Portrait.Bientôt Paris, puis la TV. Tout réussit au zouave de «120 secondes». Mais qui est l’homme aux mille masques? Ombres et lumières d’un clown paradoxal.
C’est un garçon très propre sur lui. En l’approchant, on croit humer une odeur de shampoing aux herbes, voire de talc pour bébé. Le canapé de son salon est d’un blanc nivéen, ses chemises à manches courtes fraîchement repassées, sa coupe en semi-brosse ponctuellement entretenue. Alors, quand son amie affirme que, de tous les personnages incarnés par Vincent Kucholl, le plus proche de lui est Serge Jaquet, toxico et SDF, vous levez un sourcil perplexe: «Je sais, rigole Cécile Collet, c’est paradoxal, mais je soutiens que c’est lui.»
Qu’est-ce que le vacillant clochard lausannois, avec son nez qui saigne et sa tignasse à poux, a de commun avec Vincent Kucholl le flamboyant, l’homme à qui tout réussit? Cécile Collet: «Quand il parle d’un sujet, «Sé» est parfaitement documenté, précis jusqu’à la pédanterie. D’un autre côté, son personnage de marginal disjoncté fait de lui un être totalement désinhibé. A la fois incollable et légitimé à déconner, c’est tout Vincent!»
Le phénomène 120 secondes ne cesse de prendre de l’ampleur. Depuis que le sketch quotidien des matinales de Couleur 3 a explosé sur le web, en 2011, le duo Kucholl-Veillon bouffe du lion en déclinant sa marque, comme dirait Reto Zenhäusern, manager kuchollien. Le spectacle 120 secondes présente la Suisse, qui tourne depuis un an à guichets fermés, sera à Paris-Pigalle au mois d’octobre, dûment adapté avec un ajout dans le titre: «La Suisse expliquée aux pauvres Français».
Entre-temps, les deux complices auront quitté la radio pour la télévision (même si Vincent Veillon conserve un rendez-vous hebdomadaire sur Couleur 3). Ils y proposeront dès 2015 une émission, probablement le samedi soir, qui déclinera la formule gagnante actuelle: un clown blanc animateur-intervieweur (Veillon) face à une galerie de personnages plus vrais que leur caricature (Kucholl dans tous ses états), illustrant ou commentant un thème d’actualité. Vincent Sager, producteur de 120 secondes présente la Suisse: «Les Français sont intrigués de voir, sur notre site, ce spectacle qui fait le plein partout. Je leur ai expliqué que 120 secondes est un phénomène unique dans l’histoire de la scène en Suisse romande et que son impact est comparable à celui des Guignols de l’info en France.»
Oui pour l’impact, non pour la comparaison. Car les chroniqueurs satiriques qui se multiplient sur les ondes misent sur une méchanceté et un ricanement systématiques qui finissent par discréditer la chose politique. Avec 120’’, on pourrait presque parler d’humour citoyen. Ça déconne avec compétence, un engagement à expliquer, mine de rien, les rouages du fédéralisme. Et une pêche journalistique qui fait parfois du 120’’ du matin «le meilleur édito du jour», dit Cécile Collet, qui navigue elle-même entre spectacle et information (journaliste à 24 heures, elle improvise sur scène en compagnie des deux Vincent dans la troupe Avracavabrac). «Pour moi, Kucholl est davantage un vulgarisateur qui sait faire rire qu’un comédien bien documenté», dit son camarade d’études Cyril Jost, à la fois complice sur Couleur 3 (Rajiv Patel, c’est lui) et collègue de travail aux Editions Loisirs et Pédagogie.
Et puis, il y a le choix des personnages. La plupart des billettistes sont obnubilés par leur haine/amour des puissants; Kucholl, lui, offre le devant de la scène aux paumés et aux ordinaires. Place à Ignacio Chollet, agriculteur «normal» à Bottens, à Stève Berclaz, l’entrepreneur valaisan au torse poutinien, à l’inoubliable bigleux de Reconvilier, Gilles Surchat, grande figure tragique plébiscitée du public.
Si 120’’ a explosé sur le web, c’est grâce à son passage à la vidéo. C’est-à-dire grâce à Vincent Veillon, qui bricole génialement chaque matin son enregistrement sans supervision ni équipe technique («On nous a dit: «Débrouillez-vous!» On se débrouille et c’est ce qui fait notre fraîcheur.») Ces deux-là forment un vrai couple créatif et le succès de l’aîné (38 ans) doit peut-être plus au cadet (28) qu’il n’y paraît.
N’empêche, c’est Vincent Kucholl qui écrit les textes des sketchs, et donne à 120’’ ce caractère atypique. Il est le virtuose qui nous étourdit avec ses changements de masque. Et derrière? On découvre – mais est-ce une surprise? – un angoissé, un ombrageux, un clown pétri dans la pâte du paradoxe. Contradictions créatives.
C’est un universitaire mais pas un intello
«S’il vous pose une cuisinière, vous pouvez être sûr que le joint en silicone sera impeccable», dit Cyril Jost. Lorsque, dans un sketch sur les conditions de travail sur les chantiers, la star de Couleur 3 campe Gabriel Kunz, cuisiniste à Yverdon, ses explications sur la pose d’un gabarit ont une précision qui épate les connaisseurs.
Vincent Kucholl est diplômé en sciences politiques de l’Université de Lausanne, auteur d’un best-seller sur les institutions politiques suisses* et éditeur de la collection Comprendre aux Editions LEP, dirigées par sa sœur Nathalie. Mais il a aussi un respect profond pour le travail manuel et pour la réalité économique du petit entrepreneur.
Gabriel Kunz, c’est un hommage direct à son papa, électricien et cuisiniste, avec lequel, adolescent, il a travaillé sur les chantiers. «Je sais, Vincent a une grande tendresse pour moi», dit Andréas Kucholl, avec ses salopettes et son regard bleu ciel, dans sa maison de Rances construite de ses mains. Et le fils: «Mon père a des pognes immenses et, comme il a parlé le français sur le tard, il nous a écrit deux cartes postales en tout dans sa vie. Il m’a appris le travail bien fait. Il pose une cuisine comme un artiste.» Douceur des voix, pudeur des hommages.
Non, on n’est pas chez des «fils de» au parcours académique ouaté. Même s’il y a de tout dans la galerie familiale de Vincent Kucholl. Une tante sociologue à Paris, un cousin philosophe, un grand-père maternel, Sirius, journaliste à la radio romande. «Il y a surtout plusieurs personnes, comme ma mère, Françoise, ou ma grand-mère, Elsa, qui ont vécu des enfances dans de belles maisons de riches pour se retrouver ensuite dans des HLM quand la chance a tourné.» L’intranquillité, c’est sûr, ça vous pousse à vous lever le matin.
Un pied dans chaque monde, de ce grand écart Vincent Kucholl a fait un atout. Sciences-po, il s’y est lancé «par défaut», sans bien savoir. Puis, après les premiers sketchs avec des potes, il s’est inscrit à l’école de théâtre Serge Martin de Genève. «Le matin, je faisais le bouffon et l’après-midi, comme assistant à l’uni, je corrigeais des travaux sur l’Etat.» Cyril Jost: «Aujourd’hui, le tout forme un ensemble cohérent, mais à l’époque, Vincent passait par des phases d’angoisse terribles.»
A l’université, le fils d’Andréas a acquis «les outils de la réflexion». «Je ne fais rien d’autre depuis: problématiser.» Avec un sens de la précision appris sur les chantiers. Et – son entourage en sait quelque chose – une tolérance zéro pour les négligents du détail.
C’est un enfant de la gauche qui se moque de la gauche
C’est sur les bancs de l’université que Vincent Kucholl a mordu à la politique. «C’était la fin des années 90, se souvient Cyril Jost. Nous manifestions contre le programme d’austérité Orchidée. Un débat entre Suzette Sandoz et Sébastien Guex sur les finances publiques attirait 1000 étudiants: c’était ça, le spectacle!»
Aujourd’hui, Vincent Kucholl se définit comme «social-libéral, tendance libertaire». Sans susciter d’allergie chez les étudiants HEC autrefois ennemis. Au contraire: en mars, ces derniers invitaient le duo de 120’’ pour une conférence qui faisait le plein de l’Amphimax de Dorigny (1000 places). Consensuel, l’ex-élève du professeur Masnata? Indépendant, c’est ça qui plaît: «Il a le cœur à gauche mais il est particulièrement sévère avec sa propre famille», note Cécile Collet. Quand il gorille un prof baba cool adepte de l’éducation participative, il n’y va pas de main morte.
On n’a pas grandi durant les seventies pour des prunes. Andréas le père a été objecteur de conscience, il a lavé les langes recyclables du bébé et, après la séparation d’avec Françoise, le père et le fils ont vécu en communauté à Corcelles-sur-Chavornay. Mais au chapitre parental aussi, l’histoire est inattendue. Elle voit Françoise, la maman directrice de crèche à Yverdon, confier Vincent à son père durant ses années d’école enfantine et primaire pour ne le récupérer qu’à 11 ans.
«J’avais un rapport difficile avec les hommes, je ne voulais pas que mon fils en fasse les frais», dit, en plantant ses yeux dans les vôtres, cette femme énergique qui n’a «jamais cru au couple qui dure». Françoise, c’est une fan inconditionnelle de son Vincent («Je plains ses amis, dit-il, elle ne parle que de moi!»). Une vraie mère poule. Mais c’est aussi elle, en salle d’accouchement, qui a coupé le cordon.
C’est un fils de Suisse allemand qui singe les Suisses allemands
Les «Totos» kucholliens arborent un accent tip-top, mais l’acteur ne parle aucun dialecte d’outre-Sarine: son père s’en est tenu au français.
Il faut dire qu’Andréas a un rapport compliqué avec sa germanitude. Une mère saint-galloise mariée à un industriel allemand, une naissance illégitime en 1945 à Berlin, une prime enfance passée dans un orphelinat «où on n’avait pas le droit de parler». Un père violent, dont le souvenir l’a rattrapé le jour où il a vu Vincent jouer, dans une version théâtrale du film Festen, le fils qui démasque le tyran familial. «Au moment des saluts, j’ai vu mon père pleurer dans le public, dit l’acteur. Je me suis rendu compte que je savais sans savoir. On n’en a plus jamais parlé.» Une ombre passe. La météo change souvent sur le visage du fils d’Andréas. Un vrai ciel écossais.
Le personnage alémanique le plus célèbre de la galerie kuchollienne est le lieutenant-colonel Karl-Heinz Inäbnit, suppléant du commandant de la place d’armes de Bure. Il faut savoir que les militaires l’adorent. Qu’André Blattmann, le chef de l’armée suisse en personne, a applaudi les deux lascars de 120’’, invités à faire leur numéro à l’occasion du rapport annuel du commandant des Forces terrestres en 2012. Et que, pour les besoins d’un bout filmé à insérer dans leur spectacle, les deux Vincent se sont vu mettre à disposition un hélicoptère, un char d’assaut et une compagnie en uniforme.
Il faut dire aussi que Vincent Kucholl a fait comme (presque) tous les fils d’objecteurs: il a endossé l’uniforme, est même devenu caporal. «J’ai un rapport ambivalent à l’armée, sourit-il. C’est une belle expérience sociologique et une super école de théâtre.»
En réalité, il n’y a pas que les militaires: la quasi-totalité des caricaturés de 120’’ sont heureux de passer à la casserole. Etonnant? Explicable: la justesse de l’observation, c’est le contraire du mépris. En soi, une forme d’hommage. «Je cherche la part d’humanité chez les cons, dit Kucholl, mais aussi le con en chacun de nous.»
C’est un improvisateur obsédé du contrôle
Didier Charlet, comédien et complice dans la troupe d’improvisation Avracavabrac, se souvient d’un jour où Vincent Kucholl lui a «sauvé la vie»: «J’étais en pleine dépression, j’ai débarqué chez lui avec trois sacs Migros pleins de factures non payées. J’ai beau avoir fait mon apprentissage chez UBS, la comptabilité, ce n’est pas mon truc.» Un artiste normal, Didier Charlet. Un drôle d’artiste, son copain Vincent: «Il a mis de l’ordre dans mes papiers avec une efficacité redoutable.»
Maîtriser sa comptabilité, c’est la compétence de base de l’indépendant. Et Vincent Kucholl ne tient à rien tant qu’à être «son propre maître». «Quand je suis sorti de l’uni, je suis allé m’inscrire au chômage en me disant: «On ne sait jamais.» Mais le soir même, je me désinscrivais, j’étais trop mal à l’aise. Le statut d’indépendant, c’est la meilleure garantie contre le chômage, puisque je n’y ai pas droit.»
A Avracavabrac, qui continue de se produire régulièrement dans les cafés-théâtres depuis quatorze ans, le comédien fait tout: il gère les rendez-vous, répond au courrier, envoie à chacun des décomptes impeccables. Techniquement aussi, «il veut tout maîtriser», racontent en chœur ses camarades de scène, tantôt reconnaissants, tantôt exaspérés. «Vous comprenez, on s’habitue à avoir une maman qui s’occupe de tout et prévient nos besoins», sourit Antonio Troilo, cofondateur d’Avrac. «Le problème, c’est qu’après il nous reproche de ne pas nous intéresser à la technique», se désespère Didier Charlet. La mère juive, une figure à ajouter à la galerie kuchollienne?
Un égocentrique généreux, un improvisateur obsédé par le contrôle, on n’est plus à un paradoxe près. «Je crois que Vincent est un grand timide, un angoissé qui, à travers le jeu, a trouvé le moyen de repousser ses limites, de devenir irrespectueux, déraisonnable, excessif», dit Cécile Collet. Et de raconter la jubilation de son homme lorsque en coulisses, après une bonne impro, il constate que son «robinet à conneries» était grand ouvert.
Une autre! Une autre!
Vincent Kucholl est aussi un solitaire qui a besoin des autres. En 2009, le désopilant ombrageux rencontre le lumineux, le gentil Vincent Veillon. Bientôt, ce dernier reprend à la fois la production des matinales de Couleur 3 et le rôle du clown blanc dans 120’’ (tenu précédemment par Yann Zitouni). Chimie des talents et des tempéraments: le «robinet à conneries» de Vincent Kucholl entre en état de grâce.
Les deux hommes ont beaucoup en commun: un tempérament de bosseurs, le respect du travail bien fait, le goût de l’absurde, une enfance à la campagne, des parents séparés. Mais le cadet, fils de conseiller national UDC, petit-fils de guide de montagne, grandi dans le chalet familial des Plans-sur-Bex, a la tranquillité des enracinés qui manque à l’aîné. Dans le panier de mariage créatif, il amène ses compétences de vidéaste (acquises à l’ECAL) et de musicien. «On sait soigner l’outil pour mieux faire décoller notre imaginaire, dit-il, il y a un véritable équilibre entre nous.»
Ça marche entre eux. Après le travail du matin, ils vont au fitness ensemble, gym, sauna, sieste, gamberge. «On les appelle «le vieux couple», sourit Laurence Scheurer, une des rares filles de la bande d’improvisateurs. Personne n’ose penser au jour où, forcément, ce couple aussi se séparera. Et où nous nous sentirons tous aussi seuls que Gilles Surchat.
* «Institutions politiques suisses». De Vincent Golay (c’est le nom de sa mère en guise de pseudonyme), LEP.