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«Le risque est réel d’une division de l’Europe»

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Jeudi, 17 Avril, 2014 - 05:58

Frank-Walter Steinmeier.Le ministre allemand des Affaires étrangères croit au pouvoir de la diplomatie, y compris dans la crise ukrainienne. Il entend aider l’Ukraine et, simultanément, maintenir le dialogue avec Moscou. Tout en avertissant: la Russie pourrait économiquement étrangler l’Ukraine.

Propos recueillis par Eric Gujer

Berlin est le symbole des bouleversements européens, de la victoire sur le communisme et de la guerre froide. Avec l’annexion de la Crimée par les Russes, risque-t-on de rebasculer dans le passé?

Le risque d’une nouvelle division de l’Europe est effectif. Une politique étrangère responsable doit tout mettre en œuvre pour l’empêcher. La réussite ne dépend pas que de nous, elle dépend fortement des plans ultérieurs de la Russie. Moscou doit montrer désormais si elle est prête à se détourner du chemin pris en annexant la Crimée.

Existe-t-il un indice que la Russie est disposée à changer de comportement?

Diverses appréciations suggèrent que la politique extérieure russe se conforme à un scénario déjà écrit. J’ai plutôt l’impression qu’avec sa politique, la Russie teste l’Occident et agit en fonction de la situation, certes poussée aussi par une atmosphère nationaliste qu’elle a créée elle-même dans le pays. J’espère que le commandement russe sait qu’un isolement croissant ne contribue pas à sa propre sécurité future. On verra au fil de ces prochains jours si nos entretiens, en cours depuis des semaines pour constituer des normes internationales de gestion des crises, indiquent un changement de comportement.

L’annexion de la Crimée constitue-t-elle un précédent quant à la manière de tracer désormais les frontières en Europe?

Il n’est pas possible que, sept décennies après la fin de la Deuxième Guerre et vingt-cinq ans après la fin de la guerre froide, nous nous remettions à modifier les frontières selon des critères ethniques, de langue ou de religion. Il n’existe pratiquement pas un Etat en Europe qui ne comporte des minorités. Premièrement, il est juste de faire une politique où les minorités ne sont pas exclues mais trouvent dans le pays qu’elles habitent leur patrie, leur appartenance et des droits égaux. Quand ce n’est pas le cas, il faut y travailler avec des moyens politiques. Mais, par ailleurs, il ne peut pas en résulter un droit d’agir avec des moyens militaires chez le voisin, à la manière d’un protecteur autoproclamé, et de préparer des cessions de territoires.

A quel point la Russie s’est-elle ainsi isolée sur le plan international?

Au fond, c’est à la Russie, Etat pluriethnique, que l’idée d’une correction de frontière arbitraire devrait causer le plus de souci. Le vote de l’Assemblée générale de l’ONU devrait avoir montré à la Russie qu’hors de l’Europe aussi sa politique rencontre peu d’approbation mais plutôt du scepticisme. Quand des Etats craignent que des frontières ne soient corrigées sous prétexte d’une prétendue protection des minorités et d’une nouvelle définition du droit à l’autodétermination nationale, il faut prendre la chose au sérieux.

Comment jaugez-vous la situation en Ukraine orientale? L’opinion est-elle clairement prorusse?

Non, des sondages d’opinion montrent que la plupart des gens en Ukraine orientale rejettent un ralliement à la Russie. Il est toutefois crucial que le gouvernement de Kiev fasse comprendre que sa politique ne s’adresse pas à une partie des Ukrainiens mais bien à tous. Il doit affirmer sa présence en Ukraine orientale et y inviter les gens à contribuer à l’avenir commun du pays.

Mais les manifestations sont à l’évidence coordonnées avec la Russie. Moscou entend donc poursuivre l’escalade.

Il importe que nous ne réagissions pas de manière irréfléchie. Notre politique étrangère ne se fonde pas sur des rumeurs et des supputations mais sur des faits. La mission de l’OSCE en Ukraine nous aide à récolter des faits. Il y a des indices que des provocateurs prorusses se mêlent aux manifestants d’Ukraine orientale et prennent part aux occupations d’immeubles publics. Si inquiétantes que soient les images d’Odessa, Louhansk et Donetsk, on n’assiste pas encore à l’effondrement de l’ordre public à l’est de l’Ukraine. Nous voyons que beaucoup de gens s’efforcent d’éviter cela. Il importe d’autant plus que nous réunissions aussi vite que possible les deux parties, la Russie et l’Ukraine, dans le cadre d’un groupe de contact composé de la Russie, de l’Ukraine, des Etats-Unis et de l’Union européenne.

Cette escalade est-elle une raison pour accentuer les sanctions conformément au plan par étapes de l’UE?

Nous avons eu au sein de l’UE une longue discussion, pas toujours facile, sur de possibles sanctions à l’encontre de la Russie. La voie arrêtée s’est traduite par une grande unité, une grande détermination parmi les vingt-huit Etats membres. Nous avons mis en œuvre deux niveaux de sanctions, parmi lesquelles des restrictions à la liberté de voyager et le gel des comptes de certains ressortissants russes et politiciens de Crimée. Nous avons encore dit clairement que si la Russie tente d’incorporer des portions de l’Ukraine de l’Est ou du Sud, nous déciderions aussi des sanctions économiques. Cette politique reste inchangée.

Mais, pour vous, il n’y a pas d’urgence dans l’immédiat?

Nous travaillons sur les conditions d’une stabilisation économique de l’Ukraine, à des mesures de soutien pour une réforme administrative et à la mise sur pied rapide d’une mission européenne de soutien à la réforme de la justice et de la police. De quoi contribuer à rétablir la confiance dans l’Etat de droit en Ukraine.

Vous avez dit qu’il ne fallait pas contraindre l’Ukraine à choisir entre l’Est et l’Ouest. Est-ce à dire que vous excluez une adhésion de l’Ukraine à l’UE et à l’Otan même dans un avenir plus lointain?

J’ai dit que nous devions d’abord éviter l’effondrement politique et économique du pays. C’est pourquoi l’UE et le FMI ont proposé une aide concrète. Il importe maintenant que les gens en Ukraine ressentent cette aide. A cet effet, le gouvernement de Kiev doit combattre la corruption et créer les conditions d’une bonne gouvernance. Il ne faut pas lier ce processus à une pression pour que l’Ukraine opte pour une adhésion à l’Otan ou à l’UE. Pour ce qui est de l’Otan, je partage l’avis du président américain, qui a dit qu’il ne voyait pas l’Ukraine sur le chemin de l’Otan.

La Russie a-t-elle droit à une zone d’influence en Europe de l’Est largement identique à celle de l’ancienne Union soviétique, les pays baltes exceptés?

Depuis la fin de la guerre froide, le monde a fondamentalement changé – pour nous autres Allemands en bien, puisque la réunification a été possible. Nul n’a le droit de remonter le temps et de rétablir la bipartition du monde, y compris les espaces géopolitiques associés soit à l’Ouest, soit à l’Est. L’avènement de nouveaux acteurs sur la scène internationale modifie aussi la donne. Des Etats d’Asie et d’Amérique latine voient croître leur influence économique et luttent pour plus de pouvoir politique. Cela remet en cause la réflexion géopolitique traditionnelle à l’échelle planétaire. Pour tout le monde, y compris pour la Russie.

La Russie n’a pas, par conséquent, de droit de veto quant à l’évolution de l’Ukraine et d’autres Etats de l’ancienne Union soviétique?

Non. Mais que nous le voulions ou non, l’Ukraine demeure un grand pays entre la frontière orientale de l’UE et la frontière occidentale de la Russie, avec des relations politiques, économiques et interpersonnelles étroites avec la Russie. Nous devons tout faire pour que l’Ukraine reste intacte et recouvre sa santé politique et économique. Ce ne sera guère possible sans la Russie. La plupart des entreprises ukrainiennes dépendent du marché russe, c’est une bonne raison pour ne pas couper les ponts. Aussi la tentative d’impliquer la Russie n’est-elle ni une concession ni un cadeau: elle correspond aux intérêts de l’Ukraine mais aussi aux nôtres.

Vous plaidez donc en faveur d’un dialogue constructif avec la Russie?

Votre question suppose que nous aurions une masse d’autres instruments efficaces sous la main. Je ne vois pas les choses ainsi. A moins de tabler sur le fait que, par une politique d’isolement et de sanctions, nous parvenions déjà à éliminer les entraves au commerce imposées par la Russie à l’Ukraine et à faire baisser le prix du gaz payé par l’Ukraine. Comme je n’ai pas cet espoir, je m’engage de toutes mes forces pour qu’aient lieu des négociations sérieuses incluant la Russie et l’Ukraine.

Le voyage à Kiev des ministres des Affaires étrangères allemand, français et polonais a-t-il précipité la chute du régime Ianoukovitch et, par conséquent, l’annexion de la Crimée? L’UE a-t-elle donc sa part de responsabilité dans l’escalade?

Nous sommes allés à Kiev à un moment où il y avait déjà beaucoup de morts. A notre arrivée, les Ukrainiens se tiraient dessus. A ce stade, mettre fin à ces morts et empêcher la guerre civile devait nous suffire. Aucun de nous trois n’avait l’illusion que nous tiendrions la solution. Mais il nous faut désormais d’autres initiatives pour maintenir l’intégrité de l’Etat ukrainien et lui permettre un nouvel avenir politique et économique. Cette tâche ne se liquide pas en six ou huit mois, elle nécessite des années d’efforts. Elle comporte d’impliquer la Russie dans un groupe de contact international pour la persuader qu’il n’y a pas d’avantage pour Moscou à avoir un voisin chancelant. Comme ce groupe de contact n’a même pas encore été constitué, je ne saurais dire si ce travail de persuasion réussira.

On n’a pas l’impression que la Russie soit actuellement intéressée à un dialogue. Qui a encore le contact avec Moscou?

La chancelière Merkel et moi tentons de rester en dialogue avec la Russie. Le président Obama et le secrétaire d’Etat Kerry font de même. Nous faisons tout pour que le groupe de contact international puisse entreprendre ses travaux. Ce n’est pas encore une solution mais déjà un début. Nous sommes face à un dilemme classique de la politique étrangère: au début d’une crise, l’attente d’une solution rapide augmente au rythme des informations des agences de presse. Il faut tenir. Je persiste à voir la possibilité de réunir la Russie et l’Ukraine au sein d’un groupe de contact.

Il y a peu, vous avez dit qu’en matière de politique étrangère l’Allemagne devrait désormais s’impliquer «plus tôt, de façon plus résolue et substantielle». La crise ukrainienne est-elle un test pour cette nouvelle doctrine?

Après la réunification, ils étaient sans doute nombreux, en Allemagne, non pas à croire à la fin de l’histoire mais bien à une paix perpétuelle et aux dividendes annuels, régulièrement versés, de la paix. Ce qui se passe en ce moment en Ukraine nous a bel et bien ramenés sur terre.

L’Allemagne joue-t-elle un rôle de leader au sein de l’UE en matière de politique russe?

Ce rôle de leader dans l’UE est régulièrement exigé mais n’a jamais été accepté. C’est facile à comprendre. L’UE a créé des institutions – le haut représentant pour les Affaires étrangères – permettant d’éviter toute compétition pour le pouvoir ou l’hégémonie. Je constate cependant que, parfois, les plus grands Etats membres suscitent de plus grandes attentes. En restant sur la ligne de touche à commenter le match et distribuer les notes, nous n’y répondons pas.

Quand les trois ministres des Affaires étrangères sont allés à Kiev, en février, et ont négocié un accord avec le président Ianoukovitch, ils revendiquaient clairement un leader­ship.

Le 20 février, plus de 80 personnes sont mortes dans les rues de Kiev et guère moins les jours d’avant. Lorsque nous sommes partis, beaucoup de gens nous ont déconseillé d’y aller dans une situation aussi imprévisible, car aucun d’entre nous ne savait ce qui nous attendait sur place et qui seraient nos interlocuteurs. Le danger était grand de rester planté là les bras ballants. Mais, dans un tel cas, on doit accepter l’échec éventuel des efforts diplomatiques. Il n’est pas permis de ne rien faire du tout par peur du risque.

Donc, une politique étrangère qui ne prend pas de risque n’est pas une politique étrangère?

La politique étrangère doit être ouverte à des normes inhabituelles et à des configurations peu conventionnelles pour défricher de nouveaux chemins dans des situations sans issue. Les risques en font aussi partie, certes. Mais ne rien faire est de toute façon un risque plus grand.

© Neue Zürcher Zeitung
Traduction Gian Pozzy


Frank-Walter Steinmeier

Membre du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), il devient ministre fédéral des Affaires étrangères de 2005 à 2009.
Une nomination qu’il doit à une grande coalition entre la CDU/CSU et le SPD, sous la direction d’Angela Merkel.
Une fonction qu’il retrouve en 2013, de nouveau dans le cadre d’une grande coalition.

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