Eclairage. Tamedia rêve de le démanteler. Swisscom lorgne sur son principal actif. Le vaudois PubliGroupe, qui fit la loi dans la presse suisse, n’est plus que l’ombre de lui-même.
Il fut un temps où passer une annonce dans les journaux prenait toujours le même chemin. Celui de Publicitas. A l’époque où l’internet était inexistant, le groupe vaudois était l’unique spécialiste de la récolte de publicité pour la presse écrite, et donc son principal pourvoyeur de revenus. Les éditeurs lui mangeaient dans la main et l’appelaient parfois à l’aide dans les moments difficiles. A cette époque, dans les années 90, la société employait 3600 personnes, dégageait un chiffre d’affaires de 2 milliards de francs, valait près de 1 milliard en Bourse, et jusqu’à la somme faramineuse de 4 milliards en mars 2000.
Aujourd’hui, PubliGroupe (qui a adopté ce nom en 1997) est devenu une proie, dont l’effectif et le chiffre d’affaires ont fondu de moitié, que se disputent Tamedia et Swisscom. L’éditeur zurichois propose, au moyen d’une offre publique d’achat (OPA), 350 millions de francs. Il veut démanteler la société pour n’en garder que la perle, une participation de 50% dans l’annuaire téléphonique en ligne local.ch. Pour sa part, l’ex-régie des télécoms pose 250 millions sur la table pour acquérir cette même moitié de local.ch, dont elle possède déjà l’autre. PubliGroupe y perdrait une part essentielle de sa substance mais y gagnerait une nouvelle vie.
Dans les deux cas, c’est un naufrage pour le groupe vaudois. Il a raté la grande révolution de la publicité par internet, qui met sens dessus dessous le monde des médias. Et il est demeuré dépendant du marché des annonces dans les journaux. Or, celui-ci ne cesse de s’effondrer.
Dur sort pour une société qui, à elle seule, faisait vivre la quasi-totalité de la presse suisse. «Elle n’avait pas besoin d’aller chercher ses clients, ils venaient d’eux-mêmes», se remémore Jean-Clément Texier, ancien journaliste, investisseur, administrateur du Temps et président de la filiale française du groupe Ringier (éditeur de L’Hebdo). «Ce système a fort bien marché pendant longtemps», ajoute Tibère Adler, nouveau directeur romand d’Avenir Suisse et ancien directeur général d’Edipresse avant le rachat de ce dernier par Tamedia en 2009.
Les affaires se traitaient au sommet, entre les éditeurs et la direction du groupe. Lorsqu’un journal rencontrait des problèmes de trésorerie, PubliGroupe y prenait une participation sans jamais, à l’exception de la Tribune de Genève dans les années 80, devenir majoritaire.
Le succès durable de ce fonctionnement cartellaire a même attiré des convoitises. En 1988, Publicitas Holding (comme la société se nommait alors) a fait l’objet d’une OPA du financier genevois Jürg Stäubli. Ce dernier offrait 530 millions de francs (180 de plus que Tamedia aujourd’hui) pour l’acquérir, avant d’échouer. Vingt ans plus tard, en 2008, le fonds activiste britannique Laxey Partners a tenté à son tour de s’en emparer, sans plus de succès.
En 2006, dernière année de splendeur, la société tirait près des trois quarts de ses revenus de la commercialisation de l’offre publicitaire dans les journaux helvétiques. Par contraste, les filiales à l’étranger ne contribuaient qu’à hauteur de 18% au chiffre d’affaires, et la publicité sur l’internet à seulement 12%.
La direction était consciente du problème et a identifié le virage à prendre. «Les dirigeants ont même été pionniers dans le numérique», assure Jean-Clément Texier. Joignant le geste à la parole, PubliGroupe a investi dès la fin des années 90 dans plusieurs sites internet spécialisés, comme car4you, actif dans la vente de voitures, et Real Media, une régie publicitaire dont il a même préparé l’entrée en Bourse avec l’aide d’un partenaire américain, 24/7 Media. Cette stratégie, exprimée alors que la bulle spéculative des sociétés technologiques battait son plein, a propulsé son action vers les sommets: en mars 2000, le cours s’est même approché de 2000 francs, quatre fois plus que l’année précédente! En décembre dernier, il était vingt fois plus modeste.
«Quand la bulle internet a explosé, PubliGroupe a vendu ses participations dans le numérique. Peut-être aurait-il pu se montrer plus patient», observe Tibère Adler. Real Media, qui s’est transformé en boulet financier dès 2001, a ainsi été cédé au partenaire américain.
L’entreprise vaudoise est rapidement revenue dans les annonces numériques, mais à un échelon beaucoup plus modeste. «Le groupe n’a pas fait de bons choix dans ses cibles; celles-ci n’ont pas été à la hauteur des espérances», se désole Jean-Clément Texier. Pendant ce temps, Tamedia et Ringier lui ont progressivement ravi sa place en acquérant des sites d’annonces reconnus comme jobs.ch (au prix de 390 millions de francs) ou scout24.ch (200 millions). «PubliGroupe aurait dû faire comme le distributeur de médicaments Galenica, qui a ouvert des pharmacies: concurrencer ses clients. Il aurait pu devenir le plus grand éditeur du pays», remarque Tibère Adler.
Dirigeants à l’ancienne
Il y a donc eu un grand écart de la parole au geste. Pourquoi? Questions de prix, peut-être, PubliGroupe hésitant à investir des centaines de millions de francs dans des activités aux perspectives d’affaires plutôt incertaines. «Les dirigeants ont été des rentiers pendant des décennies. Ils n’ont pas pu devenir des aventuriers de la net-économie du jour au lendemain», excuse Jean-Clément Texier.
De plus, ces responsables n’ont jamais vraiment subi la pression de leurs actionnaires. Limités par une clause statutaire interdisant d’exercer des droits de vote supérieurs à 5% du capital, ces derniers sont restés très dispersés. L’on y retrouve notamment la caisse de retraite des employés (5,6% du capital), des banques, des sociétés d’investissement en Espagne, aux îles Caïmans, etc. Et Tamedia, qui en détient déjà 7,28% alors que son OPA n’est pas encore lancée.
Pendant des décennies, PubliGroupe a réglé ses affaires dans le milieu fermé et feutré de la presse domestique grâce à sa position incontournable. Il a tout mis en œuvre pour se protéger de la concurrence, de ses actionnaires, des furies du vaste monde. Aujourd’hui, il en paie le prix dans sa chair, et peut-être même de son existence.
yves.genier@hebdo.ch
Twitter: @YvesGenier
Blog: «Rhonestrasse», sur www.hebdo.ch
L’essentiel en cinq dates
1890 Fondation de la société à Genève.
1930 Transfert du siège à Lausanne.
1992 Acquisition des concurrents Assa et Ofa. Publicitas détient le quasi-monopole du marché suisse.
1997 Publicitas devient PubliGroupe.
2014 Vente de l’activité historique de Publicitas. OPA de Tamedia.