Décodage.Le secret bancaire n’existe plus pour les étrangers. Les cachotteries vis-à-vis du fisc sont en passe de disparaître pour les Suisses aussi, du plus fortuné au petit épargnant. Qui s’en alarment de plus en plus, les sanctions pouvant être très lourdes.
C’est la mauvaise surprise laissée par l’aïeul qui vient de décéder: un compte bancaire lesté de plusieurs dizaines de milliers de francs qui n’a jamais été déclaré au fisc. Que faire avec cet argent dont les descendants ignoraient l’existence? «Les héritiers n’ont qu’une solution: annoncer spontanément le compte aux impôts dans l’année qui suit la succession, répond l’avocat fiscaliste genevois Xavier Oberson. C’est le seul moyen d’éviter une amende.» Pour beaucoup de personnes en délicatesse avec le fisc, la régularisation est devenue une question brûlante, conséquence de l’affaiblissement du secret bancaire.
Une dénonciation spontanée a certes son coût, quelque 25% du montant annoncé dans les situations les plus simples.Mais cela reste moins cher que d’être sanctionné par une administration fiscale qui découvrirait par elle-même le pot aux roses. Car, dans ce cas, la facture se voit au moins doublée. Et dans les affaires graves, elle peut aller jusqu’à dévorer davantage que l’entier du patrimoine.
Pour éviter un éventuel cauchemar, près de 5300 personnes se sont déjà spontanément dénoncées dans tout le pays l’an dernier, un bond de 34% par rapport au nombre de dénonciations enregistrées en 2012 (voir graphiques). Elles ont profité d’un programme de régularisation lancé en 2010 par la Confédération qui permet à chaque contribuable, une fois dans sa vie, d’échapper aux pénalités s’il s’annonce spontanément à l’administration fiscale.
Même si l’évasion fiscale paraît moins développée en Suisse que dans la plupart des autres pays, les montants en jeu se chiffrent en milliards. Les gains soustraits au fisc atteindraient 0,8% du produit intérieur brut en moyenne de ces quinze dernières années, selon une étude de deux chercheurs des universités d’Utrecht (NL) et de Linz (A)*. Soit 4,5 milliards de francs par an. Un chiffre certes sujet à controverse, vu la difficulté à recueillir des données crédibles, mais qui livre un ordre de grandeur.
Autodéclaration fiscale
Le spectre de la normalisation apparaît chaque jour plus net aux yeux des tricheurs fiscaux suisses. D’autant que «les banques les plus importantes leur font comprendre qu’ils ont tout intérêt à régulariser leur situation», témoigne Xavier Oberson. Et les établissements les plus actifs «ne font pas la différence entre les gros comptes, qui abritent plusieurs millions de francs, et les petits, de quelques milliers ou dizaines de milliers de francs», complète Philippe Kenel, avocat d’affaires à Genève et à Lausanne. D’où le bond des autodénonciations enregistré en 2013.
Certaines y vont carrément. La banque Coop et la Banque cantonale de Bâle obligent depuis quelques semaines leurs nouveaux clients à attester par leur signature «avoir respecté les instructions fiscales qui font foi (…) et de les respecter également à l’avenir». Raiffeisen a écrit à tous ses déposants à la fin de l’an dernier pour leur rappeler que «la responsabilité de la déclaration des valeurs patrimoniales et des produits incombe au client».
Le silence des banques
Les autres établissements agissent avec plus de discrétion mais ne se montrent pas moins nerveux sur la question. «Nous ne faisons pas signer de déclaration à nos clients. Mais lors des entretiens qu’ils ont avec nos conseillers pour les ouvertures de comptes, nous cherchons à les amener à adopter un comportement prudent vis-à-vis du fisc», détaille Hélène De Vos Vuadens, porte-parole de la Banque cantonale de Genève (BCGE). La plupart des autres établissements s’appuient sur les conditions générales contractuelles, qui stipulent, à l’instar de celles de Credit Suisse, que les déposants «sont responsables du respect des prescriptions légales qui leur sont applicables (y compris les lois fiscales)».
Si le client désobéit, est-il jeté dehors? Les banques préfèrent garder le silence sur cette question. Mais une directive de novembre dernier de l’Association suisse des banquiers (ASB) énonce clairement que «si le client ne tient pas compte des recommandations de la banque, il incombe à celle-ci de décider si elle est encore en mesure de maintenir la relation d’affaires».
Dans la patrie du secret bancaire, cette effervescence ne s’adressait jusqu’alors qu’aux étrangers, en particulier les Américains, les Allemands et les Français, dont les gouvernements ont exercé des pressions considérables sur la Suisse. Pourquoi alors ce virage vers les clients suisses, laissés jusque-là tranquilles? Pour les banques, il devient dangereux de continuer à abriter des fortunes non déclarées indigènes. Berne prépare un nouvel arsenal de sanctions qui pourrait leur coûter cher si elles ne montrent pas patte blanche à temps. Aussi, dans sa directive de novembre dernier, l’ASB incite ses membres à «se comporter en conséquence, de sorte que les mesures réglementaires (…) visant à étendre les opérations de diligence ne soient pas seulement reportées mais finalement considérées comme superflues».
Traduction: si les banques poussent leurs clients à se dénoncer, c’est pour mieux combattre l’instauration par la Confédération de nouvelles règles plus contraignantes.
Echange automatique
Or, celle-ci prépare tout un arsenal, qui ne fera guère de cadeaux aux évadés ni à leurs banquiers. La mesure la plus connue, l’échange automatique d’informations avec les autres pays, permettra au fisc helvétique de recevoir quantité de données sur les avoirs bancaires à l’étranger de contribuables suisses. Mais ce ne sera pas avant 2015 ou 2016 au plus tôt.
Il y a un risque plus pressant: l’élargissement du nombre d’actes préalables au blanchiment d’argent. Ceux-ci devraient englober dès l’an prochain la fraude fiscale et les gros cas d’évasion, en plus du trafic de drogue ou d’armes et du financement du terrorisme.
Les Chambres fédérales sont en train de durcir le Code pénal dans ce sens, ce qui permettra de jeter en prison pour plusieurs années les évadés fiscaux les plus importants. Le Conseil des Etats a approuvé cette révision à la mi-mars, le national devrait suivre en juin. «La modification devrait être acceptée et entrera en vigueur probablement au début de 2015, même s’il n’est pas exclu qu’un référendum soit lancé contre cette modification», affirme Christian Lüscher, avocat et conseiller national PLR genevois proche des banques.
Ces nouvelles dispositions sont destinées à mettre la Suisse en conformité avec de nouvelles règles que le GAFI (Groupe d’action financière contre le blanchiment d’argent, rattaché à l’OCDE) a instaurées en 2012. L’adaptation est d’autant plus pressante que l’organisation prévoit d’examiner la conformité de la Suisse l’an prochain. Or, ni les autorités fédérales ni les banques ne veulent rater ce test et courir le risque de figurer à nouveau sur une liste grise ou noire.
Les banques redoutent bien davantage la seconde salve de mesures en préparation au Département fédéral des finances (DFF). Au nom d’une unification des règles de poursuite pénale en matière fiscale, ce dernier veut pouvoir lever le secret bancaire pour les contribuables suisses.
Actuellement, seules les enquêtes pénales – qui peuvent porter sur les cas de fraude et qui incluent par exemple les faux dans les titres – le permettent. A l’avenir, la Confédération veut étendre cette règle aux gros cas d’évasion, ceux où le contribuable a «oublié» de déclarer ses avoirs. En outre, elle cherche à instaurer un échange automatique de renseignements fiscaux à usage domestique, qui permettrait aux autorités cantonales d’accéder à des informations bancaires qui leur sont inaccessibles pour le moment.
Sans surprise, le projet est fortement appuyé par les cantons et tout aussi fermement combattu par les banques. Les premiers veulent obtenir pour eux-mêmes les mêmes informations que celles qui seront transmises aux fiscs étrangers lorsque l’échange automatique international sera instauré. Ils saluent par conséquent une réforme qui «répond à une nécessité impérieuse». Les secondes redoutent une nouvelle réduction de leur marge de manœuvre qui pourrait entraîner un gros malus sur leurs affaires. Elles dénoncent ainsi «un durcissement substantiel et disproportionné du droit pénal conduisant à une abolition de la traditionnelle relation de confiance entre l’Etat et le citoyen».
Le DFF n’a pas encore publié son projet définitif. Il attend la mise sous toit définitive de la révision de la norme sur le blanchiment. De plus, son projet d’échange automatique de renseignements fiscaux entre les cantons est déjà combattu par une initiative populaire visant à «la protection de la sphère privée financière», lancée l’an dernier par le banquier zurichois Thomas Matter avec le soutien de plusieurs parlementaires PDC, UDC et PLR, dont Christoph Blocher et Christian Lüscher. En phase de collecte des signatures, ce texte est censé aboutir à l’automne prochain.
De la transparence partout
Ce qui paraît certain, c’est que la criminalisation de l’évasion fiscale ne concernera que les individus les plus fortunés. Ce ne sera qu’à partir de 300 000 francs éludés de l’impôt que l’évasion fiscale sera assimilée à du blanchiment d’argent, si ce plancher voté par le Conseil des Etats est confirmé par le national en juin. Et ce plancher devrait être repris dans le projet de durcissement du droit pénal fiscal. Aussi, il devrait épargner comme aujourd’hui la plupart des déposants suisses, dont les impôts restent nettement inférieurs à ce niveau. Les tricheurs resteront exposés tout au plus à un solide redressement fiscal assorti d’une simple amende.
Mais les sanctions tomberont beaucoup plus facilement sur les contribuables fautifs lorsque le secret bancaire s’estompera devant les autorités fiscales. Quantité de comptes ouverts dans d’autres cantons, actuellement invisibles au fisc, deviendront soudainement accessibles au taxateur. Dans cette perspective, les dénonciations spontanées devraient encore progresser ces prochaines années. Pour le plus grand bénéfice des finances publiques. Et avec l’aide active des banques.
yves.genier@hebdo.ch
Twitter: @YvesGenier
Blog: «Rhonestrasse», sur www.hebdo.ch
* Andreas Bühn, Friedrich Schneider, «Size and Development of Tax Evasion in 38 OECD countries : What do we (not) know ?», CESifo Working Paper 4004, novembre 2012.
Rebond des dénonciations spontanées