Portrait.Populaire, extraverti, controversé, le patron d’Alibaba, l’eBay chinois, a fait de son entreprise le numéro un du commerce en ligne dans le pays. Itinéraire d’un homme parti de rien.
Elena Bonanni
Sous la pluie, dans le stade de Hangzhou, la mégapole chinoise qui s’étend dans le delta du fleuve Bleu (Yangzi Jiang, autrefois Yangtse-kiang, ndlr), ils sont 40 000 à exulter à l’écoute de la chansonnette populaire I Love You, China. Sur la scène s’agite un petit homme excentrique, maigre comme un clou, doudoune argentée, fard à lèvres noir et chapeau melon: Jack Ma. Il est le numéro un du commerce en ligne chinois, fondateur du colosse Alibaba, un conglomérat internet plus fréquenté que les sites archiconnus Amazon et eBay pris ensemble.
Presque tout ce qui est produit en Chine peut être échangé sous l’égide du «tycoon»* Jack Ma: les petites entreprises mènent des affaires entre elles ou vendent en gros dans tous les pays du monde par le biais d’une plateforme en anglais, les Chinois font leurs emplettes de grandes marques, traquent les rabais et les occasions, dénichent des produits ainsi que des infos. En 2012, Alibaba a ainsi servi de support à des transactions pour un montant dépassant les 160 milliards de dollars, mais ses revenus proviennent avant tout de la publicité des entreprises qui s’en servent et des membres. Les recettes publicitaires ont atteint 4,8 milliards de dollars sur les neuf premiers mois de 2013, en hausse de 59% par rapport à la même période de l’année précédente. Les marges sont époustouflantes.
De Matteo Renzi à Bill Clinton
En mars dernier, Jack Ma a atterri à Rome pour faire la connaissance du nouveau président du Conseil italien Matteo Renzi. Un mois au cours duquel, partout dans le monde, les banques se sont mises au bord de l’apoplexie dans l’attente de l’introduction en Bourse de son empire, à New York, qui pourrait éclipser d’un coup le titan Facebook.
En Chine, Ma Yun (c’est son vrai nom) est un homme d’affaires entouré comme une rock-star. Dans les conventions de la branche, il fait toujours son show, bavardant avec des invités comme Bill Clinton, Arnold Schwarzenegger ou le champion de basket Kobe Bryant.
Son empire, il l’a créé en 1999 dans un petit appartement de sa ville natale de Hangzhou grâce à l’aide financière de 17 amis. A ses débuts, il haranguait ses collaborateurs: «Nos principaux concurrents sont Californiens, pas Chinois, et nos cervelles valent bien les leurs.» Et il filmait minutieusement tout, permettant à son pote Porter Erisman de réaliser dix ans plus tard le film de son épopée sous le titre Crocodile dans le Yangtse.
A la différence de tant de Chinois qui ont réussi, Jack Ma n’a pas étudié aux Etats-Unis, il s’est contenté de l’Ecole normale de Hangzhou, où il a rencontré sa femme, première complice dans l’aventure d’Alibaba. Né pauvre durant la Révolution culturelle de Mao, il est désormais, à 49 ans, la sixième fortune de Chine et constitue aux yeux de ses compatriotes le parangon de l’ambition et de la persévérance. Un type qui ne lâche jamais. Deux fois, il s’est vu refuser l’entrée au lycée, comme enseignant il était nul, un emploi médiocre au Kentucky Fried Chicken local lui a juste permis de vivoter, et il s’est planté en voulant lancer les pages jaunes chinoises en ligne.
C’est sa passion pour l’anglais, appris en autodidacte en servant de guide aux touristes, qui lui a ouvert la porte du succès: il s’est mis à voyager, a découvert l’internet et, en travaillant au Ministère du commerce extérieur, il est tombé sur Jerry Yang, le cofondateur de Yahoo!, qui a investi un milliard de dollars dans Alibaba en 2005, lui confiant les activités en Chine du groupe américain en échange de 40% du capital. Grâce à cet argent, Jack Ma a éjecté eBay du marché et déclaré la guerre à Baidu, le Google chinois, défié les banques avec son système de paiement Alipay, un clone de Paypal, et bouleversé tout l’organigramme de direction de sa société quand, en 2011, une fraude risqua d’enterrer ses ambitions: il n’y est alors pas allé par quatre chemins, faisant son enquête et remboursant 2200 clients roulés dans la farine pour un montant de 1,7 million de dollars. Après avoir décapité sa direction, il a pu se présenter au public comme le paladin de l’honnêteté entrepreneuriale.
Nouvelle cible: les épargnants
Aujourd’hui, Jack Ma s’attaque aux services financiers: les Chinois se précipitent pour déposer leurs avoirs en ligne sur Yu’E Bao, qui les rémunère mieux que les caisses d’épargne. La Banque centrale chinoise veille. «Jack Ma est-il le nouveau Steve Jobs?» se sont demandé des publications comme Forbes et le Wall Street Journal, en quête d’un héritier du charismatique fondateur d’Apple. En tout cas, il se sent à la Silicon Valley comme chez lui. Il va y pêcher des talents, il y a lancé un fonds pour les jeunes pousses. Pourtant, la comparaison avec le génie de Cupertino ne lui convient nullement, car il est loin d’être un maniaque de l’informatique. Il admet être nul en technologies et préfère la pratique du poker et du kung-fu.
Après avoir créé 24 000 postes de travail, Jack Ma ambitionne désormais de sauver la Chine de la catastrophe environnementale qui se prépare. Il y a un an, il a lâché son poste d’administrateur délégué – mais il reste président exécutif – pour prendre la direction opérationnelle en Chine de l’association américaine The Nature Conservancy. Et il a fait d’Alibaba la plateforme privilégiée pour l’échange de produits durables. Son groupe va aussi entrer au capital de Youku Tudou, le YouTube chinois, en acquérant des parts pour 1,22 milliard de dollars.
Selon Forbes, Jack Ma serait la 122e fortune du monde. Et pour le Financial Times, il a été la «personnalité de l’année» en 2013, même s’il a de la philanthropie une notion fort différente de celle des Anglo-Saxons: «L’idée de donner ainsi son propre argent n’est pas née dans la tête de Bill Gates ou de Warren Buffett, disait-il au Wall Street Journal, mais au sein du Parti communiste dans les années 50.»
L’entretien du culte de la personnalité suscite quelques mouvements d’humeur au sein de la société Alibaba qui, d’ailleurs, se distingue par une gestion autoritaire. Les contempteurs de Jack Ma réduisent sa success story au coup de bol qu’a constitué sa rencontre avec le patron de Yahoo! Reste qu’entre les deux sociétés le rapport de force s’est inversé. La banque d’investissement Goldman Sachs valorise Alibaba à 150 milliards de dollars, bien plus que les 39 milliards de Yahoo!. Et la frénésie planétaire pour l’e-commerce chinois pourrait faire bouillir les chiffres: selon iResearch, la valeur de ce marché atteindra les 588 milliards de dollars en 2016, au gré d’un taux de croissance annuel de 30%.
Jack Ma n’a donc plus besoin de l’oncle d’Amérique, si bien qu’en 2012 il a racheté la moitié des parts d’Alibaba détenues par Yahoo!. D’ailleurs, il n’a pas eu le feeling avec les successeurs de Jerry Yang à la tête du groupe américain, Carol Bartz puis Marissa Mayer. Surtout depuis qu’il a transféré, sans en souffler mot au conseil d’administration d’Alibaba, la filiale Alipay à une société lui appartenant en propre. L’affaire a fait grincer les dents des actionnaires étrangers mais s’est conclue par un accord.
Reste qu’avec d’autres dirigeants d’Alibaba Jack Ma ne possède qu’à peine plus de 10% de son groupe. Mais il n’entend pas en lâcher la barre. Il veut faire comme Facebook et Google où, grâce à des actions privilégiées, un actionnaire minoritaire peut conserver le contrôle.
© L’Espresso, Traduction et adaptation Gian Pozzy
* Le mot anglais «tycoon», qui signifie magnat ou nabab, est dérivé du mot japonais «taikun» signifiant grand seigneur, le terme étant lui-même d’origine chinoise.