédéral d’intervenir sur la problématique de la pédophilie en conformité à notre droit et en s’inspirant de ce qui avait été fait en Belgique après l’affaire Dutroux. Je connais bien les enjeux, je m’oppose aux solutions slogans, comme celle de l’initiative de la Marche blanche, et je soutiens des propositions efficaces. Le comité regroupe des femmes et hommes politiques qui ont cette même analyse et qui ont choisi de se mobiliser lorsque les partis ont malheureusement décidé de ne pas s’engager.
Quelles sont donc les raisons de votre engagement dans l’opposition à cette initiative populaire?
C’est une question de responsabilité politique: la lutte contre la pédophilie nécessite absolument des mesures efficaces et adaptées, une loi claire et réellement applicable. C’est ce que propose d’ailleurs le contre-projet indirect, qui entrera en vigueur le 1er janvier 2015. On est loin du slogan d’une initiative aux concepts flous, dont la mise en œuvre peut prendre des années et que les tribunaux ne pourront probablement appliquer que partiellement, vu la violation du principe de proportionnalité.
Quelles sont, plus précisément, les différences entre l’initiative et le contre-projet?
D’une part, le contre-projet va bien au-delà de la question de l’interdiction professionnelle des pédophiles et, d’autre part, il vise un cercle d’auteurs de crimes nettement plus large que celui définit par l’initiative. Cela dit, la différence essentielle est celle du respect, dans le texte voté par le Parlement, du principe de la proportionnalité, qui impose aux législatures et aux juges d’appliquer une sanction adaptée à la gravité des actes reprochés au criminel. Ce n’est pas le cas pour l’initiative. Ainsi, le contre-projet permet l’interdiction professionnelle à vie lorsqu’il est à prévoir qu’une durée de dix ans ne suffira pas pour garantir que l’auteur ne représente plus de danger, alors que l’initiative applique quant à elle l’interdiction professionnelle à vie tous azimuts, notamment à la suite de rapports sexuels entre une jeune fille de 15 ans et un jeune homme de 19 ans. Le contre-projet prévoit également l’interdiction de contacts avec les victimes ou un groupe de personnes (rencontres, appels téléphoniques, envoi de messages, etc.), applicable aussi par exemple au stalking, et l’interdiction géographique (par exemple ne pas s’approcher des écoles), alors que l’initiative est muette à ce sujet.
Vous vous êtes engagé dans une bataille qui est, comme le prêtent à penser les sondages, loin d’être gagnée d’avance. Pourquoi ce choix?
Je n’ai jamais modelé mon engagement politique en fonction de la facilité d’un combat. L’essentiel est de faire passer le message. D’une part, qu’il y a des principes fondamentaux de notre Etat de droit qui doivent être respectés dans tous les aspects de la vie de notre société et, d’autre part, que le populisme ne résout rien. Je considère que le rôle d’un homme ou d’une femme politique est d’assumer avec courage ses positions afin de dépasser l’émotionnel et d’en appeler à la raison. Sans engagement, il n’y a pas de possibilité de succès.
La pédophilie est un sujet sensible et faire opposition à une initiative populaire souhaitant la combattre peut provoquer de sérieux malentendus. N’avez-vous pas eu peur d’offrir une occasion à certains de vos adversaires politiques et détracteurs de profiter de ces malentendus et de salir votre image, alors que d’autres choisissaient la discrétion?
Sur le sujet de la pédophilie, mes détracteurs me font des procès d’intention et tentent de salir mon image depuis des années. Jusqu’à ce jour sans succès. Je n’en suis plus à une basse attaque près avec ceux-ci. Je crois que la cohérence de mon engagement, notamment par mon travail concret de défense d’enfants victimes de pédophiles devant les tribunaux, comme la force de mes convictions permettent aux électrices et aux électeurs de faire la part des choses. Pour ce qui est des gens qui partagent le même avis que moi mais qui ont choisi de se taire, je rappelle que tous les populismes ont fait leur lit lorsqu’en face il y avait de la lâcheté.
Vous avez parlé du principe de proportionnalité, comment l’appliquer dans le cas de la pédophilie, qui est un acte d’une extrême violence?
D’abord, en matière de violence, un acte de pédophilie est-il plus ou moins violent qu’un assassinat, un meurtre ou des actes de torture? Quoi qu’il en soit, un acte pédophile, même unique, d’une grande brutalité démontre une dangerosité qui permet, dans le respect du principe de proportionnalité tel qu’articulé dans le contre-projet, d’interdire à vie toute activité avec les enfants. Mais est-ce que l’on va appliquer la même sanction pour des amours de jeunesse, comme évoqué avant, et pour une personne ayant violé plus de 100 enfants?! Non, bien entendu. A ce propos, ce qui est préoccupant, c’est que si, parfois, la justice débusque le prédateur sexuel juste après la première agression, dans nombres d’affaires, comme celle jugée récemment à Berne ou celle du policier valaisan, l’auteur n’est démasqué qu’après avoir abusé sexuellement de dizaines, voire de centaines d’enfants ou de personnes. On voit donc que, si l’interdiction de travail est très importante, la détection précoce d’abus, notamment par l’écoute des enfants, l’est tout autant pour mettre fin aux agissements de pédophiles en liberté encore non identifiés, arrêtés et jugés.
N’atteint-on pas dans l’horreur les limites de l’application du principe de proportionnalité?
Régulièrement, les juges sont amenés à statuer dans des situations où les limites de l’horreur sont poussées à l’extrême: des cas d’assassinats sadiques parfois multiples, de viols en bande, etc. Quelle que soit la gravité de la situation, le juge est amené à devoir apprécier la culpabilité et la personnalité de l’auteur d’un délit ou d’un crime pour sanctionner celui-ci de la manière la plus cohérente possible. Aussi horrible que puisse être un acte pédophile, il n’y a rien qui justifie que l’on renonce, seulement pour cette catégorie d’infractions, à des principes juridiques découlant de la Convention européenne des droits de l’homme.
Carlo Sommaruga
Né en 1959. Avocat, secrétaire général de l’ASLOCA romande, conseiller national (PS/GE) depuis 2003.