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Quand la Russie applique sa recette de la doctrine Monroe

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Jeudi, 1 Mai, 2014 - 05:58

Analyse.Vladimir Poutine n’est pas un saint, mais il renvoie simplement à l’expéditeur la version russifiée d’une politique appliquée depuis deux cents ans par les Etats-Unis.

Martin Sieff

Le discours du président Barack Obama, en mars dernier à Bruxelles, fut remarquable à deux égards: d’abord par sa fermeté dans la réprimande de la Russie pour son annexion de la Crimée. Puis par son abondant recours au jugement du deux poids, deux mesures: les règles qu’Obama a appliquées à la Russie sont loin de celles qui s’appliquent aux actes de politique étrangère agressifs des Etats-Unis. A Bruxelles, il s’est exprimé avec hardiesse, en toute confiance, en tant que dirigeant de l’Occident, comme s’il s’abstrayait de son poste de président américain. Il parlait comme s’il était un supersecrétaire général des Nations Unies.Pour un président américain en exercice, le fait d’«oublier» la longue liste d’actions militaires unilatérales menées dans l’intérêt propre des Etats-Unis au cours des trente dernières années est vraiment très malin.Il n’a pas été expliqué pourquoi les contraintes du droit international et du Conseil de sécurité de l’ONU ne se rapportaient pas aux Etats-Unis, comme en septembre dernier lors des préparatifs d’intervention en Syrie. Mettre ainsi l’accent sur la rigueur du droit international n’est pas seulement commode, c’est malhonnête.

Les exemples de politique étrangère américaine unilatérale vont au-delà de l’opération syrienne abandonnée et ne se sont jamais limités au «jardin» de l’Amérique. Il y a eu pire que l’invasion de la minuscule Grenade en 1983 et celle du petit Panamá en 1989, opérées sans le moindre égard pour le droit international. Le cas de l’invasion non provoquée de l’Irak en 2003 visait un grand Etat hors de l’hémisphère occidental.

«Sphère d’influence»
Les Etats-Unis avaient affirmé, pour obtenir une résolution de l’ONU justifiant l’invasion, que Saddam Hussein développait des armes de destruction massive. Comme il n’y a pas eu de résolution, ils ont quand même envahi l’Irak. On a su plus tard que la justification de l’opération se fondait sur de fausses informations des services de renseignement. C’est fou ce que cela ressemble aux inventions de style soviétique visant à créer des arguments pseudo-légitimes pour envahir un Etat étranger.

Si l’on souhaite appeler un chat un chat, alors il faut reconnaître l’ironie de la situation: l’annexion de la Crimée par la Russie et ses opérations en cours autour de l’est de l’Ukraine n’envoient pas les Russes à l’autre bout de la planète. L’Union soviétique l’avait pratiqué en Angola, au Mozambique et en Afghanistan dans les années 70. La Russie d’aujourd’hui ne le fait pas. Elle a suffisamment de bon sens pour se rendre compte, à l’instar de la direction soviétique en 1956 et 1968, qu’elle ne s’en tire qu’au gré d’interventions dans sa propre «sphère d’influence».

Il n’y a pas de doute que les récentes démarches de Poutine sont risquées pour la paix mondiale. Mais il faut reconnaître deux points, aussi dérangeants soient-ils.D’abord, ces actes sont en lien avec les craintes ancestrales de la Russie et ses soucis légitimes de sécurité. Depuis le congrès de Vienne en 1815, ces dernières ont toujours été reconnues comme fondées par les autres grandes puissances. Autrement dit, ce que fait la Russie s’inscrit dans les canons classiques de la diplomatie des grandes puissances. L’évolution passe par les sommets de Téhéran, de Yalta et de Potsdam pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Et elle s’étend jusqu’au premier président Bush et à son engagement solennel envers Mikhaïl Gorbatchev à la fin de la guerre froide.Le second point consiste à admettre ceci: l’action malencontreuse des Etats-Unis en Irak fut aussi extrêmement dangereuse pour la paix mondiale. Pourquoi? Parce qu’elle fut le déclencheur de la déstabilisation et de l’embrasement du Moyen-Orient, une région considérée comme le plus périlleux théâtre de conflit du monde.

Ce que Poutine a exécuté a consisté à mettre en œuvre sa propre version de la doctrine Monroe. Il se peut que nous, en Occident, n’aimions pas cela. Il se peut que nous n’aimions pas Poutine. Mais nous ne devrions pas faire bon marché de l’histoire. Vu que la Russie a perdu au moins 26 millions de ses compatriotes au terme d’une invasion par un Occident aux mains des nazis et de leurs alliés pendant la Seconde Guerre, les peurs des Russes sont compréhensibles. La Russie entend préserver sa propre zone de sécurité et les Etats-Unis devraient respecter ce principe.

Débordements américains
Les actes de Poutine ne peuvent être correctement compris si l’on ne se rappelle pas le rôle de Clinton dans le sentiment d’encerclement qu’éprouvent les Russes. C’est la stratégie d’expansion agressive de l’OTAN qui a motivé le besoin des Russes de réagir aux incessants débordements américains dans la sphère d’influence russe. Que cela nous plaise ou non, il y a certainement plus de justifications pour la Russie à intervenir en Crimée – qui était russe en 1783 – et en Ukraine qu’il n’y en a eu pour les Etats-Unis dans leurs interventions.

Les opérations militaires américaines au Vietnam et en Irak servaient à clouer le bec à des régimes éloignés. Ces pays n’avaient aucune signification historique et aucun lien particulier avec les Etats-Unis. Aux yeux de Poutine et de la majorité du peuple russe, les Etats-Unis et l’Occident les ont dédaignés et traités par le mépris ces vingt dernières années. Rien d’étonnant à ce que ce soit désormais au tour de l’Occident de se frotter à la nouvelle doctrine Monroe de l’Est.

© The Globalist, traduit et adapté par Gian Pozzy


La doctrine Monroe

Historiquement, la doctrine Monroe – du nom de James Monroe, président des Etats-Unis de 1817 à 1825 – condamnait toute intervention européenne dans les affaires des Amériques, soit tout le continent, tout comme celle des Etats-Unis en Europe. En somme, chacun chez soi et les vaches seront bien gardées. Au début du XXe siècle, Theodore Roosevelt (1901-1909) a proclamé le «corollaire de la doctrine de Monroe». Il ne prônait plus la neutralité absolue, en insistant sur le fait que son pays ne souffrirait pas que l’on s’oppose frontalement à ses intérêts. Autrement dit, il justifiait les velléités d’expansion américaines en particulier vers les Philippines et Cuba. Ce corollaire ouvertement expansionniste avait provoqué l’indignation des dirigeants européens, au premier rang desquels l’empereur allemand Guillaume II.


Martin Sieff

Natif de Belfast (Irlande du Nord), Martin Sieff a fait des études d’histoire contemporaine à l’Université d’Oxford, avant d’écrire sa thèse de doctorat sur le Moyen-Orient à la prestigieuse London School of Economics. Il est aujourd’hui chef analyste à The Globalist. Ces dix dernières années, il a dirigé l’analyse internationale pour le compte d’UPI. Il a couvert les conflits et les bouleversements dans son Irlande du Nord natale, en Israël et Palestine, en Indonésie, Bosnie, Azerbaïdjan, Géorgie et dans les Etats baltes. Il a été sélectionné trois fois pour le prix Pulitzer.

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