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Vartan Sirmakes: Les horlogers ont toujours su se débrouiller

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Jeudi, 24 Avril, 2014 - 05:58

Horlogerie.Jamais à court de nouveaux projets, Vartan Sirmakes, patron du groupe Franck Muller Watchland, vient de lancer un fonds d’investissement centré sur l’industrie du luxe. Rencontre.

Les marques d’horlogerie de luxe ont eu tendance ces dernières années à construire des bâtiments futuristes pour abriter leur siège et leurs usines. Pas le groupe Franck Muller Watchland qui poursuit son développement à Genthod, près de Genève, dans un parc spectaculaire avec vue sur le lac et le Mont-Blanc.

Le maître des lieux a en effet opté pour une architecture plus classique. Il devrait d’ailleurs poser la première pierre de deux usines supplémentaires, d’ici à fin 2014 ou début 2015. Une nouvelle étape pour une entreprise qui a défrayé la chronique il y a quelques années. Alors en conflit ouvert et public, les deux fondateurs, l’horloger Franck Muller, qui a donné son nom à la marque, et Vartan Sirmakes se sont depuis réconciliés et continuent de collaborer. Désormais seul à la direction opérationnelle du groupe, ce dernier nous explique ses projets. Et revient sur la crise des années 2008-2010.

Vous venez de lancer le V Global Luxury Fund. Avec quel objectif?

Il s’agit avant tout d’investir dans des sociétés cotées, actives dans le luxe. Mais il se peut aussi que, au cas par cas, nous nous engagions dans des entreprises non cotées qui cherchent un repreneur. Nous avons créé ce fonds basé auprès de la BNP au Luxembourg, en collaboration avec la société londonienne Omada Capital.

Votre rôle dans ce partenariat?

Omada Capital apporte son expertise financière. Et nous notre connaissance de l’industrie du luxe. Je vous donne un exemple: on voit depuis des années les grands groupes français racheter des marques horlogères helvétiques. Pourquoi n’investirions-nous pas depuis la Suisse dans des entreprises de maroquinerie, en France? Je vois de belles
possibilités dans le secteur du cuir, d’ailleurs curieusement négligé par les Français eux-
mêmes.

Vous lancez de nouveaux projets, vous vous diversifiez. Mais, à terme, une marque comme Franck Muller peut-elle rester indépendante?

Bien sûr. A trois conditions: il faut travailler dur. Cultiver sa créativité. Et développer son réseau de clientèle. J’en ajouterai une quatrième: la prudence. Franck comme moi-même venons de familles qui nous ont inculqué l’esprit de prudence: les belles années sont forcément suivies de temps plus difficiles. Il faut donc savoir faire le gros dos. Eviter d’être trop endetté.

Vous avez surmonté plusieurs crises depuis le lancement de la marque Franck Muller, en 1992. Où en êtes-vous aujourd’hui?

Nous allons ajouter deux bâtiments d’une surface supérieure aux usines déjà existantes, ici, à Genthod. On devrait en lancer la construction à la fin de l’année ou au début de 2015. L’idée, c’est de regrouper nos collaborateurs et de diminuer nos lieux de production, quatorze actuellement. Même si nous sommes, dans le même temps, en train d’agrandir notre usine de cadrans dans le Jura, par exemple.

Avec le recul, quel regard jetez-vous sur la crise des années 2008-2010?

Nous avons dû nous séparer de 239 collaborateurs, ce qui a été douloureux. A l’époque, ce redimensionnement a fait pas mal de bruit. C’est que, contrairement à d’autres entreprises horlogères, nos employés, eux, étaient au bénéfice de contrats à durée indéterminée (CDI). Nous n’avions donc pas cette soupape constituée de travailleurs temporaires. Depuis, nous avons engagé de nouveau, une septantaine de personnes. Actuellement, l’entreprise compte 550 employés.

Combien de montres produisez-vous? Et quel est votre chiffre d’affaires?

Nous fabriquons entre 40 000 et 43 000 pièces par année. Si vous prenez un prix moyen de 6500 francs à la sortie de l’usine, nous atteignons un chiffre d’affaires de 280 millions. Mais attention, si nous contrôlions notre distribution et les réseaux de vente dans les mêmes proportions que Richemont ou Swatch Group, nous serions plutôt à 500 millions de francs.

Vous aviez, à l’époque, élargi votre offre en lançant ou en rachetant plusieurs autres marques. En redimensionnant l’entreprise, vous avez aussi choisi de vous recentrer sur les montres Franck Muller. Vous étiez-vous dispersé?

Comme d’autres, nous avons été un peu victimes de l’euphorie du début des années 2000. Même si notre priorité a toujours été la marque Franck Muller. Nous avons tiré des leçons de cette période et, aujourd’hui, même si l’industrie horlogère se porte bien, même si je suis plutôt optimiste pour son avenir, il faut bien reconnaître que l’actualité peut nous réserver des surprises. Plusieurs régions du monde sont en ébullition. A commencer par l’Ukraine et la Russie.

Observez-vous un changement d’habitudes chez les amateurs de belles montres?

Vous savez, il existe une subtile alchimie entre les créateurs et les clients. En période de turbulences, les consommateurs veulent des modèles plutôt discrets. Et quand les beaux jours reviennent, ils ont tendance à se lâcher. Il faut alors pouvoir les suivre. Parce que, de toute éternité, les êtres humains ont désiré avoir de beaux objets au poignet.

Va-t-on renouer avec l’exubérance passée?

Avant la crise, nous avons assisté à l’apparition d’une ribambelle de marques indépendantes, certaines lancées par de riches collectionneurs. Beaucoup d’entre elles rencontrent aujourd’hui de gros problèmes, d’autres ont été comme nivelées. Le marché est devenu plus concurrentiel, avec des baisses de prix de 40 ou 50% pratiquées notamment par certaines grandes marques. Voilà pourquoi il faut rester très vigilant.

Avec votre partenaire Franck Muller, vous avez été parmi les premiers en 1992 à oser lancer une nouvelle maison de haute horlogerie. Quelles sont les conditions d’un développement à long terme?

Dans l’horlogerie, on parle beaucoup de verticalisation, mais en se focalisant trop souvent sur la vente. Notre premier souci, avec Franck, ça a donc été l’approvisionnement en fournitures et en composants. Les premières années, nous passions plus d’un tiers de notre temps entre la vallée de Joux, Neuchâtel et La Chaux-de-Fonds, chez nos sous-traitants. Voilà pourquoi nous avons d’emblée investi dans l’achat de machines à commande numérique, dans l’outil de production. Au final, c’est une question de survie. Nous n’avons pas trop ressenti la crise de la fin des années 90. En revanche, nous avons beaucoup pâti un peu plus tard du conflit d’actionnaires qui nous a opposés, Franck et moi.

L’avez-vous surmonté?

Le conflit est réglé. Franck a choisi une autre vie. Ce que je comprends. Il habite à Monaco, il ne travaille plus à l’établi. Il ne veut plus être pris par les aléas de la production. En revanche, il nous représente volontiers et avec beaucoup de sérieux aux quatre coins du monde. Notamment en Asie. Avec le recul, je relativise ce que je considère comme une erreur de jeunesse. Ce conflit nous a beaucoup appris à tous les deux. D’ailleurs, regardez les grands groupes horlogers… Qui n’a pas eu, à un moment ou à un autre, un conflit d’actionnaires? Nous appartenons à une industrie par essence très émotionnelle.

Et quid de l’accord entre la Commission de la concurrence (COMCO) et le Swatch Group sur la baisse annoncée des livraisons de mouvements, d’ébauches et de composants à la fois aux marques horlogères et aux fabricants de mouvements?

Je suis très philosophe par rapport à cette question. Au XVIIIe siècle déjà, à l’époque d’un certain Frédéric Japy qui fournissait toute l’Europe en ébauches, la question de l’approvisionnement s’est posée. Les horlogers se sont toujours débrouillés. Ce serait faire insulte à leur immense savoir-faire en matière de machines-outils que de penser qu’ils ne pourraient pas trouver de solutions. Au final, la COMCO a régulé le marché avec sagesse. En nous laissant, à mes collègues et à moi-même, le temps de nous réorganiser.

Vous concentrez vos capacités de production à Genthod. Mais, dans le même temps, vous conservez des ateliers à l’étranger. Pour quelle raison?

Remettons les choses en perspective: j’emploie six personnes dans un atelier de production à Monaco. Et une douzaine dans un atelier de polissage en Arménie. Par rapport aux 550 collaborateurs suisses de l’ensemble du groupe, c’est peu, vous en conviendrez. Toujours en Arménie, dont je détiens le passeport, j’ai aussi fondé une banque, l’Armswissbank. Parce que le cadre juridique en vigueur dans ce pays est à la fois rigoureux et incroyablement favorable et que, tout simplement, c’est un projet qui m’a motivé. J’aime les nouvelles aventures. Cet établissement d’une centaine d’employés ne me rapporte certes pas des fortunes, mais c’est un joli succès.

Les groupes horlogers se lancent presque tous dans la joaillerie. Vous qui, à la base, êtes du métier, avez-vous des projets dans ce secteur?

Je suis sertisseur de formation, c’est vrai. Et même si je viens d’une famille de joailliers, je vais à l’avenir rester centré sur les montres. La haute joaillerie, comme l’horlogerie, s’ancre dans une tradition. Et celle-ci est avant tout parisienne et italienne. Eventuellement londonienne. Difficile de se lancer de manière crédible dans ce domaine si vous n’en maîtrisez pas les codes et les savoir-faire. Même chose avec la haute couture: qui veut créer une nouvelle maison ne l’installe pas à Lyon ou à Marseille.

Le groupe Franck Muller Watch­land, dites-vous, réunit tous les atouts pour rester indépendant des géants du luxe. Votre fils Sassoun est-il appelé à prendre un jour des responsabilités à vos côtés?

Une fois par semaine, mon fils aîné passe à la manufacture. J’ai toujours pensé que les enfants doivent commencer par faire leurs preuves. Dans cette optique, avec un associé, il a lancé sa propre marque, les montres Cvstos. Il est indépendant. J’en suis très heureux.


Vartan Sirmakes

Né à Constantinople en 1956, il s’installe à Genève à l’âge de 18 ans et suit un apprentissage de joaillier-sertisseur. Il ouvre ensuite son atelier qui se transforme en une entreprise qu’il développe toujours dans le domaine de l’horlogerie. La manufacture de montres finies devient alors un objectif, qu’il concrétise en 1991 en s’unissant avec Franck Muller. Il vient de créer le V Global Luxury Fund, qui investit principalement dans des sociétés cotées du secteur du luxe.

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