Votation.Les Suisses devront se prononcer sur l’instauration d’une rémunération plancher obligatoire. L’une des plus élevées au monde.
L’introduction d’un salaire minimum va-t-elle vraiment apporter un avantage aux Suisses et à leur économie? Les citoyens diront le 18 mai prochain s’ils entendent confier à l’Etat la responsabilité de déterminer la rémunération plancher du travail, rompant ainsi avec des décennies de négociations paritaires sans intervention publique. Une question pratique certes, mais aux profondes incidences politiques et philosophiques sur l’implication de l’Etat dans le fonctionnement des rapports entre employeurs et salariés.
Inédite en Suisse, la question a trouvé une réponse positive dans 26 des 42 pays membres de l’OCDE, dont les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Italie et le Japon. L’Allemagne est en passe de les rejoindre. Dès 2017, les salariés seront payés au moins 8,50 euros l’heure.
La proposition émane d’un double regret de l’Union syndicale suisse (USS). Près d’un salarié sur deux n’est pas couvert par une convention collective de travail (CCT). De plus, les CCT de certaines professions font commencer l’échelle salariale à un niveau à peine supérieur à celui des minima sociaux.
En 1998 déjà, l’USS avait lancé une campagne visant à élever toutes les rémunérations mensuelles à 3000 francs au moins. Quatorze ans plus tard, son plancher s’est hissé de 1000 francs. Un relèvement un peu supérieur à celui du salaire médian, qui a grimpé de 5020 francs mensuels (en 1998) à 5823 francs (en 2012).
Néanmoins, ce plancher est critiqué par les employeurs et certains économistes, qui y voient non seulement une atteinte aux marges des entreprises, mais aussi à leur compétitivité. A 4000 francs mensuels, le salaire minimum proposé représente 64% du salaire médian (l’USS l’estime à 61%), l’un des niveaux les plus élevés au monde. La France a placé son SMIC à 60% du revenu médian. Or, dans la plupart des autres pays de l’OCDE, ce niveau est inférieur à 50%.
Outre aux salariés eux-mêmes, la mesure pourrait profiter aux pouvoirs publics, moins contraints d’aider des ménages modestes au travers de subventions diverses comme l’aide à l’assurance maladie, au logement ou encore à la famille. Mais elle pourrait aussi inciter les entreprises à ralentir leur embauche d’employés peu qualifiés, voire procéder à des licenciements, et ainsi pousser le chômage à la hausse dans cette catégorie de travailleurs déjà défavorisée.
Quel est l’impact réel du salaire minimum sur l’emploi? Le débat fait rage parmi les économistes depuis le début des années 80, principalement aux Etats-Unis, où les études les plus nombreuses et les plus fouillées ont été conduites sans qu’un consensus ait été dégagé. Arguant de la fixation de tarifs trop élevés, certains chercheurs concluent à la perte d’emplois, ce que d’autres contestent. La polémique a été nourrie par la volonté de Barack Obama de relever le plancher de 7,25 dollars l’heure à 10,10 dollars.
Ainsi, le National Bureau of Economic Research (NBER), qui conseille la Maison Blanche, a comparé l’évolution des marchés du travail entre différents Etats fédérés américains (libres de fixer leurs propres salaires minimaux). Au terme de leur recherche, les économistes Jonathan Meer et Jeremy West constatent des suppressions de jobs dans les régions qui relèvent leur salaire minimum.
L’Institut de recherche sur le travail à Bonn ne voit pas les choses de la même manière. Après avoir étudié l’évolution de l’embauche selon les bassins d’emploi aux Etats-Unis (qui recouvrent parfois plusieurs Etats fédérés), il ne constate pas d’écarts significatifs de part et d’autre des frontières politiques. Difficile de se faire une opinion après cela.
En Suisse, curieusement, très peu de travaux de recherche ont été menés sur le sujet alors que le débat enfle. L’USS a ouvert les feux en 2011 pour affirmer qu’«il n’y a aucun effet négatif». Ses conclusions ont été contrées à l’été 2013 par une enquête du SECO, qui conclut que le problème des bas salaires demeure plutôt marginal et qu’une intervention de l’Etat mettrait «sérieusement en péril» le fonctionnement du marché du travail en Suisse. Faute de mieux, le débat suit des lignes idéologiques. Aussi L’Hebdo a-t-il examiné la validité de cinq arguments.
Le marché du travail serait moins flexible
FAUX À 80%. Le système des conventions collectives va évidemment se poursuivre, aucun des partenaires sociaux n’ayant manifesté de volonté contraire. «Il a porté ses fruits en permettant à l’économie suisse de surmonter les crises passées en générant peu de chômage», souligne le professeur Yves Flückiger, de l’Université de Genève, spécialiste du marché du travail. De plus, les CCT organisent quantité d’autres éléments constituant les relations entre employeurs et salariés, comme la durée maximale du temps de travail et des vacances, les systèmes de formation, etc., auxquels tiennent les partenaires sociaux.
Néanmoins, Yves Flückiger redoute que l’instauration d’un plancher légal ne soit saisie comme prétexte, dans certains corps de métiers, pour mettre fin au système existant. Cela amènerait les salariés à ne bénéficier que de protections minimales légales, comme la limitation de la durée des vacances à quatre semaines par an. Le SECO, dans son rapport, va jusqu’à redouter une «véritable rupture avec la politique de formation des salaires».
l’économie serait assez forte pour supporter un minimum de 4000 francs
VRAI À 80%. Le salaire minimum proposé par l’initiative a toutes les chances d’être le plus élevé au monde. Ceux du Luxembourg et des Pays-Bas, aux structures économiques proches de celle de la Suisse, sont bien inférieurs (voir graphique page 22). Au Danemark, les partenaires sociaux se sont mis d’accord sur un salaire horaire minimal de quelque 16,80 francs. En Suède, où 90% des professions font l’objet d’une convention collective, le salaire mensuel conventionné le plus bas, celui des garçons de café, se monte à 2714 francs.
En Norvège, la situation est beaucoup plus comparable à celle de la Suisse. Le niveau des prix et des salaires y est très proche, le degré de couverture par des CCT aussi. Alors que près de la moitié des professions ne font l’objet d’aucune protection particulière, la rémunération conventionnée la plus basse, celle des coiffeuses, s’élève à 3818 francs par mois.
L’étude du SECO, qui se base sur des données de 2010, estime à 294 000 le nombre de postes de travail à temps plein et à temps partiel faisant l’objet d’une rémunération inférieure à 22 francs l’heure, soit 8,2% du total des emplois. A ce chiffre s’ajoutent environ 35 000 travailleurs des secteurs agricole et domestique. Le chiffre actuel est probablement inférieur.
Mais plusieurs corps de métiers ont relevé leurs salaires minimaux ces dernières années pour les amener à 4000 francs par mois, notamment dans la grande distribution. Là où ce seuil n’est pas franchi, les minima ont été fortement rehaussés et s’en rapprochent (les paysagistes et les boulangers, notamment).
Pour l’économiste Daniel Lampart, secrétaire général de l’Union syndicale suisse, les efforts consentis par ces corps de métiers démontrent le caractère supportable de la mesure. «Les entreprises peuvent accepter une baisse de leur rentabilité et relever certains prix.» Mais certaines PME n’ont pas la marge suffisante pour assumer une hausse de leurs coûts salariaux, et pourraient diminuer leur personnel. Quant aux augmentations de prix, elles ne sont guère possibles que dans des secteurs peu concurrentiels. Les plus menacées sont les entreprises à la limite de la survie économique, notamment les plus petites d’entre elles.
Les besoins en assistance sociale diminueraient
VRAI À 50%.«Intuitivement, le lien est évident. Mais il est plus compliqué qu’il n’y paraît de prime abord», avance Yves Flückiger. Un salarié qui voit sa rémunération augmenter a moins besoin de recourir aux subsides à l’assurance maladie, aux logements subventionnés, voire à l’aide sociale, ce qui allège d’autant les frais que les bas revenus occasionnent à la collectivité. Un économiste du syndicat Unia, Beat Baumann, a chiffré dans une étude publiée en février dernier à 100 millions de francs cet allègement. Donnée qui n’a été reprise ni par les partisans ni par les adversaires de l’initiative, tant les conditions de l’octroi d’aides peuvent être diverses et difficiles à appréhender.
Un plancher dangereux pour Les régions les moins favorisées
VRAI À 60%. Un salaire minimum de 4000 francs n’aurait pas le même effet au Tessin, où le revenu médian est de 5076 francs, le plus bas de Suisse, qu’à Zurich, où il atteint 6349 francs, le plus élevé du pays. Les adversaires du salaire minimum insistent justement sur la souplesse offerte par le système des CCT, qui permet des minima différents selon les régions, contrairement à la rigidité d’un plancher national. Une faiblesse que justifie néanmoins Daniel Lampart: «Lancer une telle initiative nécessitait la fixation d’un plancher valable dans tout le pays.» La rente AVS est du reste identique sur tout le territoire.
Les conséquences risquent d’être des disparitions, brutales ou progressives, d’emplois peu qualifiés dans les régions les plus affectées. En premier lieu dans l’industrie textile du Mendrisiotto, dans le sud du Tessin, qui emploie nombre de frontaliers. Et, dans l’arc jurassien, les segments les moins qualifiés de l’industrie horlogère et de la mécanique.
l’entrée sur le marché du travail serait plus difficile pour les jeunes
VRAI À 60%. Un salaire minimum «aurait des effets négatifs (…) pour les personnes ayant un niveau de qualification relativement faible. Il pourrait rendre plus malaisée l’entrée des jeunes sur le marché du travail», avertit l’étude du SECO. Les entreprises pourraient être tentées d’embaucher, pour le même tarif, des salariés plus âgés et plus expérimentés que des juniors qui doivent encore beaucoup apprendre. «Il y aura une baisse du nombre d’emplois peu qualifiés, notamment dans l’agriculture», ajoute Yves Flückiger.
Mais cette évolution «aurait de toute façon eu lieu. Elle ne s’en trouverait qu’accélérée», ajoute le professeur genevois.
Dans l’ensemble, les effets concrets sur l’économie suisse de l’introduction d’un salaire minimum à 4000 francs devraient être très modestes. Les entreprises qui souffriront le plus sont celles qui se situent déjà à la limite de la survie. Quant aux salariés, ils ont déjà bénéficié de la perspective de cette innovation par le relèvement, parfois massif, de leurs minima conventionnels.