Enquête.Après un an et demi de préparation dans le secret et l’audition d’une trentaine de lobbyistes, la loi sur les produits thérapeutiques
arrive enfin au Conseil national. Genèse d’une loi qui pèse 6 milliards de francs par an sur le marché suisse.
Sur la petite pancarte barrée de rouge, suspendue à un clou planté dans la porte en chêne, on lit: «Séance, ne pas déranger svp». Alors, pourquoi une trentaine de lobbyistes de la santé passent allégrement le pas de cette porte comme s’ils entraient dans un moulin?
Parce qu’ils sont invités. Parce que, de l’autre côté, les 25 membres de la Commission de la santé du Conseil national planchent sur une grande révision de la loi sur les produits thérapeutiques. Une loi qui nous concerne tous parce qu’elle règle l’arrivée sur le marché de tous les médicaments mais aussi des produits médicaux: pansements ou tomographes, pacemakers ou implants mammaires. Une loi qui nous concerne tous, car elle nous permettra d’accéder au plus vite aux produits les plus efficaces et les plus sûrs, qu’il s’agisse de médecine classique ou complémentaire, d’originaux ou de génériques. Une loi, enfin, qui vise une amélioration de l’offre, aujourd’hui très lacunaire en médicaments pour enfants, et qui permettra de lutter contre le faux et la résistance aux antibiotiques.
Pourquoi tant de lobbyistes?
«C’est tout simple», sourit Toni Bortoluzzi, l’UDC zurichois, vieux routier de la Commission de la santé, au Parlement depuis vingt-trois ans: «La vente des médicaments représente un chiffre d’affaires de 6 milliards de francs par an! C’est 10% des coûts de la santé, plus de 20% des coûts remboursés par la LAMal. Vous imaginez les intérêts en jeu et toutes les professions touchées!»
Sa collègue PDC Ruth Humbel, très versée dans ces questions puisqu’elle a travaillé plusieurs années chez Santésuisse, défend l’exercice: «Un Parlement de milice doit pouvoir parler aux acteurs touchés par nos décisions, nous devons mesurer la portée de nos actes.» D’autant plus que, comme le souligne le socialiste fribourgeois et défenseur des patients Jean-François Steiert: «Normalement, on saisit les effets d’une loi, mais celle-ci s’avérait trop technique.»
Avant d’entrer dans le vif du sujet, la commission a donc organisé des auditions. Une petite foire d’empoigne a suivi, entre les associations invitées d’emblée et celles qui voulaient absolument en être, les unes dénigrant les autres et vice versa.
Finalement, on a vu défiler aussi bien le très élégant et influent Thomas Cueni d’Interpharma – la grande industrie bâloise – que le défenseur des médecines complémentaires Walter Stüdeli, un «petit» qui sait s’imposer, mais également des représentants des cantons, de l’industrie chimique ou des défenseurs des patients. Même scénario pour chacun: cinq minutes de présentation – beaucoup y sont allés de leur PowerPoint – puis réponses aux questions des commissaires. A la sortie, chaque organisation a distribué quelques pages A4 avec ses propositions, parfois précises, de modifications de loi.
Ces hearings passés, les parlementaires ont traité la loi lors d’une dizaine de séances, peaufinant leurs propositions avec leurs collègues de parti et les associations qui leur sont proches entre deux réunions. Puis tenté des alliances au-delà des frontières partisanes. Thomas Cueni, par exemple, n’hésite jamais à travailler avec la gauche quand il s’agit de promouvoir la recherche et de défendre des emplois en Suisse. D’ailleurs, le secrétaire général d’Interpharma dit beaucoup de bien du ministre de la Santé Alain Berset qui travaille à un masterplan pour renforcer la place de l’industrie pharmaceutique suisse.
Bref, c’était l’heure du thé pris dans un salon feutré de l’hôtel Bellevue, des coups de téléphone et des échanges de mails. Et l’alerte maximum quand siégeait la commission. Comme nous l’explique Walter Stüdeli, défenseur de la médecine complémentaire: «Nous étions alors de piquet. Car les parlementaires ont souvent besoin de nous quand ils ont déposé des amendements et que leurs collègues réclament des explications qui, parfois, exigent un savoir pointu.»
Qui sont les gagnants?
En ce joli mois de mai, la loi sur les médicaments arrive enfin devant le Conseil national à l’occasion de la session extraordinaire. Au bout du compte, quels groupes d’intérêts s’avèrent gagnants? Lesquels ont exercé au mieux leur influence? Et y a-t-il des perdants? Quelques exemples.
Pharma victorieuse
Personne ne s’en étonnera: la commission a soigné ce secteur économique, allant plus loin que le Conseil fédéral. Il s’agit d’inciter l’industrie à la recherche, même pour des marchés jugés trop exigus pour être rentables. Non seulement on prolongera la durée des brevets pour les médicaments pour enfants, un progrès incontesté, mais on assurera aussi une exclusivité commerciale aux traitements destinés aux maladies rares (celles qui touchent moins d’une personne sur 2000, ndlr), cela durant dix ans.
Les représentants des génériques affichent le sourire eux aussi. Ils pourront entamer les démarches d’autorisation de leurs produits deux ans avant que le brevet de l’original n’arrive à échéance. Histoire d’être sur le marché au lendemain de la fin du brevet. Autant dire qu’ils piaffent.
Médecine complémentaire gagnante
Victorieux, ses défenseurs avaient commencé par faire du forcing dans l’administration. Longtemps en mains libérales-radicales avec un ministre de la Santé, Pascal Couchepin, qui n’avait pas la fibre alternative, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) restait sceptique. Malgré le vote populaire de 2009, quand deux tiers des Suisses plébiscitaient la médecine complémentaire et son remboursement. Avec de légers coups de pouce venus d’en haut, comprenez de l’actuel conseiller fédéral Alain Berset, la médecine complémentaire a fini par s’imposer et remporter, en commission, un succès retentissant: ses médicaments et ceux qui dérivent de plantes utilisées depuis longtemps ne doivent plus passer des tests cliniques pour prouver leur efficacité. Un élément essentiel qui leur permet d’arriver plus vite sur le marché.
Pharmaciens le beau rôle
Avec la pénurie annoncée de médecins en toile de fond, le Conseil fédéral prévoyait déjà de mieux utiliser les compétences des pharmaciens en les autorisant à remettre, sans ordonnance, des médicaments pourtant classés sous ordonnance. Cette nouvelle catégorie, encore à déterminer, pourrait englober des produits du type Ponstan contre les maux de dents ou vaccin contre la grippe. L’idée: cesser d’encombrer les urgences des hôpitaux avec des cas bagatelles.
La commission a encore renforcé leur rôle en obligeant les médecins à délivrer une ordonnance à chaque fois qu’ils prescrivent un médicament. Le patient gagne en indépendance et peut donc préférer acheter en pharmacie si bon lui semble. Ce qui paraît être une évidence en Suisse romande et au Tessin où les médecins n’ont pas le droit de vendre eux-mêmes des médicaments, équivaut à un petit tremblement de terre outre-Sarine. En Suisse alémanique, la vente directe par le médecin se pratique au quotidien dans tous les cantons, hormis Argovie et Bâle-Ville.
Patients plutôt satisfaits
Les organisations de patients auraient préféré que la vente directe soit abolie. Histoire d’effacer ce doute, abyssal, qu’exprime Mathieu Fleury, secrétaire général de la Fédération romande des consommateurs, qui a aussi participé aux auditions: «Mon médecin se soucie-t-il de ma santé ou de ses finances?» A l’origine, le Conseil fédéral prévoyait d’interdire ces ventes qui poussent à la consommation et au gaspillage. Mais face aux résistances des cantons alémaniques et des médecins, le gouvernement a laissé tomber. «Réaliste, commente Toni Bortoluzzi. Les médecins auraient lancé un référendum. Et contre eux, les politiciens n’ont pas la moindre chance, on l’a vu avec la votation sur les réseaux de soins. Les médecins restent les personnes qui jouissent du plus grand capital de confiance au sein de la population.» On se contentera donc de l’obtention systématique d’une ordonnance.
Pour le reste, la loi donnera aux patients un accès plus rapide aux nouveaux produits. Et si l’industrie fait usage des nouvelles incitations à la recherche, les victimes de maladies rares et les enfants devraient bénéficier de nouveaux traitements.
Grande ombre au tableau toutefois: la commission a supprimé presque toutes les obligations de signaler les intérêts que voulait le Conseil fédéral. Les patients ne sauront donc pas si leur médecin, réseau ou pharmacien détient des actions dans une entreprise pharmaceutique par exemple.
Médecins alémaniques fâchés
Si vous voulez vous fâcher avec la conseillère nationale verte Yvonne Gilli, elle-même médecin à Wil (SG), dites-lui que vous êtes en faveur de l’ordonnance obligatoire. Là où son collègue de commission, le socialiste Stéphane Rossini, voit une mesure qui vise à freiner la tentation des praticiens de «faire du chiffre», Yvonne Gilli, elle, voit rouge: «C’est une chicane! Les médecins de famille sont les boucs émissaires de cette loi. D’un côté Alain Berset veut nous aider. Et de l’autre cette ordonnance qui va me prendre deux à cinq minutes!» Est-ce si grave docteur? «Et comment! Vingt patients à cinq minutes, je vous laisse faire le calcul.» Un courroux qui a inspiré le Tages-Anzeiger qui titrait, durant le week-end pascal: «Médecins indignés par les plans d’ordonnance obligatoire», citant le président de la FMH Jürg Schlup qui regrette cette mesure et estime qu’elle engendrera des coûts. Outrée par les avancées obtenues par les pharmaciens, la FMH augmente la pression médiatique et donne conférence de presse avant la session parlementaire. Le mot référendum a même été prononcé.
Réseaux de soins fâchés aussi
Mais il est autre chose qui fâche Yvonne Gilli, décidément très en colère et très incontournable dans la genèse de cette loi. Quelque chose qui touche tout particulièrement les réseaux de soins. On l’appellera la bataille des rabais.
Plusieurs études mandatées par la commission avaient montré en janvier que les hôpitaux obtenaient des remises jusqu’à 90% sur certains génériques et les réseaux jusqu’à 50%. Lors de la dernière séance de la commission, début avril, une «union contre nature» entre les socialistes et l’UDC s’est attaquée à ces rabais. Elle a refusé le compromis lancé par les réseaux de soins, soutenu aussi bien par Santésuisse que par les partis du centre: permettre aux assureurs et aux médecins de partager les bénéfices réalisés grâce aux rabais. Argument des réseaux: si les rabais sont entièrement répercutés, plus personne n’a intérêt à négocier les prix à la baisse. Pour la gauche en revanche, les rabais servent avant tout à booster les ventes et à influencer le choix du médicament.
Finalement, c’est une solution largement inspirée par l’UDC Sebastian Frehner, qu’on dit proche d’Interpharma, qui a été retenue. L’industrie sourit une nouvelle fois: moins de négociation sur les rabais? De plus grosses marges de bénéfice! Et, cerise sur le gâteau: des formules d’un ravissant flou artistique ont fait leur apparition. Seront autorisées, par exemple, «les conditions usuelles accordées pour les commandes».
Quant aux hôpitaux, qui bénéficient des rabais les plus spectaculaires, l’industrie trouvera toujours un moyen d’y placer ses médicaments. Tout le monde vous le dira: il n’existe aucun meilleur instrument marketing que l’hôpital pour établir un médicament sur le marché. Rien de tel pour gagner la confiance des patients qui continueront le traitement une fois sortis de l’hôpital, au prix fort cette fois. Rien de tel non plus pour habituer les jeunes médecins en formation à certains produits.
Flou et corruption
Dans le même élan, la commission n’a pas retenu d’autres passages censés lutter contre la corruption: à la «prohibition d’avantages matériels», proposée par Alain Berset, on a préféré le terme vague d’«avantages illicites». Enfin, on permet les «dons destinés à la recherche, à la formation postgrade ou à la formation continue» sans exiger les conditions de transparence que voulait le Conseil fédéral. Bref, l’industrie devrait pouvoir continuer ses tentatives d’influencer les médecins avec de chouettes séminaires. La loi, telle qu’arrêtée par la commission, lui laisse une grande marge de manœuvre. Et du travail d’interprétation en vue pour les juristes.
Aux sénateurs de faire la loi
Rabais petits ou grands, partagés ou non, ordonnance obligatoire, lutte contre la corruption et autres, le Conseil national va trancher ces questions le 7 mai. Dans la foulée, les jeux d’influence se déplacent vers la Commission de la santé du Conseil des Etats. Les auditions sont prévues pour début juillet. Aux sénateurs, désormais, de faire la loi et aux groupes d’intérêts d’ignorer une nouvelle fois la petite pancarte stipulant «Ne pas déranger».