Enquête.Après avoir essuyé un échec académique en Suisse, certains étudiants se tournent vers des pays comme la Hongrie et la Roumanie pour réaliser leur rêve: devenir praticien. Un exode de la dernière chance.
Une semaine avant la rentrée, grosse crise de panique. «Je ne peux pas aller vivre six ans en Roumanie!», se répète Sophie*. C’était en septembre 2013. Sept mois plus tard, cette Valaisanne de 25 ans semble encore incrédule à l’idée d’avoir commencé des études de médecine à l’Université Iuliu Hatieganu de Cluj, petite ville de 300 000 âmes située en Transylvanie. Mais, après un double échec aux examens de première année à l’Université de Neuchâtel (lire «Etudes de médecine, le grand gâchis humain», dans «L’Hebdo» du 10 avril), s’expatrier était pour Sophie la seule solution pour continuer à étudier la médecine et réaliser son rêve de petite fille: «réparer les gens». «J’ai entendu parler de Cluj sur des forums internet d’étudiants français», explique-t-elle, via Skype.
Sophie n’est pas la seule à avoir mis le cap à l’Est. A Cluj, dix Suisses sont inscrits à la filière francophone ou anglophone de médecine humaine ou dentaire. Autre exemple, cette fois-ci en Hongrie, où six Suisses suivent la filière germanophone ou anglophone de médecine humaine ou dentaire à l’Université de Semmelweis, la plus ancienne école de médecine de Budapest. A la clé de ces cursus? Le précieux sésame qui leur permettra d’exercer partout en Europe, y compris en Suisse, grâce à une directive européenne de 2005 instaurant la reconnaissance mutuelle des diplômes au sein de l’Union européenne (UE). Longtemps ignoré en matière de formation, l’ancien bloc soviétique se profile désormais comme un eldorado pour les recalés de médecine en Suisse.
Contourner les quotas. Il y a encore dix ans, les étudiants suisses s’exilant après un échec en médecine optaient quasi exclusivement pour l’Europe de l’Ouest, Allemagne, France et Italie en tête. Mais de nombreux pays européens ont fini par se défendre des effets négatifs de la libre circulation au sein de l’UE: face à des facultés inondées d’étudiants étrangers prêts à tout pour devenir médecins, plusieurs gouvernements ont instauré des quotas pour sauvegarder la qualité de l’enseignement académique.
Par exemple, depuis 2012, la Belgique n’admet que 30% de non-résidents en première année de médecine. Les heureux élus sont choisis par un tirage au sort, aussi appelé la «roulette belge». Une méthode qui a découragé Alain*: après un double échec en première année de médecine à l’Université de Lausanne, ce Valaisan de 23 ans a préféré miser sur Cluj.
Il faut dire qu’à l’Université de médecine et de pharmacie Iuliu Hatieganu de Cluj, les étudiants étrangers sont recrutés sur dossier. «A partir d’un système de points, chaque faculté sélectionne les candidats avec les meilleurs résultats personnels et professionnels», explique le professeur Andrei Achimas, directeur du Centre intégré de l’éducation et de l’information de l’université roumaine. Et si l’Université de Semmelweis fait passer un concours d’entrée, «les Suisses franchissent facilement cette étape grâce la qualité de l’enseignement qu’ils reçoivent dans les gymnases helvétiques», admet Catherine*, une Tessinoise entrée dans l’établissement hongrois après un échec au premier semestre de médecine à Lausanne.
Autre facteur décisif lors du choix d’une université: la langue. Depuis l’ouverture d’une filière francophone en médecine, dentisterie et pharmacie à Cluj, en 2000, des centaines de Français débarquent chaque année dans les amphithéâtres roumains. Internet aidant, les Romands commencent timidement à leur emboîter le pas.
Du côté de Semmelweis, les filières germanophone et anglophone en médecine humaine, dentaire et en pharmacie accueillent des étrangers depuis le milieu des années 80. La première vague d’étrangers a commencé à arriver après la chute de l’URSS, en 1990. Mais la véritable explosion a eu lieu lors de l’entrée de la Hongrie et de la Roumanie dans l’Union européenne – en 2004 et 2007, respectivement.
Sur 12 985 élèves, Semmelweis accueille actuellement 2910 étrangers. A l’Université de Cluj, la proportion est bien plus élevée, avec 2224 étrangers sur un total de 8344 étudiants. Rien que pour l’année 2013-2014, elle en a intégré 500.
Atout financier. Pour les étrangers en question, cette émigration a bien sûr un prix. A Cluj, il est de 6000 francs par an. A Semmelweis, en fonction de la faculté et de la langue choisies, il leur faudra débourser entre 5000 et 8000 francs. Des tarifs exorbitants au regard de la quasi-gratuité de la formation helvétique (500 francs par semestre), bien que compensés par quelques bourses et le coût très bas de la vie quotidienne.
«C’est la seule chose qui me dérange avec ces universités privées: elles créent une discrimination sociale, regrette Laurent Bernheim, vice-doyen de la faculté de médecine de l’Université de Genève. Ce sont des start-up qui ne cherchent pas à nous aider, mais à remplir leurs caisses.»
Il est vrai qu’à Semmelweis, les revenus engrangés par les étudiants étrangers représentent 50% du budget de l’université. A Cluj, on n’articule pas de chiffres mais, selon Andrei Achimas, «ça compte beaucoup, et nous permet de moderniser nos infrastructures».
Pas étonnant que ces universités tentent d’attirer un maximum d’étrangers. En ce qui concerne la Hongrie, des représentants payés par quatre grandes universités recrutent à travers le monde entier de nouveaux élèves. A Genève, Emese Szalai assure ce rôle depuis deux ans. Et, pour l’instant, ce sont les vaches maigres. «Seules deux ou trois personnes m’ont contactée», regrette-t-elle. C’est que le nombre d’étudiants qui s’intéressent à la Hongrie est encore faible, et les informations se transmettent plutôt par le bouche à oreille. Ainsi, les étudiants contents de leur passage restent pour l’instant les meilleurs ambassadeurs d’universités comme Cluj ou Semmelweis.
Une nouvelle vie. Des travaux pratiques pour chaque branche, des classes plus petites, des professeurs plus attentifs, un contact plus précoce avec des patients plus nombreux et des cas plus variés, une meilleure ambiance de classe et un taux d’échec plus faible: les avantages par rapport à la Suisse ne manquent pas aux yeux de nos exilés, même si certains se
passeraient bien des cours obligatoires de roumain ou de hongrois.
Sans oublier les différences culturelles, ces petits zestes d’exotisme qui donnent son sel au quotidien. «Certains professeurs hongrois veulent qu’on se lève au début des cours et qu’on applaudisse à la fin», s’amuse Catherine. Mais le plus grand avantage, à en croire Alain, «c’est le droit de pouvoir poursuivre nos études en médecine».
Comme Sophie, Alain a échoué deux fois son examen de chimie et physique, des branches qu’ils jugent tous deux «non médicales». «C’est injuste qu’on nous élimine pour cette raison alors que la Suisse manque de médecins», s’emporte le jeune homme.
Le genre de propos qui irrite Pierre-André Michaud, vice-doyen de la faculté de biologie et de médecine de l’UNIL. «D’une part, nous avons nettement diminué la part des branches scientifiques en première et deuxième années. D’autre part, nous ne limitons pas les places de formation pour le plaisir, mais parce que, pour former des médecins, il faut des malades. Or, nous n’en avons pas assez dans les hôpitaux. Nous allons bientôt former 220 au lieu de 160 étudiants par an, c’est déjà énorme.»
De son côté, Laurent Bernheim insiste: le problème de la Suisse n’est pas le manque de médecin, mais leur choix d’orientation. Il y a trop de spécialistes et pas assez de généralistes. «Il est normal que ces élèves ressentent une injustice. Mais le système de formation n’est pas à remettre en cause, car nous sommes obligés de trier. Ce qui ne signifie pas que ceux qui échouent ne feraient pas de bons médecins.»
Droit de retour. Malgré leur mauvaise expérience dans les universités helvétiques, les étudiants émigrés veulent coûte que coûte faire leur internat en Suisse. L’argument principal? Le salaire. En Roumanie, un interne touche entre 400 et 500 francs par mois, alors qu’en Suisse c’est 5000 francs au minimum. Un fossé qui s’élargit à mesure que les années et l’expérience s’accumulent. «On ne peut pas rivaliser avec les salaires à l’Ouest. Pour l’instant, nous n’arrivons pas à persuader nos étudiants étrangers de rester en Hongrie», déplore Jozsef Tímár, vice-doyen des affaires pédagogiques de l’Université de Semmelweis.
Une mauvaise rémunération qui engendre aussi de la cor-ruption. «En Roumanie, les patients donnent facilement de l’argent aux médecins pour recevoir de l’attention, c’est une tradition que nous avons héritée du communisme», explique un médecin roumain travaillant au CHUV depuis une dizaine d’années.
Une question turlupine toutefois les étudiants que nous avons interrogés: une fois rentrés au bercail, seront-ils considérés comme des praticiens comme les autres ou comme des «sous-médecins»? Seront-ils accusés d’avoir «acheté leur diplôme» dans un pays ex-communiste?
A en croire les professionnels du secteur, il n’y a aucune inquiétude à se faire. Une fois leur diplôme reconnu par la MEBEKO, la Commission fédérale des professions médicales, ces jeunes gens pourront être engagés comme n’importe qui d’autre. «Nous considérons que les diplômes européens ont la même valeur qu’un diplôme suisse», précise Darcy Christen, porte-parole du CHUV Et quid des conséquences du vote du 9 février sur l’immigration de masse? Pour l’hôpital universitaire vaudois comme pour l’administration fédérale, elles sont pour l’instant impossibles à estimer.
Bon accueil. L’exemple de Sarah* le prouve: le retour des étudiants made in Eastern Europe peut se faire sans problème. Après un échec en médecine à l’Université de Genève, Sarah est partie faire ses études en Lituanie pendant six ans. Revenue il y a quelques mois, cette jeune femme a tout de suite trouvé un internat dans un hôpital genevois.
«J’ai longtemps eu honte de mon parcours. Mais je me rends compte que ça m’a rendue polyvalente et que ça m’a ouvert l’esprit. Je comprends mieux les étrangers qui travaillent avec moi, les patients aussi. Quand les gens voient mon CV, ils sont surpris en bien, ça les intrigue. Je n’ai jamais été confrontée à de l’animosité.»
Laurent Bernheim abonde: «Ces étudiants font preuve de beaucoup de courage en allant à plusieurs centaines de kilomètres de chez eux parce qu’ils ne veulent pas renoncer à la médecine.»
Une vision résolument différente de la France, qui a voulu édicter, en 2011, un décret visant à interdire aux étudiants partis ailleurs en Europe après avoir été recalés de revenir faire leur internat dans l’Hexagone. Attaqué devant le Conseil d’Etat par la Corporation Médecine Cluj, l’association des étudiants francophones de l’université roumaine, le décret n’a finalement pas passé.
«Interdire n’est pas la solution, réagit Jürg Schlup, président de la Fédération des médecins suisses. Il n’y a aucune raison de rendre ces expatriations illégales, c’est la liberté de chacun de partir. Ce qu’il faut, c’est une démarche positive et une augmentation du nombre de places de formation de médecins en Suisse.» Voilà qui éviterait à certains un long déménagement. Et des crises de panique.
*Noms d’emprunt
Reconnaissance des diplômes
Hors de l’Union européenne, attention aux mauvaises surprises!
Si l’on s’en tient aux classements internationaux des écoles de médecine, les établissements les plus prestigieux se trouvent pour la plupart en dehors de l’Union européenne (UE). En Australie ou au Canada et, surtout, aux Etats-Unis: Harvard, Stanford et Columbia en tête. Pas étonnant que, après avoir essuyé un échec en médecine ou avant d’en risquer un, certains étudiants suisses décident de traverser l’Atlantique pour découvrir les secrets du corps humain. Seul problème: la Confédération ne reconnaît pas les diplômes en médecine humaine, dentaire ou en pharmacie décernés hors de l’UE ou de l’Association européenne de libre-échange (AELE), dont font partie l’Islande, le Liechtenstein, la Norvège et la Suisse.
Il est toutefois possible d’obtenir un diplôme fédéral, indépendamment de sa nationalité. C’est la Commission fédérale des professions médicales, la MEBEKO, qui décide au cas par cas si un requérant remplit les conditions d’admission à cet examen et s’il doit passer l’ensemble des épreuves ou seulement une partie. Elle se base sur le parcours et l’expérience professionnelle du candidat, en particulier dans le système de santé suisse.