Enquête. Ihor Kolomoisky est un tranquille résident fortuné des Pâquis, à Genève. Mais, dans son pays, l’oligarque agit sans le moindre scrupule. Pour asseoir son vaste empire financier et industriel. Pour tirer les ficelles du gouvernement de Kiev et soutenir la candidature de la contestée Ioulia Timochenko à la présidence ukrainienne. Quitte à se faire de nombreux et puissants ennemis, à commencer par Vladimir Poutine.
A l’orée du quartier des Pâquis, surplombant le Léman, l’immeuble Beau-Site est l’une de ces résidences de prestige Belle Epoque avec vue sur le jet d’eau et le Mont-Blanc. Une de celles qui abritent autour de la rade de Genève l’une des plus fortes concentrations de grandes fortunes au monde. L’on y trouve la veuve multimillionnaire d’un financier britannique, un ancien banquier français passé à l’édition ou encore un gros promoteur immobilier suisse reconverti dans la philanthropie et l’art. Luxe cossu, bonne compagnie et discrétion, voilà les avantages du 39, quai Wilson.
Parmi ses résidents, il en est un qui apprécie ces qualités encore plus que les autres. Son nom ne s’affiche pas sur la porte. Son logement est au nom d’un proche. Mais c’est bien dans cet immeuble qu’Ihor Kolomoisky, âgé de 51 ans, quatrième fortune d’Ukraine avec 1,51 milliard de francs, a fixé son domicile et qu’il règne sur son empire, Privat Group. Un domaine financier qui n’est pas structuré de manière classique mais reste au stade d’un assemblage hétéroclite de sociétés, notamment offshore, d’où émerge Privat Bank, premier établissement bancaire du pays. Et qui étend ses tentacules dans toute l’Ukraine, des usines métallurgiques géantes de Dnipropetrovsk et de Donetsk à l’exploitation pétrolière et gazière en passant par le transport aérien. Et s’aventure même à l’étranger, à Chypre, au Royaume-Uni, en Australie, aux Etats-Unis et en Israël. Un ensemble qu’il agrandit sans états d’âme.
Cet homme d’affaires ne recule devant aucun moyen pour s’emparer d’une entreprise. Régulier comme irrégulier. Raider réputé, il avance masqué. Il place ses hommes de paille et reste dans l’ombre. Et si ce moyen «pacifique» ne suffit pas, il emploie la force. En 2006, il a envoyé des «centaines» d’hommes de main armés de battes de baseball, de barres de fer ou de pistolets à balles en caoutchouc pour s’emparer de l’aciérie de Krementchouk, au centre de l’Ukraine, selon Forbes, une affirmation reprise par la justice britannique. «Cet individu est dangereux!» avertissent même les spécialistes de l’Ukraine. Proche de Ioulia Timochenko, ex-égérie de la révolution orange, candidate à l’élection présidentielle du 25 mai prochain et princesse du gaz convaincue de corruption, il tire les ficelles des nouvelles autorités de Kiev.
L’Hebdo a tenté de contacter Ihor Kolomoisky à différentes adresses en Suisse et en France. Une porte-parole à Genève a clairement répondu qu’il n’y avait «aucune chance» de lui parler ou de le rencontrer.
Avant le changement de régime, en février dernier, l’homme d’affaires vivait essentiellement sur les rives du Léman. Mais la révolution de la place Maïdan l’a incité à revenir au cœur de son empire, dans sa ville natale de Dnipropetrovsk, au centre du pays. Il a même été nommé gouverneur de l’oblast sitôt les nouvelles autorités installées, province qu’il tient d’une main de fer. L’oligarque est l’incarnation parfaite des travers dont les révolutionnaires de la place Maïdan rêvaient de se débarrasser. Mieux, il est déjà assuré, à l’instar de ses collègues milliardaires prédateurs ukrainiens, de rester aux commandes d’un pays qu’il a largement contribué à amener au bord de la ruine et du chaos.
Raid sur Swissport
Les dirigeants de Swissport, l’ancienne société de handling de Swissair, gardent un souvenir cuisant de l’appartement du quai Wilson. Ils s’y sont rendus maintes fois entre 2011 et l’automne 2013 pour tenter d’arracher leur filiale ukrainienne des griffes d’Ihor Kolomoisky. Ce dernier s’en était emparé en octobre 2012 d’une façon bien caractéristique: en «convainquant» le Tribunal de commerce de Kiev de lui donner, sur simple décision de justice, les 70,6% des actions qu’il ne possédait pas.
Jusqu’alors, il était actionnaire minoritaire avec 29,4% des parts. Or, la maison mère de Swissport voulait procéder à de gros investissements pour accompagner une croissance soutenue des affaires de la filiale ukrainienne. Peu désireux ou incapable de contribuer à sa part, l’oligarque a accusé la société suisse de violer les intérêts du minoritaire qu’il était. Plutôt que d’apporter sa contribution ou de voir sa part au capital réduite, il a préféré la solution de facilité: s’emparer de l’ensemble sans payer.
Aujourd’hui, sous le nom d’Interavia, l’ex-Swissport Ukraine se targue d’être revenue dans les chiffres noirs pour la première fois depuis cinq ans. Mais elle a aussi cessé de croître, rompant avec la fulgurante expansion des années précédentes pour ne devenir qu’une simple rente de situation. De son côté, Swissport ne parvient pas à récupérer son bien en dépit d’un jugement en sa faveur rendu par une instance judiciaire supérieure au printemps 2013.
Le sort de Swissport Ukraine aurait pu être bien pire; elle aurait par exemple pu être abandonnée par son actionnaire et promise à la faillite. Peu après qu’Ihor Kolomoisky en a pris le contrôle, notamment au travers d’une société chypriote, Mansvell Enterprises, à Nicosie, trois compagnies aériennes à bas coûts en ont fait la douloureuse expérience en 2012: la danoise Cimber Sterling, la suédoise Skyways et l’ukrainienne Aerosvit. Des milliers de passagers ont été abandonnés sans scrupules dans des aéroports, priés de se débrouiller seuls pour poursuivre leur voyage ou rentrer chez eux.
Le gaz, un enjeu central
La bataille judiciaire autour de Swissport Ukraine n’est qu’une escarmouche pour l’oligarque ukrainien, qui en connaît un solide rayon en la matière. C’est une partie beaucoup plus serrée, aux enjeux nettement plus importants, qu’il joue actuellement. Elle ne concerne rien de moins qu’une part substantielle de l’extraction de gaz en Ukraine. Un enjeu central pour cet homme si impliqué dans l’énergie, surtout dans un pays qui possède la troisième réserve mondiale de cette ressource hautement stratégique.
Après Genève, Dnipropetrovsk et Kiev, nouveau décor: Londres. Depuis l’été 2013, les colonnes néogothiques des Royal Courts of Justice, près de la Tamise, servent de décor à un choc massif. Ihor Kolomoisky, associé à un autre oligarque, Guennadi Bogolioubov (troisième fortune ukrainienne avec 1,8 milliard de francs), affronte l’une des plus grandes sociétés d’extraction gazière d’Europe de l’Est, JKX Oil & Gas. Cette société britannique exploite deux gisements au nord de Dnipropetrovsk, ce qui en fait le plus gros exploitant privé du pays. Raison pour laquelle les deux milliardaires cherchent à en prendre le contrôle.
A priori, la partie pourrait leur sembler facile. JKX étant cotée à Londres, ils auraient la possibilité de lancer une offre publique d’achat (OPA), la méthode classique, reconnue, pour prendre le contrôle d’une société. Mais ce serait trop simple. Trop cher aussi. C’est donc par une manœuvre souterraine, bien plus efficace et économe en ressources financières, qu’ils opèrent.
Grâce à quelques hommes de paille, ils détiennent déjà 39% du capital via deux sociétés offshore inscrites aux îles Vierges britanniques, Eclairs Group Ltd. et Glengary Overseas Ltd. Dans leur esprit, le reste devrait donc suivre. D’abord en effrayant les autres investisseurs, ce qui fait baisser le cours de l’action et inquiète les banques, qui coupent leurs crédits. Après cette première manœuvre, JKX, qui a beson de fonds pour investir, sollicite un prêt à ses actionnaires ukrainiens, les derniers à accepter de la financer. Ils sont naturellement prêts à le leur accorder, mais à une condition: la société doit abandonner une bonne part du pouvoir exécutif de sa filiale ukrainienne à l’un de leurs hommes de paille.
Le directeur général de JKX, l’ingénieur britannique Paul Davis, refuse. Aux commandes depuis 1998, il ne veut pas se faire forcer la main de cette façon souterraine, ce qui ouvre le conflit en mars 2013. Les deux Ukrainiens tentent alors de le renverser lors de l’assemblée générale des actionnaires, prévue le 5 juin, en s’appuyant sur leur position déjà forte dans le capital. Pour les en empêcher, les dirigeants britanniques invalident les voix des oligarques, arguant qu’ils agissent de concert. L’affaire se termine devant la Haute Cour de justice britannique, qui rétablit les Ukrainiens dans leurs droits d’actionnaires… tout en donnant raison au management de chercher à se défendre face à de si tristes sires!
Le «combat des titans»
Franchissons la porte d’une autre salle d’audience néogothique des Royal Courts of Justice. Et qui y trouvons-nous? De nouveau Ihor Kolomoisky et son acolyte Guennadi Bogolioubov. En face d’eux, ce n’est plus un homme d’affaires britannique, policé par les meilleures écoles du Royaume-Uni. Mais un autre oligarque ukrainien, encore plus puissant qu’eux: Viktor Pintchouk, deuxième fortune du pays avec 3,2 milliards de dollars, gendre de l’ex-président ukrainien Leonid Koutchma, ami de Hillary Clinton et de Tony Blair. Et natif, lui aussi, de Dnipropetrovsk.
Ce «combat des titans», comme les Britanniques ont déjà surnommé cet affrontement judiciaire hors norme dont ils sont juges et spectateurs, ne vise rien de moins que la maîtrise du cœur des empires industriels de ces messieurs: ces nombreuses fonderies de l’époque soviétique dont ces oligarques se sont emparés après l’éclatement de l’URSS. Des opérations au cours desquelles Ihor Kolomoisky, comme d’autres, n’a pas hésité à faire usage de la force, comme dans le cas de l’aciérie de Krementchouk en 2006. Portant des noms évocateurs comme Stakhanov ou Ordjonikidzé et Marganetsky ou fleurant bon l’ancien système soviétique comme Krivorojsky Jeleznorudny Kombinat à Kryvyï Rih (à 100 kilomètres de Dnipropetrovsk), ces usines travaillent la fonte et forgent l’acier dans des halles hors d’âge d’où émanent des fumées de toutes les couleurs, sur des sites cernés de terrains vagues labourés de voies ferrées. Une image de l’industrie lourde qui n’a guère évolué depuis l’époque de Staline.
Situées pour la plupart dans les régions de Dnipropetrovsk et de Louhansk, dans l’est du pays, elles avaient été réunies dans des sociétés communes aux trois oligarques, comme Ferroalloys Holding. Qui s’était vu adjoindre des sociétés étrangères, comme Georgian American Alloys, basée à Miami et dont la principale usine américaine se trouve à New Haven en Virginie-Occidentale. Or, les deux premiers partenaires se sont arrangés pour capter à leur profit tous les bénéfices, en réduisant presque à zéro la part qui revenait au troisième. Ce dernier exige, comme réparation, la remise par les deux premiers de leurs parts dans l’usine de Kryvyï Rih pour une valeur équivalant à celle qu’il estime s’être vu spolier.
Entre oligarques, les sourires sont de façade, mais les luttes de coulisses impitoyables. Mais si, par le passé, ces guerres se réglaient entre hommes sur le terrain, le recours de Viktor Pintchouk à la justice britannique apporte une nouvelle dimension. Celle d’un besoin d’Etat de droit pour contourner des juges ukrainiens notoirement corrompus. Le choc des titans pourrait ainsi se terminer douloureusement pour le seigneur de Dnipropetrovsk.
L’ordre règne à Dnipropetrovsk
Ihor Kolomoisky s’est néanmoins déjà saisi du levier politique pour consolider son pouvoir. Sitôt après la révolution de Maïdan, en février dernier, il s’est empressé de faire nommer deux proches à des positions clés du nouveau gouvernement, comme ministres des Finances, respectivement des Recettes fiscales.
Ces positions lui permettent de garder la haute main sur le système financier ukrainien, une position qu’il avait gagnée grâce à Privat Bank. Mais elles le placent aussi dans une situation avantageuse au moment où Kiev doit définir les axes des profondes réformes de l’économie ukrainienne exigées par le Fonds monétaire international (FMI), appelé à sauver un pays au bord de la banqueroute.
Sa maîtrise du nouveau système de pouvoir ukrainien repose sur un pilier essentiel, sa fonction de gouverneur de l’oblast de Dnipropetrovsk. De cette position stratégique, il contrôle non seulement l’essentiel de son empire industriel, mais peut aussi témoigner d’un engagement sans faille en faveur du gouvernement central en place.
Il a ainsi qualifié publiquement Vladimir Poutine de «schizophrène de petite nature» début mars. Concrètement, il promet 1000 dollars pour chaque fusil que lui ramènerait un militant prorusse. Une fortune dans un pays où le salaire moyen s’élève à 242 francs par mois. Il offre 1500 dollars pour une kalachnikov, 2000 pour un paquet de grenades, 10 000 pour tout «homme vert», l’expression consacrée pour désigner ces militaires sans signe de nationalité qui prennent graduellement le contrôle de l’est du pays au profit des prorusses. Et même 200 000 dollars pour tout immeuble public qui serait rendu aux autorités ukrainiennes par les séparatistes. Il a même averti un leader séparatiste prorusse que sa tête avait été mise à prix pour 1 million de dollars par la communauté juive locale, rapportent le Financial Times et d’autres médias.
Contrairement à l’oblast de Donetsk, son voisin de l’est, celui de Dnipropetrovsk, est resté calme ces derniers mois. Aussi les Russes, à commencer par Vladimir Poutine, le détestent-ils. En réponse à ses attaques, le président russe l’a traité publiquement de «scélérat». Les séparatistes en Ukraine ferment ses banques dans les villes passées sous leur contrôle, ainsi qu’en Crimée. Ils l’accusent d’avoir offert des primes à des fiers-à-bras pour provoquer les fusillades meurtrières de Marioupol en avril et d’Odessa début mai.
L’oligarque entend bien recueillir les dividendes de son engagement en faveur des autorités de Kiev. Sa position pour ainsi dire inexpugnable dans la région la plus industrielle du pays le place en position de force vis-à-vis du gouvernement central, quel que soit le résultat de l’élection présidentielle du 25 mai.
Néanmoins, il a fait le choix de soutenir Ioulia Timochenko, l’ancienne égérie de la révolution orange de 2004. Native, elle aussi, de Dnipropetrovsk, elle s’y connaît à merveille en affaires tordues. Ils ont en commun le même notaire chypriote, Me Michalakis Tsitsekkos, à Nicosie, qui leur a permis de créer les sociétés offshore Alstrom Business Corp. (société inscrite aux îles Vierges britanniques active dans les médias en Ukraine, pour Ihor Kolomoisky et un associé) et Zittel Trading Ltd. (une holding inscrite au Belize, pour Ioulia Timochenko, via un avocat de Dnipropetrovsk).
Certes, l’ancienne première ministre, qui laisse des souvenirs amers auprès des électeurs ukrainiens, reste loin derrière le favori des sondages, le milliardaire Petro Porochenko. Mais sa cote de popularité remonte rapidement.
Le refuge savoyard
Si les choses tournent mal, Ihor Kolomoisky sait qu’il peut se rendre en tout temps en Israël, pays dont il détient le passeport en dépit de l’interdiction faite aux Ukrainiens de la double nationalité. Il est installé dans une belle résidence de bord de mer au 48 de la rue Galei Tchelet à Herzliya, une localité huppée juste au nord de Tel-Aviv.
De confession juive, son engagement en faveur de sa communauté ne date pas d’hier. De façon parfois envahissante. C’est ainsi qu’il a tenté de prendre le contrôle de l’European Council of Jewish Communities (ECJC) à Prague en 2011. Essai qui a tourné court. «Nous ne voulons plus de relations avec lui», indique aujourd’hui le secrétariat de cette association internationale. En rétorsion, l’oligarque a créé à Genève une organisation au nom presque identique, le European Council of Jewish Community, dont le conseil de fondation regroupe des proches. Et dont l’adresse, rue du Mont-Blanc, n’est guère éloignée de celle de Cad Cool à la rue de la Rôtisserie, une petite société d’organisation d’événements genevoise administrée par sa sœur, elle-même active sur le front des affaires.
Mais le vrai refuge, loin des raids masqués contre des entreprises prospères, des chocs dans les tribunaux, des fonderies ukrainiennes, des combats contre les séparatistes prorusses et de l’effondrement de son pays, c’est sur une autre rive du Léman qu’il l’a installé. A Anthy-sur-Léman, aux portes de Thonon-les-Bains. Il possède, avec sa sœur, une villa quasiment les pieds dans l’eau posée sur une parcelle de 15 211 mètres carrés, avec terrain de basket, dissimulée derrière de hautes haies. C’est encore plus discret que l’immeuble Beau-Site sur le quai Wilson. Encore mieux pour préparer l’avenir sans être vu.