Reportage.L’ancien Soweto était un bidonville, le symbole international de l’apartheid et de la misère. Le nouveau Soweto est une métropole qui produit de la mode et de la musique pour la génération qui n’a pas connu l’apartheid. A la veille des élections, reportage dans la vitrine du régime de l’ANC, le parti de Nelson Mandela.
Texte Bartholomäus Grill
Photos Per-Anders Pettersson
Et encore un bus bourré de touristes! Tous veulent voir la maison de Nelson Mandela, au 8115 Vilakazi Street, Orlando West, Soweto. «Désormais, les Blancs débarquent par cohortes entières et nous regardent comme des bêtes curieuses», constate Sibu Sithole, qui attire en effet les regards de visiteurs avec son T-shirt rose et son pantalon cargo aux appliques d’alu et aux revers léopard. Il porte au cou des amulettes et des ciseaux à ongles, sa coiffure s’inspire de celle de Bart Simpson. Sibu Sithole, 30 ans, est designer de mode.
«La plupart des gens prennent toujours notre township pour un ghetto. Il y a longtemps que ce n’est plus vrai», dit-il en désignant le Soweto Theatre, un édifice avant-gardiste juché sur une colline du quartier de Jabulani. Et, juste derrière, un centre commercial moderne, une nouvelle clinique géante et des immeubles d’habitation peints de tons pastel. «Le nouveau Soweto, c’est ça.»
Au temps de l’apartheid, Soweto rimait avec misère, violence et désespoir: un immense bidonville proche de Johannesburg qu’on ne s’était même pas donné la peine de baptiser autrement que SOuth WEstern TOwnship, l’acronyme donnant Soweto. Le bidonville s’est mué en une métropole de 2 millions d’habitants, des autoroutes à quatre pistes relient ses quartiers, de nouvelles zones résidentielles voient s’aligner les banques, supermarchés et autres concessionnaires automobiles. Les anciennes maisonnettes ont été retapées, le gazon est ciselé.
L’image d’une nouvelle afrique du sud
Ces dix dernières années, la valeur des logements a été multipliée par quatre. Le commerce et les PME ont fait des petits, une classe moyenne est née. A la veille des élections générales du 7 au 9 mai, le gouvernement utilise volontiers l’exemple de Soweto pour faire sa pub: «Regardez, nous avons vaincu la pauvreté, c’est l’image de la nouvelle Afrique du Sud.» L’Etat a injecté des milliards de rands (1 rand = 0,08 franc) pour le réseau électrique, l’eau, la voirie. Les services communaux fonctionnent mieux que dans le reste du pays.
«Les Noirs qui ont réussi reviennent ici», assure Sibu Sithole. Le fait est que les jeunes artistes, designers et musiciens de Soweto s’affirment avec orgueil: leur adresse n’est plus un stigmate mais une marque. Ils ont inventé le Soweto Style et influencent la culture des jeunes dans tout le pays. Le kwaito, sorte de hip-hop made in Soweto, a déferlé sur l’Afrique entière.
Il y a aussi la nouvelle bourgeoisie noire, devenue riche en peu de temps grâce à des postes dans l’administration et à ses participations dans les grandes entreprises. La plupart d’entre eux n’ont jamais quitté Soweto mais tout simplement déménagé dans des quartiers comme Orlando West, surnommé ici Beverly Hills. Ces nouveaux riches possèdent des villas à faire pâlir d’envie leurs concitoyens blancs et roulent dans de puissants 4x4 aux vitres teintées.
Le pouvoir d’achat des habitants moins favorisés s’est accru grâce aux prestations sociales de l’Etat, d’un montant de 5 milliards de rands (400 millions de francs) par an. Au Maponya Mall, on ne déniche qu’un seul Blanc qui tente de vendre des voitures d’occasion. Derrière son stand se dresse la statue de bronze commémorant le massacre, le 16 juin 1976, d’écoliers qui manifestaient contre l’enseignement des Noirs uniquement en langue afrikaans et un système scolaire à deux vitesses (le gouvernement consacrait un montant quinze fois supérieur à l’éducation des Blancs qu’à celle des Noirs. Le massacre de Soweto aurait causé au moins 575 morts tués par balle, peut-être 1000, ndlr). «C’est de l’histoire», commente Sibu Sithole, qui ne veut plus rien savoir de la lutte pour la libération.
Et c’est aussi l’avis de beaucoup de Born Free, la génération de ceux qui ont grandi dans la liberté et la jugent normale. Ils sont hédonistes, avec quelque chose d’infantile. On voit des ados se réunir la nuit pour lacérer des vêtements de marque, fracasser des smartphones et brûler des billets de banque. Le mouvement s’appelle Izikhothane, sa devise est: «Nous pouvons tout nous offrir.» D’autres claquent leur argent pour les fringues, à l’instar des Italians, qui ne portent que des griffes italiennes, avant tout Versace. Molefe Mohale n’est même plus agacé. Ce qui l’inquiète, c’est que «tous ces gars sont endettés jusqu’aux oreilles».
Molefe Mohale, 40 ans, gagne correctement sa vie en travaillant pour une chaîne TV sportive. Avec sa compagne et leurs quatre enfants, il vit dans une vaste maison de briques. Tous ont l’assurance maladie, la mère cuisine les recettes de Jamie Oliver, les enfants fréquentent de bonnes écoles. Et on lit le Sowetan, l’un des plus forts tirages quotidiens du pays. Mais Molefe se fait du souci: «La dégringolade peut être rapide, à peu près 40% des gens n’ont pas de travail.» Il tient pour pure propagande le fait que le gouvernement ait fait de Soweto sa vitrine. «Nous consommons et ne produisons rien. C’est le grand problème de l’Afrique. Il manque d’initiative entrepreneuriale, les gens n’ont pas les compétences nécessaires.»
De l’autre côté du miroir
Une femme telle que Lucia Maswanganwi n’ose même pas rêver du niveau de vie de Molefe Mohale. Elle a certes un job chez un distributeur de boissons mais loge toujours dans un bidonville. Sa cahute porte le numéro 1432, elle borde une cuvette boueuse du quartier de Kliptown. Le chemin qui passe devant chez elle est une fondrière, l’eau goutte à travers la tôle rouillée de son toit, une ampoule dénudée éclaire l’unique pièce. Lucia présente ses trésors: un frigo, un téléviseur et deux plaques de cuisson. Elle cuit à la paraffine, car l’électricité ne suffit pas; elle apporte l’eau dans des jerrycans de plastique depuis le robinet public utilisé par des centaines d’usagers. Sa famille partage aussi les latrines avec de nombreux voisins. Comme il n’y a pas de tout-à-l’égout, les enfants jouent dans un puant cloaque.
«Cet endroit est effroyable, tempête Lucia, 29 ans. Voilà vingt ans que nous attendons cette vie meilleure que le gouvernement nous a promise.» L’an dernier, raconte-t-elle, seule une cinquantaine de personnes âgées ont pu emménager dans des logements normaux. Elle a parfois l’impression que, depuis la fin de l’apartheid, rien n’a changé. Aussi, elle ne célébrera pas la victoire programmée, aux élections du 7 mai, du Congrès national africain (ANC), parti du président Jacob Zuma. «L’ANC nous a oubliés.»
Kliptown est pourtant le cœur de Soweto et le lieu de naissance de la démocratie sud-africaine. C’est ici qu’en 1955 a été adoptée la Freedom Charter, la charte par laquelle 2884 délégués venus de tout le pays demandaient la liberté et l’égalité des droits. Aujourd’hui, le township de Soweto est le symbole en miniature de la nouvelle Afrique du Sud née il y a vingt ans: à la fois prospère et misérable, tournée vers l’avenir et prisonnière de son passé.
© DER SPIEGEL, traduction et adaptation gian pozzy
Bartholomäus Grill
Né en 1954, Bartholomäus Grill est journaliste, écrivain et, depuis 2012, correspondant en Afrique pour le magazine Der Spiegel, après avoir travaillé durant vingt-cinq ans pour l’hebdomadaire Die Zeit. Lauréat de plusieurs prix de journalisme, il vit actuellement au Cap.