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«Hurricane» Carter, mort d’une chanson

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Jeudi, 24 Avril, 2014 - 05:57

Destin.L’itinéraire de Rubin Carter, mort cette semaine et qui passa presque vingt ans en prison, restera une chanson de Dylan emblématique d’un genre militant.

Rubin «Hurricane» Carter est mort cette semaine à Toronto, libre, d’un cancer de la prostate, à 76 ans. Mais il demeurera de lui une immense chanson. D’abord parce qu’elle dépasse les huit minutes, ce qui est plutôt rare pour un single qui parvint à être assez bien classé (31e) au Billboard, le hit-parade américain. C’est une immense chanson parce qu’elle ouvre et demeure le titre le plus fameux de Desire (1975): un des grands albums de Bob Dylan.

Tous les albums de Dylan ou presque sont «controversés», mais celui-là tient bien les années: Bob souriant – c’est rare – sur la pochette, genre cow-boy-pâtre hippie à chapeau, violonades folk, un rien de bouzouki, Emmylou Harris en invitée de luxe pour les chœurs.

Hurricane avait été un enjeu compliqué dès sa conception. Dylan avait lu la biographie du boxeur Rubin Carter, condamné quelques années plus tôt pour un triple meurtre au Lafayette Bar de Paterson, dans le New Jersey. Le livre s’appelait Le 16e round. Carter l’avait envoyé lui-même à Dylan, au vu des engagements du chanteur pour les droits civiques. L’affaire était polémique: un jury exclusivement composé de Blancs avait condamné en 1967 Rubin Carter et son ami John Artis à la perpétuité. Mais les témoins étaient tout sauf fiables (un cambrioleur miteux parmi eux, des versions qui changeaient tout le temps, pressions policières, etc.) et Carter comme Artis n’avaient jamais cessé de clamer leur innocence.

Bon boxeur. Surtout, «Hurricane» (son surnom en raison de son style sur le ring) était à l’époque un bon boxeur poids moyen, classé dans le top 10 de sa catégorie. Il avait encore une chance d’aller un jour au titre mondial. On ne voit pas très bien pourquoi il se serait mis en tête d’entrer dans un bar pourri aux fins d’y dézinguer tout le monde.

Dylan alla donc voir Carter en prison, et décida d’écrire une chanson sur lui avec Jacques Levy, metteur en scène de théâtre et compositeur avec lequel il collaborait sur Desire. Il fallut réenregistrer la chanson peu avant la sortie de l’album: Dylan, selon les avocats de sa maison de disques, ne pourrait pas éviter un procès en raison de sa mise en cause de certains intervenants de l’affaire. Il ratura, édulcora, recommença. Il y eut quand même un procès.

Mais cette chanson écrite comme un fait divers résonnait particulièrement. Dylan avait lui-même déjà donné dans le protest song. Et il considérait ce splendide Hurricane comme tel, une chanson contre l’establishment. Prendre des faits divers comme matériau de base, en héroïsant les personnages, même ou surtout sulfureux, est une vieille histoire de la chanson américaine, et au-delà: blues et country, pop et même variété sont bourrés d’exemples du genre.

Mais souvent, il s’agit d’affaires passées, aux limites de la mythologie: la Ballade de Sacco et Vanzetti, que chantait Joan Baez en 1971, raconte une histoire d’anarchistes des années 20, on ne prend pas de risques. Gainsbourg et son Bonnie and Clyde (1968) renvoient aussi à du gangstérisme alors vieux de 40 ans. Se saisir en revanche, comme dans Hurricane, d’une affaire encore chaude, sur laquelle il est possible d’influer encore, demeure très rare. Sapho tenta par exemple, en 1986, un refrain sur la mort de l’étudiant franco-algérien Malik Oussekine, tué lors d’une bavure policière. Coup de poing, prise de conscience. Cela ne pouvait cependant pas ramener le jeune homme à la vie. Autre exemple, en 1975, Maxime Le Forestier chante La vie d’un homme, prenant la défense de Pierre Goldman, intellectuel d’extrême gauche ayant glissé dans le banditisme.

C’est sans doute l’affaire Rodney King, tabassé par des policiers en 1991 à Los Angeles, qui est la plus proche de la genèse de Hurricane. Encore un Noir, face à des policiers blancs, un dérapage limpide, mais un procès où les flics sont d’abord acquittés, des émeutes: une dizaine de chansons sont écrites dès 1993 sur King, dont des titres signés Billy Idol ou Ben Harper.

Depuis, la culture hip-hop a fait son œuvre, et les griots du beat n’ont cessé de multiplier les exemples de faits divers devenus tubes de rap (l’assassinat de Tupac Shakur en a produit une flopée), racontant la société américaine comme un genre de western urbain où la casquette à l’envers a remplacé le bon vieux stetson.

Militant actif. Hurricane demeure cependant un cas à part, à la magie presque inégalée. D’autres personnalités, de Joni Mitchell à Muhammad Ali, prirent à l’époque fait et cause pour le boxeur condamné. Des concerts de soutien pour Rubin Carter furent organisés, à New York en 1975, puis à Houston l’année suivante: les présences de Stevie Wonder, de Ringo Starr ou de Santana n’empêchèrent d’ailleurs pas un relatif flop de l’événement. Mais l’argent recueilli permit tout de même à Carter d’engager un nouvel appel devant les tribunaux. De rebondissements judiciaires en rétractations de témoins, il fut libéré finalement en 1985.

Depuis, après dix-neuf ans de détention, Rubin Carter avait vécu une existence de militant actif contre les condamnés à tort. Il avait reçu des doctorats honoris causa de diverses universités, et surtout l’hommage d’un bon film en 1999, Hurricane Carter, signé Norman Jewison, pour lequel Denzel Washington fut nommé aux oscars.

Petit doute. Il est mort maintenant, lui qui déclarait: «Pendant mes années sur cette planète, j’ai vécu en enfer pendant les quarante-neuf premières années, puis au paradis pendant les vingt-huit dernières.» Reste cette colère échevelée et lyrique de huit minutes et trente-trois secondes, ce «Here comes the story of the Hurricane…» qui met des frissons sur les bras. Et puis, pour être honnête, un minuscule, infinitésimal doute, quand même. Car on n’a jamais retrouvé les vrais meurtriers du Lafayette Bar.

Oui, le procès était inique, les preuves pas convaincantes, l’instruction contre Carter et son pote scandaleusement biaisée à charge, le racisme du verdict évident. Mais alors, qui a tué? Les exégèses de Dylan – elles sont innombrables, il y en a à chaque coin de rue – continuent de confronter les paroles de la chanson et ce que l’on sait des faits et témoignages. Dylan était-il trop bienveillant? A-t-il trop laissé dans l’ombre le passé délictueux de la jeunesse du boxeur? S’est-il lui-même lassé de cette histoire, dont il ne parlait plus? Il n’a chanté Hurricane sur scène que 33 fois dans toute sa carrière.

La dernière, c’était à l’Astrodome de Houston, au Texas, le 25 janvier 1976.

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Marty Lederhandler / Keystone
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