Vécu. Officiellement, cette femme n’existe pas. Pour un salaire de misère, elle garde notre trésor le plus précieux. En pensant à ses enfants à elle, qu’elle a quittés pour venir travailler illégalement en Suisse.
Maria* sourit, le pire est derrière elle. Oublié le village vaudois où elle a trimé seize heures par jour pour 1000 francs par mois. Ses nouveaux employeurs la traitent dignement, il fait beau sur la plaine de Plainpalais à Genève, c’est son jour de congé et elle vient de recevoir un message vocal via WhatsApp. «Oh là maman! Je suis ta jumelle! Je t’aime beaucoup, je t’envoie un baiser.» La voix de son enfant qui l’appelle maman, une gorgée de bonheur en apparence ordinaire. Pour Maria, un petit miracle après deux ans de torture.
Ça a duré deux ans après son arrivée en Suisse, en février 2012: cette petite voix refusait de lui parler. Les jumelles, ses cadettes, avaient 18 mois lorsqu’elle s’est arrachée à elles, les confiant à son frère et à sa belle-sœur. Quand elle téléphonait, les fillettes ne comprenaient pas qui était cette étrangère qui les pressait de son amour lointain et désincarné. «C’était très dur», dit-elle doucement. Durant presque deux ans, Maria n’a pas pu voir, non plus, le visage de ses quatre filles.
La première photo est arrivée en décembre dernier: une parente l’a envoyée depuis un café internet de la capitale. Puis il y a eu des conversations Skype où la mère a pris corps pour ses filles. Mais Skype et Facebook restent un luxe de week-end car, au village, le signal internet est trop mauvais. Par chance, WhatsApp s’en contente et c’est ce qui a changé le quotidien de Maria.
Son Samsung blanc est devenu sa bouée magique, son milieu du monde, son objet vital. La mère et les filles s’envoient images et messages, se racontent leur quotidien, s’appellent «mamá» et «mi amor». En mars, Maria a reçu la photo d’un gâteau tout de roses et de sucre blanc: c’était le quatrième anniversaire de ses jumelles. Elle sourit et croise les doigts: le pire est derrière elle, encore deux ans et elle rentrera. Elle aura alors droit au bonheur extrême: embrasser ses enfants, humer leur odeur.
C’est ainsi que voit la vie Maria, 35 ans, Paraguayenne et nounou sans papiers; une parmi les milliers d’invisibles qui, pour venir garder nos enfants, ont laissé les leurs derrière elles.
L’abandon, ce destin
Son truc, à Maria, c’était les maths. Encore l’an dernier, entre deux changements de couches et par téléphone, elle résolvait les problèmes de racine carrée de son aînée. Aujourd’hui, sur ce banc de Plainpalais, elle se revoit, enfant, en classe de maths et ses yeux noisette pétillent. Elle est transfigurée de plaisir: «Je voyais un problème au tableau et la mécanique se mettait en route dans ma tête. C’était enivrant.» A 14 ans, l’ado gagne le premier prix intercollèges de la capitale et se prépare à réaliser son rêve: devenir professeur de mathématiques. Et, accessoirement, avoir une petite maison à elle, «tout en bois avec un toit de feuilles de bananier».
Mais quand on est fille de paysan pauvre et orpheline de mère à 7 ans, c’est encore trop demander à la vie. Lorsqu’elle obtient son bac, Maria est un être fragilisé: devenu veuf, son père l’a «donnée», avec sa petite sœur, à une famille amie, pour n’élever que ses deux garçons. Puis, comme elle était brillante à l’école, cette première famille d’adoption l’a envoyée dans la capitale: séparation d’avec sa sœur, second foyer d’accueil. Pour payer ses études, l’adolescente a commencé à travailler à 12 ans déjà, comme «niñera», bonne d’enfants.
Pas de quoi payer l’université: faute d’argent, elle renonce à ses ambitions. Rencontre le père de son aînée, tombe enceinte et se retrouve sur le carreau quand elle refuse d’avorter. Elle a 17 ans. Sur les conseils de son frère et grâce à un petit crédit, elle monte une petite affaire qui lui plaît bien: elle achète des génisses et les revend un an plus tard. Puis, «par malheur», elle retombe amoureuse, se marie, accouche de sa deuxième fille, qui a aujourd’hui 8 ans.
Le pire commence lorsque, enceinte de ses jumelles, elle se fait planter là par son mari et doit revendre ses génisses, étranglée par les dettes. «J’avais quatre enfants et je ne pouvais rien leur offrir, ni lait ni médicaments, c’était insupportable. Une parente qui était en Suisse m’a dit: «Si tu viens, je t’aide.» Elle confie ses filles à son frère et part.
Esclave en Suisse
A son arrivée en Suisse, le pire n’est pas encore derrière elle. Par le bouche à oreille comme toutes les autres – «Si on met des annonces, on attire les propositions sexuelles» –, elle rencontre une femme péruvienne, mariée à un Suisse, qui lui offre son premier job, dans un village du pied du Jura. Nounou à tout faire de deux fillettes de 6 et 8 ans. Levée à 6 heures, sur le pont jusqu’à 22 heures, du lundi au vendredi, pour s’occuper des enfants, faire le ménage, la cuisine et le reste. Salaire: 1000 francs par mois. Nourrie de ce qu’on lui donne. Logée? Oui, mais pas le week-end. Le vendredi soir, Maria part donc pour Genève où, pour 300 francs par mois, elle partage un studio avec deux compatriotes. «C’était horrible. Mais c’était 1000 francs plutôt que rien.»
Dans le monde souterrain des esclaves qui gardent nos enfants, les patronnes latino-américaines ont mauvaise réputation: «Ce sont les pires, elles prennent des femmes comme nous, les plus désespérées, les plus dociles», dit Maria. «C’est vrai qu’il y a un phénomène d’exploitation en chaîne, admet la conseillère nationale Cesla Amarelle, sensible à cette problématique et elle-même Vénézuélienne d’origine. Les personnes ayant passé par là ont tendance à ne pas faire de cadeaux aux suivantes. » Dans le milieu, on raconte des histoires dures de matelas sous-loués à prix d’or par des cousins aux dents longues.
Mais il y a aussi des esclavagistes parmi les employeurs suisses, relève Umberto Bandiera du syndicat Unia à Genève, particulièrement actif dans la défense des sans-papiers maltraités: «Le Tribunal des prud’hommes de Genève a confondu des représentants de la meilleure société de la ville, des personnalités insoupçonnables que l’on retrouve le soir aux bals de charité.»
Le cas de Maria n’est pas isolé. Voici, à Lausanne, Estrella, une Bolivienne diplômée en management, un enfant au pays, qui a travaillé trente-sept heures par semaine – un enfant, ménage et cuisine – pour 600 francs par mois. Ou Cielo, qui trimait de 6 heures à 23 heures – deux enfants, un chien à promener, ménage, cuisine – pour une patronne qui l’affamait: 1800 francs par mois. Et encore Lucia, sur le pont – un enfant, ménage, cuisine – neuf heures par jour pour 1800 francs mensuels, et le chien, le chat, le lapin à nourrir même durant ses «vacances».
La plupart du temps, comme Maria, c’est dans leur premier emploi que les nounous acceptent ces conditions désastreuses. Peu à peu, elles trouvent mieux et apprennent à se défendre. A l’autre bout du parcours, il y a Ledy, qui ne travaille plus à moins de 27 francs de l’heure et ne se déplace pas pour moins de quatre. Ledy qui, comme Estrella et bien d’autres, a troqué, dès qu’elle a pu, la garde d’enfants contre les heures de ménage. «S’occuper de ceux des autres alors qu’on a laissé les siens au pays, c’est trop dur», dit cette dernière, qui n’a pas vu le sien depuis sept ans. L’an prochain, c’est sûr, elle aura économisé suffisamment pour rentrer. «On croit partir pour deux ans et, bientôt, on réalise que c’est plutôt cinq, sept, huit.» Le temps d’une enfance.
«L’amour, c’est comme le lait»
Maria, elle, est à mi-chemin du parcours et veut continuer à être «niñera ». Elle se donne encore deux ans avant de rentrer. Elle a trouvé des employeurs «très gentils», qui la respectent et lui paient chaque heure supplémentaire. Salaire: 2000 francs par mois pour trente et une heures par semaine, et presque deux mois de vacances payés. On est encore en dessous du minimum CTT, mais Maria ne sait pas ce que c’est qu’un Contrat-type de travail et n’a pas fait le calcul: «L’important pour moi, c’est d’être traitée comme un être humain.»
Elle ne fait que croiser ses employeurs, elle médecin, lui banquier, mais «si j’ai besoin de quelque chose, ils sont très serviables». C’est Monsieur qui lui a avancé l’argent pour le smartphone et a signé le bail du deux-pièces qu’elle partage avec deux amies.
Et puis il y a les enfants: un garçon et une fille de 4 et 5 ans, adorables et bien élevés. Elle va les chercher à l’école, leur fait à manger, leur parle espagnol à table.
Non, elle ne leur en veut pas d’être des privilégiés, elle n’en veut à personne, Maria la très douce: «Les uns naissent nantis, les autres dans le dénuement, mais il n’y a pas de coupable. Et pas de place dans mon cœur pour la haine ou la rancœur.» Ce qui est dur pour elle, ce n’est pas de faire taire l’hostilité ou l’envie, plutôt de contenir son affection: mettre de la distance entre eux et elle, et se souvenir qu’elle n’est «que la nounou». «Je suis pleine d’amour, de cet amour que je ne peux pas donner à mes enfants. Et l’amour, c’est comme le lait dans le sein maternel, il faut le donner, sinon ça fait mal.» La jeune femme s’est forgé une holistique de la circulation de l’affection: «Si je prends bien soin de ces enfants, je sens que d’autres vont faire de même avec les miens. Je m’efforce de donner le meilleur pour que mes filles reçoivent le meilleur à leur tour.»
Elle sourit et me regarde la regarder: «Tu sais, il y a des millions de gens comme moi dans le monde qui partent travailler à l’étranger.» Ses yeux ajoutent: non, je ne suis pas un monstre. Voir grandir ses enfants est un privilège.
Avenir
Encore deux ans. Avec son passeport paraguayen, et contrairement aux Boliviennes ou aux Colombiennes, Maria n’a pas besoin de visa pour entrer en Suisse : elle pourrait faire un aller-retour pendant ses vacances. «Mais ce serait encore plus dur de repartir. Si je rentre, c’est pour rester.»
L’an dernier, sa fille aînée s’est mariée et elle n’y était pas. «Dix-sept ans, c’est trop jeune, elle l’a fait pour combler un vide», dit Maria, soudain au bord des larmes.
Tenir encore deux ans et, ensuite, il y aura les génisses et la petite maison en bois. Peut-être même un homme qui l’aime et la respecte, «une vraie famille, comme celle de mes patrons». C’est mercredi, il fait beau, Maria va marcher en ville, au bord du lac. Son smartphone dans une poche, une bouteille d’eau dans l’autre. Pas d’arrêt café, aucune dépense. Pour économiser 1000 francs par mois, c’est simple, elle n’entre jamais dans un magasin. Sortir, marcher, c’est ce qu’elle fait durant ses congés. «Si je reste à la maison, la nostalgie me prend. Dès que j’arrête de travailler, je me mets à penser.»
Ce mercredi, Maria n’est pas seule: elle montre la ville à Cristel, une compatriote qui vient d’arriver. Une ingénieur en agronomie qui a laissé une fille de 3 ans au pays. «J’ai eu une enfance très dure, je ne veux pas qu’elle vive ce que j’ai vécu», dit-elle, avant de raconter: la défection du père quand elle avait 8 mois, celle de la mère quand elle avait 5 ans. «Moi aussi j’ai quitté ma fille, mais ce n’est pas pareil, c’est pour réaliser un rêve.» Cruel paradoxe sur un refrain de séparation.
«A Lire»
«Nicht gerufen und doch gefragt» de Pierre-Alain Niklaus, Lenos Verlag, 2013: une enquête qualitative sur les ménages privés comme employeurs de femmes de ménage sans-papiers en Suisse.
«Qui gardera nos enfants?» de Caroline Ibos, Flammarion, 2012: la réussite sociale des Occidentales aisées serait-elle possible sans le travail des migrantes vulnérables et précaires? Une sociologue française pose la question qui tue.
«Regularisations in Europe»: sur les programmes de régularisation des sans-papiers en Europe, l’International Centre for Migration Policy Development a publié un rapport en 2009. Sur www.icmpd.org (tapez: REGINE Policy dans la recherche).
«Une immense hypocrisie»
Cessons ce jeu de dupes et régularisons ces employées à la fois illégales et indispensables; c’est le propos d’une campagne lancée en mars. Questions à son coordinateur, Salvatore Pittà. Nounou à tout faire, à 200%, pour 1000 francs par mois, c’est exceptionnel?
C’est un type de profil qui correspond à une grosse minorité de cas. Ce qui est incompréhensible, c’est qu’on gagne davantage à faire le ménage qu’à garder des enfants. De tout temps, ce travail a été dévalorisé, c’est une constante de l’inégalité hommes-femmes.
Globalement, les employées domestiques sont peu inquiétées : on ferme les yeux sur leur présence?
Imaginez que demain, on arrête les 90 000 sans-papiers de Suisse: où les emprisonnera-t-on ? Combien d’années faudra-t-il pour les expulser? Et qui gardera les enfants des notables et des patrons de ce pays ? Il y a une immense hypocrisie autour de ces personnes et c’est la raison de notre mobilisation. Il est temps de reconnaître qu’elles sont indispensables à la marche de la société et de changer de politique en régularisant leur situation. Dans les pays européens, il y a eu 43 programmes de régularisation de sans-papiers entre 1996 et 2008. Ça marche: cela assainit la situation d’une main-d’œuvre très demandée et, contrairement aux idées reçues, cela ne provoque pas un afflux de nouveaux migrants.
En Italie, une «badante», fruit de ces programmes, gagne un minimum de 850 euros. A Genève, le contrat-type (CTT) leur promet 3700 francs. Pour la plupart des ménages, ce n’est pas une dépense réaliste…
Les employées domestiques doivent être payées correctement, ce n’est que justice. Mais on peut aider financièrement les familles, comme en Suède ou en Belgique. Les privés suisses qui ont besoin d’une aide domestique sont ceux qui paient le plus cher en Europe.
Dans les cantons de Vaud et de Genève, des sans-papiers maltraités peuvent recourir au Tribunal des prud’hommes sans risquer l’expulsion. Une exception?
Oui. La règle générale en Suisse, c’est que les administrations dénoncent les sans-papiers dont elles ont connaissance. Des personnes gravement maltraitées comme les employés de Hannibal Kadhafi ont pu sortir de leur enfer en 2008 seulement parce qu’elles étaient à Genève. Une de nos revendications est de permettre à tout sans-papiers de recourir au tribunal sans risquer l’expulsion.
Tout de même, ces personnes ne prennent-elles pas le risque d’être dénoncées, après coup, par vengeance?
Souvent, l’employé dénonce son employeur avant de repartir au pays, au moment où il n’a plus rien à perdre. Et, de manière générale, l’employeur a plus à perdre que l’employé, car il est aussi dans l’illégalité. Si je suis parlementaire au Grand Conseil, je ne sais pas si j’ai très envie de faire savoir que j’ai employé une nounou au noir…
Garder les enfants des autres en laissant les siens derrière soi, c’est inhumain…
C’est une catastrophe intime, qui crée des conflits psychiques ravageurs. J’ai entendu des femmes dire: on me maltraite, mais je ne peux pas partir car mes patrons sont de mauvais parents et leurs enfants ont besoin de moi. Notez que des générations de saisonniers ont vécu fondamentalement la même chose: malgré leurs allers-retours au pays, ils n’ont pas élevé leurs enfants. Maintenant, l’UDC veut rétablir le statut de saisonnier. Si ses propositions sont acceptées, on va renouer avec cette tradition moyenâgeuse. Les consultations des syndicats et des associations ont du pain sur la planche.