Décodage. De l’informatique aux biotechnologies, Israël est devenu le paradis de la recherche de pointe et fait désormais la nique à la Silicon Valley.
Letizia Gabaglio
Le vieux port de Jaffa, un des plus anciens de la planète, détonne sur le rivage de Tel-Aviv. Mais il suffit de tourner un peu la tête pour apercevoir, à quelques centaines de mètres, un tout autre décor fait de gratte-ciel ultramodernes. Cette ville jeune est aujourd’hui le berceau de l’innovation en Israël. Dans un mouchoir de poche se concentre la majorité des quelque 4000 start-up fondées ces dix dernières années. Les appartements du quartier, aux loyers plus modérés qu’ailleurs, pullulent de jeunes qui, une fois le service militaire achevé, tentent de concrétiser leurs idées et de trouver un accès au marché. Eventuellement en se vendant à une grande société établie.
C’est ce qu’a fait Shevat Shaked avec sa Fraud Science, une poignée d’ingénieurs convaincus d’avoir mis au point le meilleur système pour trier le bon grain de l’ivraie en matière de transactions financières en ligne. Vétéran de Tsahal rompu au traçage de terroristes, Shaked frappe en 2007 à la porte de PayPal, le leader mondial des paiements sur la Toile. Il convainc son CEO et celui d’eBay que son algorithme est celui qu’il leur faut. En quelques semaines, l’affaire est conclue et la start-up vendue pour 169 millions de dollars.
Coups fumants
Le succès de Fraud Science n’est pas un épisode isolé. Dans ce quartier de Tel-Aviv, il paraît même être la norme, y compris en ces années de crise économique, comme le montrent les chiffres du centre de recherche IVC: entre 2003 et 2012, plus de 700 start-up ont été reprises pour un montant total de 41,6 milliards de dollars. Pour la seule année 2013, des entreprises étrangères en ont racheté pour 6,45 milliards, soit 20% de plus que l’année précédente. Durant les premiers mois de 2014, on a encore assisté à une série de coups fumants, à l’instar de Viber, une application servant à échanger gratuitement des messages et des coups de fil, rachetée pour 900 millions de dollars par le colosse japonais Rakuten: à peu près le prix qu’a dû débourser Google l’an dernier pour s’offrir Waze, l’application de navigation GPS utilisée par des millions d’automobilistes. Le Silicon Wadi (ndlr: oued), comme on surnomme cette banlieue de Tel-Aviv où prolifèrent les entreprises high-tech, est numéro deux mondial par la concentration de l’innovation, derrière la Silicon Valley.
Mais l’innovation ne concerne pas que le web. PrimeSense a inventé la technologie à la base du Kinect de Microsoft et de nombreux autres dispositifs capables de lire les mouvements du corps et d’interagir avec eux. Autre enseigne fameuse, Medigus, née en 2000 du cerveau fécond de l’informaticien Elazar Sonnenschein, pionnier des minicaméras servant aux analyses endoscopiques et père d’une méthode innovante pour traiter le reflux gastro-œsophagien, couramment appelé brûlures d’estomac: il a obtenu ce printemps le blanc-seing de la FDA américaine. Et encore Prolor Biotech, qui a développé une technologie pour reproduire des molécules à but thérapeutique, rachetée l’été dernier par la multinationale de la pharma Opko Health.
D’autres trouvailles encore sont sur la rampe de lancement. A l’instar de HealthWatch, une start-up qui met au point des textiles intelligents capables de «monitorer» des paramètres cruciaux pour la santé: ils passent au lave-linge comme n’importe quel maillot mais, quand on les enfile, ils contrôlent les battements du cœur et, si quelque chose va de travers, envoient un signal au smartphone. Life Beam, qui travaille dans le même secteur, a inventé un casque pour cyclistes qui enregistre les battements du cœur et envoie ces données via Bluetooth à un cadran que l’on porte au poignet.
Effervescence intellectuelle
«Il y a des domaines où le succès se construit avec le temps, comme la médecine. Les fonds d’investissement israéliens visent plutôt les technologies et le web, parce que le retour est plus immédiat», explique Yair Shoham, d’Intel Capital, le fonds d’investissement du géant des processeurs, toujours en quête d’innovations sur lesquelles miser. Intel est l’exemple de ce que les entreprises géantes entendent réaliser à Silicon Wadi: pas uniquement faire de bonnes affaires mais exploiter l’effervescence intellectuelle qui caractérise l’endroit.
Le centre de recherches de l’Université de Haïfa, dans le nord du pays, fabrique des processeurs innovants depuis 1974. Ingénieurs et anthropologues y travaillent coude à coude sur le «perceptual computing», des interfaces capables de comprendre les gestes d’une personne et de les transformer en commandes à l’intention des divers microordinateurs qui, à l’avenir, peupleront les maisons. Si Intel fut le pionnier de cette spécialité, Google, Microsoft, Samsung et IBM suivent ses traces.
Culture moins hiérarchisée
Ce qui fait d’Israël un lieu unique, c’est le mélange entre les caractéristiques humaines qu’on y trouve et des décisions politiques visant à encourager la recherche et le développement. «La culture israélienne est beaucoup moins hiérarchisée que la plupart des cultures occidentales: l’autorité est sans cesse remise en cause, il n’existe pas de position acquise», explique Shmuel (Mooly) Eden, président d’Intel (Israël) et vice-président mondial, père du Centrino, cette puce qui a révolutionné le monde de l’ordinateur portable. «Cette mentalité, on la retrouve aussi dans le développement technologique. Rien n’est jamais donné pour sûr et tout est susceptible d’être remis en question.»
Pour expliquer cette attitude, il y a la notion de «chutzpah»: elle est à mi-chemin entre présupposé et arrogance, entre l’effronterie et l’ingénuité qu’il faut même au plus modeste des employés pour harceler son chef de questions dérangeantes. «Lors des réunions, n’importe qui peut remettre en question ce que je dis, c’est même bienvenu. Plus il y a de discussion, de variétés d’opinions et d’interaction, plus on avance», assure Shmuel Eden.
Le phénomène est bien décrit par Dan Senor et Saul Singer dans leur essai Start-Up Nation, qui retrace la première visite de Scott Thompson, CEO de PayPal, aux laboratoires de Fraud Science qu’il venait d’acquérir: tout le monde l’écoute attentivement avant de le mitrailler de questions parfois à la limite de l’effronterie. «A la fin, je ne savais plus si c’était eux qui travaillaient pour moi ou l’inverse», a confessé Thompson.
Le capital humain sur lequel compte Silicon Wadi est particulier: un mélange de préparation scientifique de haut niveau, d’aptitude à résoudre les problèmes et d’habitude de vivre en situation instable. Israël est le pays à la plus forte densité d’ingénieurs, de scientifiques et de techniciens: 145 pour 10 000 habitants, contre 85 aux Etats-Unis et 70 au Japon. Il est numéro un en matière de publication d’articles scientifiques et troisième pour le nombre de brevets, toujours en proportion de sa population. Sur une superficie à peine supérieure à celle d’une métropole américaine, Israël a fondé huit universités, toutes bien situées dans les classements internationaux. Le Technion de Haïfa, créé en 1912, figure parmi les vingt meilleures universités en informatique.
Du bénéfice du service militaire
Il y a encore autre chose: «Ce qui fait vraiment la différence pour l’esprit d’entreprise d’un jeune, c’est l’expérience du service militaire», assure Shmuel Eden. Il n’est guère possible de comprendre le miracle techno-économique israélien si on oublie qu’ici tous les jeunes, garçons et filles, y sont astreints: une expérience de terrain où même les plus novices sont appelés à assumer des responsabilités. Et l’armée offre la possibilité d’étudier et de se spécialiser au terme de la période militaire obligatoire. Or ce sont justement les besoins en technologies pour la défense et le service de renseignement qui sont à la base de plusieurs secteurs de recherche. Deux, trois ou même cinq années de ce régime forgent non seulement un caractère propre à diriger une entreprise et de poursuivre un objectif mais fournissent aussi un socle de connaissances exploitable dans la vie civile.
Tout cela ne suffirait pas si, au fil des ans, l’Etat d’Israël n’avait adopté des politiques de soutien aux jeunes scientifiques. En 1991, par exemple, pour donner leur chance à la multitude de chercheurs venus de l’ex-Union soviétique, le gouvernement a créé 24 incubateurs d’entreprises et financé des centaines de start-up. Aujourd’hui, Israël est le deuxième pays du monde par la densité de son capital-risque. n © L’espresso,
Traduction et adaptation Gian Pozzy