Interview.L’ancien ministre allemand attend de l’Europe qu’elle poursuive au plus vite son intégration politique, qu’elle se montre dure envers Poutine dans le cadre de la crise ukrainienne. Et il revient sur le vote du 9 février.
Alain Jeannet et Michel Guillaume
Il reçoit L’Hebdo dans un bureau cossu, en plein centre de Berlin, qui sert aussi d’antenne allemande d’Albright Stonebridge Group, l’entreprise de conseil de l’ancienne cheffe des Affaires étrangères des Etats-Unis, Madeleine Albright. Joschka Fischer ne regrette pas un instant d’avoir quitté définitivement la scène politique après avoir officié durant huit ans (1998-2005) comme vice-chancelier au sein des deux cabinets du social-démocrate Gerhard Schröder. Il y a marqué de son empreinte la politique étrangère allemande en soutenant une intervention militaro-humanitaire dans les Balkans et en Afghanistan.
Plus que l’écologie, c’est désormais le destin de l’Europe qui passionne Joschka Fischer. Dans le cadre d’un prochain livre consacré à l’Etat fédéral que pourrait devenir l’UE, il a beaucoup étudié l’histoire helvétique, notamment la période de la création de la Suisse moderne de 1848. Et il sera l’un des orateurs vedettes du Forum des 100 que L’Hebdo organise le 15 mai.
Joschka Fischer, quels rapports entretenez-vous encore avec Gerhard Schröder?
Je l’ai vu récemment à l’occasion de son 70e anniversaire. Mais nous ne sommes pas mariés.
Vos avis divergent totalement à propos de la Russie. Gerhard Schröder s’étonne que les Européens soient incapables de comprendre ce pays. Ne le pouvez-vous vraiment pas, Joschka Fischer?
J’essaie de comprendre la Russie, mais comprendre ne signifie pas approuver. Vladimir Poutine a commis une énorme erreur sur la Crimée et l’Ukraine. Il surestime la Russie. Ce pays n’a plus la capacité de redevenir une puissance mondiale, à moins qu’il n’entreprenne une vraie modernisation. Et celle-ci, je ne la vois pas du tout venir.
C’est ce que vous espériez lorsqu’il est devenu président en 2000?
Je ne me suis jamais fait d’illusion sur ses intentions. Vladimir Poutine avait trois buts en arrivant au pouvoir. Premièrement, redresser un pays qui était à genoux. Deuxièmement, refaire de la Russie une puissance mondiale. Et, troisièmement, tirer profit de ce statut. Pour y parvenir, Poutine devrait entreprendre de grandes réformes économiques et sociales. Or, il est en train d’isoler la Russie. Il devrait ouvrir son pays vers l’Europe et l’Occident, mais il ne le fait pas.
Que pourrait faire l’Europe dans ce contexte?
Plus l’Europe se montrera dure envers la Russie, plus elle contribuera à une désescalade de la situation dans la région. Plus elle se montrera compréhensive, plus elle incitera la Russie à poursuivre sa politique actuelle, car Moscou interprétera cette attitude comme un signe de faiblesse, voire de décadence.
La situation est de plus en plus tendue en Ukraine. Vladimir Poutine est-il un danger pour la sécurité en Europe?
Il est surtout un danger pour l’avenir de la Russie. Je ne crois pas que Vladimir Poutine souhaite en arriver à un conflit militaire. En revanche, il a bel et bien l’intention de déstabiliser l’est de l’Ukraine. Poutine tient à rétablir son pouvoir sur l’Europe de l’Est comme à l’époque de l’Union soviétique.
Quelles erreurs l’UE a-t-elle commises en tentant de signer un contrat d’association avec l’Ukraine?
L’UE n’a pas agi de manière optimale, déjà bien avant ce contrat. Pas seulement l’UE d’ailleurs: de nombreux Etats comme l’Allemagne – à l’exception de la Pologne et des pays baltes – ont sous-estimé le rôle que joue l’Ukraine en Europe de l’Est, alors qu’elle est la pierre angulaire dans cette région.
Jusqu’où Poutine ira-t-il?
Poutine est tout sauf un fou. Il pense de manière très rationnelle. Comme il veut rétablir le statut de puissance mondiale de la Russie, il ne s’écartera pas de cette ligne. Il veut accroître son influence en Europe non pas militairement, mais par le biais de sa politique énergétique. Les Européens doivent s’y préparer. Cela dit, je ne suis pas un grand partisan des sanctions. Je pense que la Russie se punit elle-même déjà beaucoup lorsqu’une de ses Chambres envisage d’exproprier les biens d’investisseurs étrangers, ce qui a provoqué des fuites de capitaux pour 70 milliards de dollars. On voit bien que Poutine ne réfléchit pas à long terme.
Une partie des membres de l’UE a peur du rôle de plus en plus dominant de l’Allemagne sur le continent.
C’est un fait que les Suisses occultent. Historiquement, l’UE a été créée pour éviter un Etat hégémonique, en l’occurrence l’Allemagne. L’Etat national allemand est jeune. Depuis sa création, en 1871, il a presque toujours eu de la peine à gérer son problème de taille critique, trop grande pour l’Europe, mais trop petite pour devenir une puissance mondiale. Le grand problème, c’est que l’Allemagne n’a pas de mythe incarnant un idéal de liberté comme ferment d’une identité nationale, contrairement à la France ou à la Suisse par exemple. Elle a dès lors développé une identité fondée sur un romantisme politique irrationnel qui a conduit à cette volonté d’hégémonie et à deux guerres mondiales. Aujourd’hui encore, les Allemands ne sont pas à l’aise dans ce rôle de dominateur en Europe. C’est la raison pour laquelle il faut poursuivre au plus vite l’intégration européenne sur le plan politique. Ceux qui souhaitent que l’UE n’existe pas ou qu’elle échoue – il y en a beaucoup en Suisse – n’en mesurent pas les conséquences.
L’Allemagne et la France ont toujours été le moteur de la construction européenne. Ce couple fonctionne-t-il encore de manière harmonieuse?
Les rapports sont bons mais difficiles, cela a toujours été le cas. Historiquement, ces deux pays ont presque les mêmes parents, mais vous savez bien à quel point un frère et une sœur peuvent être différents. Cela peut en faire deux partenaires très complémentaires s’ils travaillent ensemble. Le problème, c’est que tous deux ne supportent pas qu’on puisse prendre des décisions sans leur assentiment. Une bonne relation franco-allemande est indispensable pour l’Europe, car le dépassement de la haine de ce couple moteur dans certains pays est une condition essentielle du succès de l’UE.
Mais leur vision de l’Europe de demain diverge beaucoup.
Les Allemands ont le problème de l’argent et de la monnaie. Vous ne pouvez pas avoir d’union monétaire sans une structure politique adéquate. Il faudra réaliser l’union fiscale. Pour leur part, les Français ont le problème de la souveraineté. Ils refusent tout transfert de souveraineté à Bruxelles. Mais, si vous mutualisez la dette, vous devez accepter un contrôle commun de l’endettement. C’est cela, l’union fiscale. Les Européens n’ont qu’à s’inspirer de tout ce que vous avez fait en créant la Suisse moderne (1848) – avec une monnaie commune – après la guerre du Sonderbund.
Avec un pouvoir central fort ou faible?
Il faut choisir le modèle suisse.
C’est-à-dire que les Etats membres de l’UE auraient le pouvoir d’un canton suisse?
Bien sûr, l’UE ne peut pas reprendre votre modèle à l’échelle 1:1. Il y a deux modèles de fédéralisme à l’intérieur d’une nation. Le modèle américain avec un président à la tête d’un pays unilingue. Cela ne peut pas fonctionner en Europe, qui connaît de nombreuses langues. Et puis il y a le modèle suisse, taillé sur mesure pour son pluriculturalisme. D’ailleurs, c’est en étudiant votre histoire que l’une de mes intuitions à votre endroit s’est confirmée. Les Suisses ne veulent pas de l’UE, car ils craignent d’entrer dans une entité semblable mais beaucoup plus grande que celle qu’ils ont déjà. Ils sentent que les Européens s’engagent dans leur voie et cela leur crée un problème.
En quoi est-ce un problème? Vous plaisantez, là!
Non, je suis très sérieux. Les Suisses perdraient ainsi leur statut de Sonderfall, cette différence qui leur est si chère.
Comment comprenez-vous le système suisse?
Lorsque la Suisse est devenue un Etat fédéral, elle a réparti les tâches clairement entre la Confédération et les cantons. Si nous avions des Etats-Unis d’Europe, avec un pouvoir central encore moins fort qu’en Suisse, le rapport entre Bruxelles et les Etats membres serait fort différent, probablement plus équilibré. Actuellement, beaucoup de dossiers passent par la Commission européenne, qui affirme un pouvoir centralisé sans le dire.
Un pouvoir centralisé qui est très loin des citoyens!
Oui, beaucoup plus éloigné qu’en Suisse, car l’UE est beaucoup plus peuplée. C’est logique. Lorsque je suis le débat européen en Suisse alémanique, je ne peux m’empêcher de penser que vous voulez être différents, et même positivement, c’est vrai. Mais si j’étais Christoph Blocher, je devrais me réjouir et me dire: «Super, les Européens ont appris quelque chose de nous.»
Venons-en aux élections européennes du 25 mai prochain. Craignez-vous un triomphe des eurosceptiques?
Je ne m’attends pas à un tremblement de terre. Les problèmes de nombreux pays – aux Pays-Bas comme en France – sont de nature intérieure, ils ne sont pas dus à l’UE. La plupart des électeurs voteront pour des partis proeuropéens, dont je regrette cependant l’opportunisme. La cheffe du Front national, Marine Le Pen, affirme que la France quitterait l’eurozone si elle était élue présidente, et personne ne la contredit chez les socialistes comme chez les gaullistes. Personne n’ose dire que cela ruinerait la France. Oui, cet opportunisme-là me fait plus peur que les eurosceptiques.
Le 9 février dernier, le peuple a approuvé l’initiative de l’UDC «Contre l’immigration de masse». Comprenez-vous ce vote, sachant que la Suisse compte 23% d’étrangers?
Et pourquoi a-t-elle 23% d’étrangers? Parce qu’elle a une loi très dure sur la naturalisation. Si elle accordait la citoyenneté comme d’autres pays européens, elle n’en compterait que 9 ou 10%. C’est un problème en grande partie intérieur à la Suisse.
Il n’empêche que l’UDC de Christoph Blocher a remporté une nouvelle victoire en dénonçant l’immigration, mais aussi une croissance démesurée et le mitage du territoire.
Christoph Blocher est un milliardaire, un industriel établi. A ce titre, il n’a aucun intérêt à freiner la croissance et à ralentir la construction dans l’immobilier, car il en profite, ce qui est légitime et que je ne critique pas. Ce que je dénonce, c’est son double langage, sa propension à s’ériger en nouveau Guillaume Tell face à un bailli Gessler imaginaire. Qu’a dit Christoph Blocher après la votation? Qu’il appartient à la Suisse de régler seule l’immigration. Le problème, pour lui, ce n’est pas le nombre d’étrangers, car il permet la croissance, mais bien l’UE qu’il rejette. Il propage là un immense mensonge. Je ne comprends pas que la Suisse se laisse prendre en otage par l’égomanie d’un vieux monsieur.
Vous avez l’impression que les Suisses se plaignent la bouche pleine?
Oui, les Suisses souffrent à un très haut niveau. S’ils veulent réduire la croissance, libre à eux. C’est légitime, mais ils doivent aussi en payer le prix. Les investisseurs potentiels s’en iront ailleurs.
Pensez-vous que cette votation soit un accident dont les Suisses n’ont pas mesuré toutes les conséquences?
C’est une grande faiblesse du système suisse: n’importe qui peut s’emparer d’un thème populiste pour le faire triompher en votation populaire. Ensuite, il peut même refuser d’en assumer les conséquences. Les cantons qui ont voté oui à l’initiative seront les moins touchés par ses conséquences. Que M. Blocher puisse désormais se retirer dans sa villa, pour ensuite s’insurger contre ces pauvres négociateurs qui n’auront pas su défendre les intérêts suisses à Bruxelles, cela me dépasse.
Tout de même! A travers cette votation, la Suisse n’est-elle pas le sismographe de l’Europe?
Non, non et non!
La libre circulation des personnes n’est-elle pas un sujet tabou au sein de l’UE?
Mais non, nous en discutons aussi. En Allemagne, nous ne maintenons notre démographie que grâce à l’immigration. Cette votation n’est un sismographe que pour la Suisse. Au Tessin, les gens ont soutenu l’initiative en espérant lutter contre une immigration due à la crise italienne, tandis qu’en Suisse alémanique, les gens ont voté contre l’immigration allemande. Même si vous ne voulez pas le reconnaître, c’est ainsi que je l’interprète. Vous oubliez là votre histoire économique et tous ces immigrés souvent allemands qui l’ont marquée. C’est un Libanais d’origine, Nicolas Hayek, qui a sauvé l’horlogerie helvétique.
La voie bilatérale est-elle morte?
Je n’en sais rien. L’UE ne voudra et ne pourra pas déroger aux principes de ses trois grandes libertés des capitaux, des biens et des personnes. La voie bilatérale était déjà à l’agonie bien avant le 9 février dernier, mais le résultat de ce vote l’a encore fragilisée. Pourquoi les Suisses ne se rapprocheraient-ils pas de l’Espace économique européen (EEE)? Ce serait la solution la plus simple, la plus pragmatique: l’EEE comme but final, et non plus comme étape sur la voie de l’adhésion. La Suisse du Sonderfall resterait à l’écart de l’UE sans se couper des réseaux européens. Tout le reste est trop compliqué.
La Suisse est pourtant un partenaire important de l’UE, non?
Mais oui, la Suisse est importante pour l’UE. Arrêtez donc de vous sous-estimer! Vous, les Suisses, vous avez toujours le même problème: soit vous faites dans l’exaltation de votre modèle, soit dans l’autoflagellation. Soit vous planez à la hauteur d’un sommet alpin, soit vous vous repliez dans le tunnel du Gothard. S’il n’y avait pas ces votations idiotes purement idéologiques, la Suisse pourrait mieux faire valoir à Bruxelles tout ce qu’elle fait de remarquable pour l’UE, comme la construction des tunnels ferroviaires alpins!
Quelles limites voyez-vous à la démocratie directe?
La Suisse a une longue tradition de la démocratie directe, qui date des débuts de son histoire. Mais vous ne pouvez pas comparer sa situation avec celle de la France ou de l’Allemagne, qui sont des pays que vous ne pouvez pas gouverner de cette manière. La démocratie directe aurait empêché tous les acquis de l’après-guerre qui ont contribué à la renaissance d’une Allemagne démocratique intégrée au sein de l’Europe. La remilitarisation? Elle aurait été impossible! La participation à l’OTAN? Impossible! L’adhésion à la Communauté européenne? Impossible! Quant à la réunification, elle aurait passé en votation, mais certainement pas son financement si un parti populiste semblable à l’UDC avait décidé de s’y opposer.
Vous voulez dire qu’il est absurde d’opposer la démocratie directe et la démocratie représentative?
Oui, cela m’énerve qu’on les oppose. En Allemagne aussi, tous les politiciens au pouvoir sont élus, souvent plusieurs fois. La grandeur du pays joue aussi un rôle. Quand les Suisses votent, ils se prononcent avant tout sur leur propre avenir. Ce que décide l’Allemagne peut avoir de lourdes conséquences pour toute l’Europe. Et je dis cela sans la moindre arrogance.
Comment voyez-vous l’UE dans dix ans?
Tout dépendra de la réalisation ou non de l’union politique. Si elle se fait, les Européens ne devront plus se faire de souci. Sinon, l’UE ressemblera à Venise le soir. A 19 heures, la ville se vide et ressemble à une coquille vide dès 20 heures. Mais, en fin de compte, notre avenir nous appartient et je reste un grand optimiste.
Joschka Fischer
Né en 1948, il interrompt très vite ses études et s’installe à Francfort, où il effectue de petits boulots tout en devenant un activiste de rue dans une Allemagne secouée par plusieurs affaires, dont l’enlèvement du patron Hanns Martin Schleyer. Il s’engage chez les Verts en 1982, est nommé ministre du Land de Hesse (1985-87). Il couronne sa carrière politique par le poste de vice-chancelier et chef des Affaires étrangères de 1998 à 2005.