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Chris Hadfield: "Un comportement d’homme des cavernes ne sert à rien lorsque vous n’avez que quelques secondes pour sauver votre vie."

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Jeudi, 22 Mai, 2014 - 05:51

Interview. Vétéran de la Station spatiale internationale (ISS), l’astronaute canadien Chris Hadfield a joué de la guitare dans l’espace, à 400 kilomètres au-dessus de la Terre. Pour contrecarrer les effets de la pensée négative d’une mission dangereuse ou, comme il l’avoue, de son incoercible vertige? 

Propos recueillis par Laura Höflinger

Le colonel Chris Hadfield est déjà harnaché dans la navette spatiale quand un homme de la NASA lui tend un billet sur lequel son épouse Helene a écrit: «Je t’aime. S’il te plaît, ne meurs pas.» Puis, entre parenthèses: «Pas de souci, je suis assurée.» L’astronaute canadien confesse: «Ma femme a toujours considéré mon métier de manière pragmatique.»

A 54 ans, le moustachu est allé trois fois déjà dans l’espace, l’an passé comme commandant de la station spatiale ISS. Dans son pays, il est révéré comme un héros national, mais le reste du monde le connaît surtout comme «l’astronaute chantant», flottant en apesanteur dans son étroit logis spatial tout en entonnant Space Oddity de David Bowie en s’accompagnant de sa guitare (vue par 22 millions d’internautes, la vidéo a été supprimée la semaine dernière de YouTube, car l’astronaute n’avait pas les droits de la chanson, ndlr). Du coup, on se rappelle ce qu’on tend à oublier: il y a en permanence des hommes qui tournent dans l’espace. Chris Hadfield y a séjourné au total cinq mois et demi.

Chris Hadfield, quand vous prenez un avion normal, vous comportez-vous comme un passager normal?

Je vérifie bien sûr que je sois assis dans le bon fauteuil (je fais ça aussi en décollant pour l’espace). Puis je serre ma ceinture, je m’appuie contre le dossier et je pose mes pieds à plat.
Dans votre livre, «Guide d’un astronaute pour la vie sur Terre»*, vous dites que vous vous demandez sans cesse d’où viendra le prochain danger.

Dans la navette, avant la mise à feu des réacteurs, nous prononçons bel et bien chaque fois cette question à voix haute. Comme astronaute, vous devez apprendre à établir des priorités: quel est le danger immédiat? Qu’est-ce que je peux négliger? Un comportement d’homme des cavernes – fuir ou combattre? – ne sert à rien lorsque vous n’avez que quelques secondes pour sauver votre vie. C’est pourquoi je conseille d’envisager tout ce qui pourrait mal tourner avant d’embarquer. J’appelle ça le pouvoir de la pensée négative.

La pensée négative vous a-t-elle parfois permis de vous tirer d’une situation fâcheuse?

Lors de mon deuxième vol dans l’espace, j’ai quitté la navette pour monter une pièce sur le bras articulé. D’un coup, j’ai senti une douleur dans mon œil gauche qui s’est mis à pleurer. En l’absence de pesanteur, les larmes se sont formées en boule sous la lentille. Je ne voyais plus rien à gauche et, inopinément, l’œil droit brûlait à son tour. Soudain j’étais aveugle.

Vous ne trouviez plus le chemin de la station spatiale. Qu’avez-vous ressenti?

De la frustration. Nous avions préparé cette mission quatre ans et demi. Chaque seconde qui passait était une seconde d’inaction. En même temps, je me sentais étrangement bien. J’avais aussi chaud que si j’étais au lit, l’édredon tiré sur les yeux.

Plus tard, la NASA a découvert que le produit servant à protéger la visière de la buée avait irrité vos yeux. Comment la NASA vous entraîne-t-elle pour ne pas paniquer en de tels moments?

J’avais résolu le problème avant même d’arriver à la NASA. J’étais pilote d’essai et pilote de combat. J’ai appris le vol à voile à l’âge de 15 ans. Une fois ou l’autre vient un moment où il faut surmonter sa peur. Ça m’arrive encore: quand je regarde en bas, mes jambes deviennent molles.

Vous souffrez de vertige?

J’ai surtout peur de tomber. Ou, plus exactement, de me fracasser au sol. La hauteur en soi n’est pas le problème (il se lève et va à la fenêtre). Ici, la vitre de la fenêtre me protège, ce serait différent si j’étais au sommet d’une falaise. Si je me laissais dicter mon comportement par mon côté irrationnel, je ne serais jamais allé dans l’espace. J’aurais dissimulé ma vie sous l’édredon.

Les vols spatiaux sont loin d’être sans danger. En 2003, la navette «Columbia» s’est désintégrée à son retour dans l’atmosphère.

A l’époque, vous étiez en mission en Russie pour la NASA.

J’étais dans mon petit logis de Moscou et j’ai regardé en boucle l’enregistrement de l’accident. Un morceau de mousse isolante d’un réservoir externe s’était détaché et avait touché l’aile gauche de la navette. Etait-elle endommagée? L’équipage aurait-il dû l’inspecter avant le vol de retour? Les experts ont dit que l’aile était en ordre. Mais ils se sont fourré le doigt dans l’œil. J’ai perdu beaucoup de bons amis dans le ciel. Rick Husband, le commandant de la navette, était aussi mon ami. On n’accepte jamais une telle perte. C’est une cicatrice de plus. Des gens sont morts et on est soi-même coresponsable de leur mort. Il faut faire avec. Car ensuite vient la question: vais-je pleurer le restant de mes jours? Ou renoncer? Beaucoup de gens ont pensé que nous devions renoncer. Mais, si j’avais été là-haut à la place de Rick, j’aurais dit: nous avons fait une erreur, il faut en tirer la leçon et construire dorénavant de meilleurs vaisseaux spatiaux.

(En effet, en sa qualité de responsable de la robotique à la NASA, Chris Hadfield a veillé par la suite à construire de meilleurs engins. Puis, en décembre 2012, il est encore parti une dernière fois. C’était son rêve: être le commandant de l’ISS. A bord de la station spatiale, il twittait, répondait aux questions sur le site de partage Reddit. Jamais dans l’histoire un homme dans l’espace n’avait été aussi proche de la Terre, ndlr.)

A bord de l’ISS, 130 expériences étaient en cours. Mais c’est votre interprétation de David Bowie qui a électrisé le public. Au fond, est-ce que les gens se passionnent encore pour les missions spatiales?

Avant cette vidéo, 700 000 personnes me suivaient sur Twitter. On ne saurait donc dire que nul ne s’intéresse à nous.

Dans votre vidéo à bord, vous montrez qu’en apesanteur il faut avaler la pâte dentifrice et se couper les ongles devant le puits d’aérage. C’est plus que du divertissement.

Quand on suscite l’intérêt des gens, ils sont prêts à apprendre. Durant mes vingt ans comme astronaute, je suis allé dans des milliers d’écoles. Je sais ce qui fascine les gens. Je voulais répondre aux questions de manière que, lorsqu’ils voient Gravity au cinéma, ils constatent que les larmes de Sandra Bullock ne volent pas à travers la pièce comme on l’a vu.

Pourquoi les hommes devraient-ils encore aller dans l’espace?

Nous y expédions des sondes depuis cinquante-sept ans et découvrons ainsi l’univers. Nous envoyons des éclaireurs dans de nouveaux mondes pour voir s’ils sont habitables, comme il y a six cents ans, quand nous bourlinguions le long des côtes. Comment naviguer? Quel matériau faut-il pour le mât, lequel pour les voiles? Comment évite-t-on le scorbut? Ce n’est qu’après que nous avons décidé de traverser l’Atlantique. C’est là qu’on en est aussi avec la conquête spatiale.

Pourtant, vos fans semblent s’intéresser davantage à la façon de faire pipi dans l’espace qu’à la physique…

J’avais 9 ans quand j’ai vu le premier pas de Neil Armstrong sur la Lune, et j’ai alors décidé de devenir astronaute. Si nous ne proposons pas aux jeunes le presque impossible, ils iront quêter des défis ailleurs. La vidéo de Bowie était juste une chose que j’ai faite pour rigoler avec mon fils, Evans. Et cela a déclenché une réponse gigantesque. C’est cool!

Depuis un an, vous êtes de retour sur Terre. Là aussi vous vous sentez comme à la maison?

Il y a peu, je suis sorti la nuit et j’ai observé l’ISS, cette étoile incroyablement lumineuse, traversant le ciel. Il faut quelques minutes pour passer d’un horizon à l’autre. Je me souviens de presque chaque journée à bord. Mais j’ai de la peine à imaginer que j’ai passé des mois dans ce petit point blanc. Mes expériences là-haut ont été tellement différentes, tellement particulières qu’il m’est difficile de les faire coïncider avec ma vie ici sur Terre.

De quoi vous souvenez-vous quand vous voyez l’ISS dans le ciel?

C’est bizarre de quitter la Terre. Au début, on ne voit rien d’autre que l’obscurité. Puis une sorte d’étoile qui ne se meut pas comme les autres et qui ne cesse de grandir. Puis l’étoile arbore des contours. C’est tellement inattendu de trouver là-haut une structure faite par la main de l’homme. C’est comme de traverser le Sahara et de tomber soudain sur un village. Même si je savais tout de l’ISS, je me disais: comment peut-elle exister ici?

Vous avez vécu cent quarante-quatre jours à bord de la station. Qu’est-ce qui vous manqué?

L’ISS est un laboratoire stressant. Mais, chaque fois que j’avais quelques minutes devant moi, je volais vers la coupole, une sorte de tour d’observation, et je regardais l’univers. C’est comme si on entrait dans une cathédrale: la lumière pénètre par les vitraux et tout est paisible. Quand on plane dans la coupole, on murmure comme si, sinon, on blessait l’univers.

© Der Spiegel traduction et adaptation Gian Pozzy
*  Editions Libre Expression, avril 2014, 320 pages.

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NASA / Keystone
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