Analyse. Deux cas de censure dans l’affaire Giroud fragilisent les médias.
Les juges, notamment valaisans, auraient-ils la gâchette trop facile quand il s’agit de tirer sur la presse? «En treize ans, seulement trois ordonnances de mesures superprovisionnelles ont été rendues pour faire taire la Radio télévision suisse (RTS). A chaque fois, elles étaient d’origine valaisanne», observe Jamil Soussi, avocat de la RTS depuis 2001. Les deux derniers cas se sont enchaînés cette année. Le 25 février dernier, la RTS se voit intimer par le juge François Vouilloz l’ordre de retirer de son site internet la vidéo d’un reportage diffusé quatre jours plus tôt dans le Journal de 19 h 30 ainsi que l’article et des documents joints. Il y est question de coupages illégaux dans la fabrication de vins par l’encaveur Dominique Giroud aux prises avec la justice. La RTS a fait appel.
Rebelote le 9 mai: le juge du district de Sion, Lionel Henriot, prend des mesures urgentes pour interdire la diffusion de deux nouveaux reportages de la RTS, toujours en relation avec l’affaire Giroud. Le premier sujet devait être diffusé dans le 19:30 du 12 mai, le second dans le magazine économique TTC (Toutes taxes comprises).
Comment interpréter cette vague de censure? La liberté de la presse serait-elle sérieusement menacée? L’interdiction la plus récente, celle du 9 mai, est sans doute la plus sérieuse. Elle a été opérée dans une situation d’extrême urgence, juste avant la diffusion prévue des reportages par le jeu de mesures superprovisionnelles. Lesquelles sont prises sans que la loi impose l’audition de la partie intimée, en l’occurrence la RTS. Une mesure «fort rare et gravissime», constatent les praticiens contactés par L’Hebdo.
Après trente et un ans d’existence, ce magazine a lui aussi essuyé les foudres du Tribunal cantonal vaudois où siège la juge Sandra Rouleau. Le 29 août 2012, celle-ci prononce des mesures superprovisionnelles interdisant la parution d’une enquête sur Comparis, sans l’avoir lue ni interpellé L’Hebdo. Ces mesures interviennent tardivement si bien que l’enquête a paru. A sa lecture, la juge a cependant refusé d’ordonner la saisie du magazine requise par Comparis.
Depuis le milieu des années 80, fort rares sont les requêtes ayant abouti. Le vent serait-il en train de tourner en défaveur de la presse? En août dernier, les perquisitions au domicile du journaliste Ludovic Rocchi qui enquêtait pour Le Matin sur une affaire de plagiat à l’Université de Neuchâtel laissent songeur. Le Tribunal cantonal neuchâtelois les a jugées illégales et ordonné la restitution immédiate et sans levée des scellés de tout le matériel saisi. Mi-avril dernier, le Tribunal fédéral a renvoyé le dossier au Tribunal des mesures de contrainte sans toutefois remettre en question l’illégalité des perquisitions ordonnées par le Ministère public. Affaire à suivre.
Concernant les mesures provisionnelles proprement dites, qu’elles s’appliquent aux médias peut se comprendre. Les dommages provoqués par la diffusion d’un article ou d’une émission dont la teneur porterait atteinte à la personnalité sont bien réels.
Pour prévenir tout abus, le législateur a soumis la mise en œuvre de mesures provisionnelles à des conditions très strictes figurant à l’article 266 du nouveau code de procédure civile fédéral. Ainsi, concernant tout média à caractère périodique, le tribunal ne peut ordonner une mesure provisionnelle que si une atteinte est imminente, propre à causer un préjudice particulièrement grave et manifestement injustifié. Dans un commentaire, le professeur de droit neuchâtelois François Bohnet écrit que «le juge doit opérer avec soin une pesée entre l’intérêt du lésé à l’intégrité de sa personne et celui de la presse à accomplir sa mission d’information et surtout son rôle de surveillance. Le juge jouit à cet égard d’un certain pouvoir d’appréciation.»
Fait du prince?
Dans l’affaire Giroud, précisément, l’appréciation du juge Lionel Henriot suscite quelques interrogations. Après avoir par des mesures d’extrême urgence interdit l’émission du 12 mai, ce dernier a tenu une audience publique, le 15 mai. Les reportages de la RTS font notamment état d’une somme de 9,5 millions réclamée à Dominique Giroud par le fisc cantonal valaisan et aussi de fausses factures. Se justifiait-il de museler ces informations par des mesures superprovisionnelles, sans même entendre les parties alors que l’émission était prévue trois jours plus tard? C’était faire fi d’un intérêt public prépondérant.
Troisième encaveur du Valais, connu pour avoir révolutionné la production de vin dans ce canton (lire L’Hebdo du 27 février 2014), Dominique Giroud n’est pas mis en cause dans sa sphère privée et intime mais dans son comportement professionnel. Voilà des mois que les médias, notamment la RTS et Le Temps en pointe sur ce dossier, soulèvent lièvre sur lièvre, si bien que l’affaire qu’on ne vient pas tout juste de découvrir appartient depuis belle lurette à la sphère publique.
Par ailleurs, les questions fiscales ne sont pas indifférentes aux contribuables d’un canton qui se serre la ceinture comme il peut pour réduire sa dette. Enfin, le fait de savoir si le petit monde valaisan de la vigne et du vin pratique couramment ou pas de fausses factures intéresse aussi la réputation de l’ensemble de la profession, sérieusement secouée depuis le début de cette affaire interminable.
Communiquer, une nécessité
De là à parler de complot, de connivence entre pouvoirs politique et judiciaire dans un canton que d’aucuns qualifient méchamment de «Corse de la Suisse», même si les nuits souvent blanches n’y sont jamais bleues, il y a un pas qu’il ne faut pas franchir. Chez le juge valaisan, il serait plutôt question d’un manque de sensibilité à l’égard des médias. A ses yeux, censurer un texte ou une émission de télévision ne serait finalement pas si grave que cela. Mais l’exceptionnel ne doit pas se muer en normalité, ni les journalistes se censurer sous la menace de sanctions judiciaires.
Reste la question du système des mesures superprovisionnelles. Selon un avocat vaudois fin connaisseur du droit des médias, «le juge devrait faire tout son possible pour interpeller la partie adverse, fût-ce par téléphone, avant de rendre son ordonnance de telles mesures». En France, dans ces circonstances, des audiences ont systématiquement lieu (il s’agit de «référés d’heure en heure»). Certes, le temps presse. Mais à l’époque de l’internet et du téléphone portable, une réelle volonté de communiquer a bien des chances d’aboutir. Elle permet d’éviter au juge de revenir en arrière quand, à l’examen ultérieur du dossier, il admet que le média incriminé est dans son droit.