Vécu. Comme une seconde puberté, les quinquagénaires traversent une période de transition: leur jeunesse appartient au passé, mais ils ne sont pas encore vieux. Entre mélancolie et soif de vivre, ils nous racontent ce passage turbulent.
Jamais autant d’hommes et de femmes n’ont fêté leur 50e anniversaire qu’en cette année 2014. En Suisse, 1964 vit l’apogée du baby-boom: 112 890 enfants sont alors nés, un chiffre jamais atteint depuis. En guise de comparaison, 2012 n’a enregistré que 82 164 naissances. Et jamais autant de quinquagénaires n’avaient affiché une forme aussi excellente, jamais ils n’avaient dépensé autant d’énergie, de temps et d’argent pour la garder.
Mais sous leurs apparences victorieuses, comment se sentent ceux qui ont passé 50 ans, ce point de bascule où s’impose soudain une certitude, celle que le milieu de sa vie est désormais dépassé? Comment vit-on le tumulte des hormones, le stress au travail, la famille qui se transforme, l’amour, le sexe? Quand s’insinue ce sentiment de finitude, quand, malgré tous les efforts consentis, le temps affaiblit les corps et pose ses menues griffes sur les visages?
L’apogée de leur carrière atteinte, des responsabilités professionnelles et familiales sur les épaules, les quinquas traversent de drôles d’années, entre leurs enfants qui s’envolent et leurs parents qui faiblissent. Des années à recomposer leur identité, comme une seconde puberté. A réinventer leur couple, à l’exploser ou à l’arranger.
Tels les adolescents qui ne sont plus des enfants mais pas encore des adultes, ils vivent une période de transition: leur jeunesse appartient au passé, mais ils ne se sentent pas vieux. Pas encore. A 50 ans sonne l’heure du bilan. Que reste-t-il de mes rêves? Que reste-t-il de nos amours? Qu’ai-je et que vais-je accomplir avec ce temps, celui qui me file entre les doigts, et celui qui me reste?
L’Hebdo a écouté une douzaine de quinquagénaires pour tenter de comprendre ce qui se passe au fond d’un homme, d’une femme, au milieu de la vie, au croisement des désirs.
Femme
Le jour de ses 50 ans, Marie* l’a passé loin des siens. Voyage de travail à l’autre bout du monde, conférence internationale, difficile d’y échapper quand on négocie pour son gouvernement. Ce jour-là, propice au bilan, la diplomate s’échappe pour une balade au bord de l’océan. Et décide qu’elle ne veut plus de cette vie-là. C’était il y a quatre ans. «J’aspirais à plus de liberté, à gérer moi-même mon agenda, à séduire mon homme plutôt que de rentrer tard et fourbue.» Sa fille va vers ses 12 ans, le dernier moment pour cesser de mettre sa vie de famille en sourdine. Le dernier aussi pour se remettre à écrire, écrire autre chose que des rapports ou des mandats de négociation.
La ménopause? Elle va l’ignorer! Ses amies plus âgées l’ont mise en garde contre la prise de poids. Prévoyante, Marie a perdu une dizaine de kilos et s’est mise au jogging. Elle resplendit. Le moment venu, elle prendra des hormones et voilà. «Pétrie de certitudes, j’attendais ces années-là de pied ferme.»
Soif de changement
Un an passe et ses rêves s’exaucent, Marie décroche un poste sur mesure: désormais plume d’un ministre, elle écrit des discours. Un 70%. De quoi lui laisser du temps pour elle et son projet de roman. Elle s’imposera une discipline de fer, et, dix-huit mois plus tard, le livre sort.
Comme Marie, une nuée d’amies du même âge s’envolent vers de nouvelles aventures. L’une, passionnée de tango, vient d’acheter un appartement à Buenos Aires, d’où elle importe des chaussures de danse sur mesure. Une autre, ergothérapeute, 50 ans l’an prochain, suit une formation d’enseignante primaire. Une autre encore retourne à l’université étudier l’histoire, «parce qu’il est captivant de tenter de comprendre la complexité du monde». D’autres n’ont pas vraiment choisi le changement mais ont reçu un «généreux» dédommagement pour qu’elles s’en aillent. Trop chères? Trop critiques? Ou simplement trop vieilles? Quoi qu’il en soit, elles ont quitté leur banque, leur journal ou leur administration pour devenir consultante, traductrice, conseillère en communication ou en placement. Certaines ont vu leur revenu fondre comme neige au soleil.
La tempête des hormones
Marie, elle, nage dans le bonheur quand, en pleine séance, une onde de chaud l’envahit. En quelques secondes, la voilà moite, le front couvert de sueur, interloquée, terriblement gênée. La première d’une longue série de ces fameuses bouffées de chaleur qui perdurent jusqu’à aujourd’hui et la réveillent toutes les nuits.
Elle ne peut plus l’ignorer. Marie entre en ménopause, ses règles s’espacent puis disparaissent. Bouleversée, elle n’en dit pas un mot à son compagnon. «Je ne vais pas insister sur le fait que je vieillis!» Depuis vingt ans avec cet homme séduisant, elle ne ressent plus, désormais, cet impérieux désir de faire l’amour comme juste avant l’ovulation. La sexologue et psychiatre Juliette Buffat (voir page 17) confirme sa sensation: «La plupart des femmes ressentent une baisse du désir au début de la ménopause.» La testostérone ferait des miracles, d’ailleurs elle est fréquemment prescrite en Amérique du Nord. «Je la propose souvent, mes patientes se disent ravies du résultat mais elles arrêtent vite, car elles ont peur de se viriliser.» La médecin rassure toutefois, car entre les produits naturels, l’usage de plantes, d’ovules et autres savants dosages d’hormones féminines, la vie sexuelle peut s’épanouir. «Statistiquement, les sexagénaires font davantage l’amour que les 30-40 ans pris entre petits enfants, fatigue et carrière dévorante.»
Inquiète quand même, Marie se dépense de plus belle pour rester désirable, elle court plus loin, enchaîne de savants mouvements de Pilates dans son salon, dépense des sommes peu raisonnables en crèmes miracles. Il lui arrive même de songer à rendre visite à un chirurgien esthétique. En parallèle, elle consulte quelques ouvrages de sexologie et se lance dans une large consultation auprès de ses amies, collègues, médecin ou gynécologue.
Nouvelles amours
Une amoureuse la ragaillardit: Caroline*, une Valaisanne séparée de son compagnon depuis sept ans, deux ados sortis de la coquille, fête ses 50 ans à l’automne. Elle rayonne, et il y a de quoi: la juriste a obtenu il y a un an l’un des deux postes les plus prestigieux de l’administration d’un grand canton. Admirée, désirable, elle se sent assez sûre d’elle et de sa valeur quand elle tombe sur un grand gars croisé au temps des études, né en 1964 comme elle, libre comme elle. Après des aventures et une longue pause, elle se plonge avec délices dans cette relation, avec le sentiment d’être experte de son corps comme jamais. Elle vient même de découvrir son point G.
Sandrine*, elle, 56 ans et en couple depuis des lustres à Yverdon, conseille à Marie la prise d’hormones. Elle-même ne se réveille plus en sueur au beau milieu de la nuit, elle ne rage plus pour un rien et, durant l’amour, glisse comme avant. Contrairement aux copines qui ne sortent plus sans leur gel. Avec son mari, elle revit même une seconde lune de miel depuis que les enfants s’absentent de plus en plus souvent, ils ont du temps libre et en profitent pour explorer de nouveaux plaisirs.
C’est assez, c’est décidé, Marie va se mettre aux hormones. D’autant plus que, depuis plusieurs mois, elle consomme des antibiotiques après l’étreinte, celle-ci se terminant souvent par une cystite, cette infection urinaire qu’on dit l’apanage des femmes sexuellement actives, ou de celles qui souffrent de muqueuses fragilisées ou de sécheresse vaginale. «Je déteste ces deux mots, ils me dépriment comme une punition divine, de celle qui me rangerait soudain du côté des indésirables.» D’autres mots menacent: thrombose, ostéoporose, incontinence, descente de matrice. Une amie lui a confié qu’un jour une petite boule est apparue, comme un bébé qui pointe, dans l’entrecuisse. Elle aurait pu l’opérer. Mais, avec les années, ce couple ne faisait presque plus l’amour. La descente d’organe a mis un point final à leur libido.
Brrr, Marie court chez le gynécologue. Qui freine ses ardeurs: il y aurait corrélation entre la prise d’hormones et le risque de cancer du sein. Dilemme. En revanche, il l’encourage à continuer de faire l’amour, et même plus souvent. Si ça ne s’arrange pas on pourra envisager un vaccin. Marie ressort sans hormones mais les bras chargés d’huiles et autres onguents d’amour.
Un hiver sans les hommes?
Bien au-delà des tempêtes hormonales, Nicole*, 58 ans, traverse, elle, un orage familial. Femme au foyer près de Lausanne, trois enfants aux études, son mari vient de quitter la maison pour une jeune Russe, un grand classique. Il serait sens dessus dessous, «comme un adolescent», parle de refaire sa vie et rajeunit sa garde-robe. Pourtant, Nicole raconte posément. «Je suis sereine», confie-t-elle à son amie médusée. Elle se demandait parfois comment vieillir avec ce mari ambitieux, terriblement stressé depuis qu’il est directeur. «Moi, je n’ai pas suivi. Je suis mal à l’aise dans les soirées mondaines, j’ai toujours préféré les enfants, la nature, les lectures, les concerts.»
Elle a recommencé à travailler, à temps partiel, dans une garderie. Et dresse des plans sur la comète avec un enthousiasme contagieux. Pour l’instant, elle reste là. Pour ses enfants encore en formation. Pour sa mère qui faiblit à vue d’œil. Mais quand plus personne n’aura besoin d’elle, elle ira garder des enfants auprès de familles de paysans, le métier de ses parents, ou au pair en Allemagne, en Angleterre. Voyager, travailler, réapprendre les langues, elle se réjouit déjà. «Nous avons eu de belles années, mais je n’ai pas peur du tout de la solitude. Il m’arrivait de me sentir plus seule avant la séparation.» Premier signe extérieur de libération: la courageuse a cessé de se teindre en blonde et assume un gris clair très classe. Elle a renoué avec un vieux copain honni de son mari et qui, pour des raisons de santé, doit marcher autant que possible. Alors ils vont ensemble sur les chemins. Mais pas main dans la main. Nicole ne cherche pas l’amour. Elle se sent bien.
Toutes n’affichent pas cette sérénité. «Moi, je suis moins joyeuse qu’avant», lance l’amie de Zurich, Anne*, 52 ans, réalisatrice de cinéma. C’est pourtant elle qui a quitté son partenaire, il y a deux ans. Un nouvel homme dans sa vie? «J’ai eu plusieurs relations. Mais je crains que les hommes de mon âge ne soient pas attirés par les femmes ménopausées. En revanche, les hommes plus jeunes montrent ouvertement leur intérêt. Peut-être sommes-nous plus libres qu’une femme qui souhaite un enfant à tout prix?» Anne admet qu’elle s’est sentie rajeunie à leur contact, même si elle se voit mal en couple avec un partenaire de 30 ou 40 ans. «Je comprends un peu les hommes attirés par la fermeté d’un corps jeune.»
Se réinventer chaque matin
La perspective de rester seule, le destin d’un nombre croissant de femmes après 55 ans, inspire à Catherine*, collègue de Marie, une méditation mélancolique. Non qu’elle soit désespérée, Catherine, loin de là. Séparée de son mari à 53 ans, cette graphiste a aussi commencé par aimer cela, surprise elle-même de se sentir comme libérée de ce carcan social qui veut qu’on fasse les choses ensemble et que les Untel invitent les Untel. Une séparation à cet âge-là lui semble bien moins grave qu’entre 30 ou 40 ans, «quand la femme cherche non seulement un homme formidable mais un père potentiel». Il n’empêche: «Même si, physiquement, ça ne me demande pas, l’idée que je ne ferai peut-être plus jamais l’amour de ma vie, que je ne tomberai peut-être plus jamais amoureuse, me rend mélancolique.» Et puis une histoire d’amour la dispenserait d’élaborer un projet pour les années après l’âge de la retraite: «Quand tu es libre comme l’air, tu dois réinventer chaque matin une raison de te lever.»
Marie, elle, a trouvé sa voie, elle se lancera cet été dans son deuxième livre. Quant au sexe, elle poursuit sa quête. Le soir venu, quand elle se plonge dans la lecture, elle choisit désormais des récits qui lui parlent de plaisir des sens. L’écriture a donné un nouveau tournant à sa vie professionnelle. La littérature pourrait l’aider aussi à traverser ces drôles d’années. Et d’ouvrir d’une main le très sensuel livre d’Anaïs Nin Venus erotica.
*Noms connus de la rédaction.
Homme
S’il fallait photographier la cinquantaine triomphante, Claude* pourrait servir de modèle. Tant l’architecte incarne la réussite et la vivacité intellectuelle. Tant il campe l’élégance savamment nonchalante. Sa vaste demeure planterait le décor face au Léman, bleu de gris comme le regard de celui qui l’a bâtie. Ses amis disent de Claude, 55 ans, qu’il pourrait toutes les avoir. Comprenez: toutes les femmes. Il est vrai qu’il a le sourire fort désarmant. Il est vrai aussi que, séparé depuis plusieurs années avec des enfants sortis de l’adolescence, il est lié mais vit seul. Il n’empêche: sous l’apparent glamour, l’an dernier et pour la première fois de sa vie, Claude a éprouvé «le sentiment d’être vieux»: moins d’énergie, les soucis qui pèsent plus lourd et tournent sur l’écran bleu de ses nuits blanches. A la vue qui baisse, à laquelle il s’était habitué, s’ajoute la mémoire qui flanche. «Pour mes activités professionnelles, je touche le puck. Mais le nom des gens, je l’oublie immédiatement.»
Après quelques mois de flottement existentiel, l’architecte a évacué son blues pour se projeter de plus belle dans l’action. «Ça me rassure. Et puis je n’ai pas d’autre passion que mon métier.» Alors il court vers les chantiers, élabore des projets, bosse comme un fou.
La course
Oui, ils courent, ils courent, les hommes de 50 ans. Quand l’arthrose n’a pas trop entamé leurs genoux ou leurs chevilles, quand leur dos leur permet de se plier pour lacer leurs baskets. Aux 20 km de Lausanne, au marathon de Genève, à Morat-Fribourg, dans les parcs, les forêts et les salles de fitness, ils courent et se musclent pour conjurer le temps, afficher une plastique présentable, maintenir leurs performances de toute sorte. Et dissuader les jeunets qui, dans les transports publics, font soudain mine de se lever pour leur céder la place. Non, mais!
Au travail, ils courent encore. Pour rester directeur, chef ou vice-chef, pour continuer de dominer la hiérarchie. Mais jusqu’à quand? Ceux qui espéraient encore grimper quelques échelons se voient dépasser. Comme Jean*, ce publicitaire genevois de 50 ans tout rond, qui s’est vu préférer un collègue plus jeune pour la direction d’un grand projet. Jean, quelque chose de Clooney, se sent plus sexy que jamais mais voit bien que les jeunes femmes ne tombent pas d’inanition sur son passage. Cinquante ans, la fin des illusions?
L’essoufflement ou l’apothéose
«L’écart se creuse entre ce que tu ressens – jamais je n’ai été aussi productif, aussi bon, aussi réseauté – et la perception des autres qui pensent que tu es très bien mais qu’on ne te confiera plus rien. Plus moyen de progresser.» On ne les enverra plus à l’étranger. On leur dit que l’entreprise a besoin d’eux pour la stabilité de l’équipe. Alors, avec ce sentiment de rester sur le quai de la gare, les quinquas regardent les autres s’en aller. On l’oublie parfois: le besoin de reconnaissance ne s’arrête pas au milieu de la vie. A 53 ans, François*, journaliste à la télévision, Genevois lui aussi, l’admet: «Je suis extrêmement dépendant du regard des autres.» Pour l’instant il est servi, on l’apostrophe dans la rue. Si n’était ce pincement d’inquiétude quand débarquent de jeunes collègues. Saura-t-il les défier? Il aime transmettre son savoir, se sent flatté par les signes d’admiration qu’il croit déceler. Mais il n’aimerait pas apparaître comme le «vieux c…» qui rabâche ses histoires de vieux combattant.
Si les quinquas courent pour rester dans le coup, il arrive qu’ils s’essoufflent. «J’ai encore douze ans à tirer. Est-ce que je vais tenir? Est-ce que je veux tenir?» Ces questions reviennent comme des mantras. Quand ils sont employés, salariés, ils supportent de plus en plus mal de se voir déplacer comme des pions dans leur entreprise. Où a passé leur libre arbitre? Leur rêve d’antan? Mais prendre un nouveau cap professionnel, fonder, enfin, sa petite entreprise: rares sont ceux qui osent encore s’y lancer. A moins d’y être obligés. Le parcours d’Arthur*, Bernois de 57 ans, avait bien commencé. Employé d’une fondation culturelle, il la quitte après vingt-cinq ans pour diriger la communication d’un théâtre. Euphorique, il se plonge dans un univers neuf et accepte de gagner 7500 francs, 3000 francs de moins qu’avant. Mais la chimie ne passe pas avec son directeur qui le remplacera par une jeune Allemande. Aujourd’hui communicateur et pigiste free lance, il ne gagne plus que 4000 francs par mois en moyenne. Autant dire qu’à l’âge où toute une partie de ses amis calculent leur future retraite, lui a renoncé à alimenter son 2e pilier. Il travaillera au-delà de 65 ans: «Si j’ai toujours des mandats.»
Arthur frôle le destin d’une armée de quinquas dans la précarité. Selon la statistique de l’aide sociale de la Confédération, la part des 50 à 64 ans a augmenté de 13 à 16% entre 2004 et 2012. Parmi ceux qui arrivent en fin de droit de chômage, 27% ont plus de 50 ans. Dans la banque et l’industrie du luxe, ils tombent de très haut.
On comprend dès lors que l’âge pèse moins lourd sur les hommes qui entreprennent depuis longtemps. Comme le bel architecte qui gagne des concours, Romain*, 57 ans, écrivain de Neuchâtel, vit «une véritable apothéose». Les années de galère appartiennent au passé, on lui demande des textes pour la télévision, pour le théâtre. Romain a perdu des cheveux mais gagné en confiance: «Je suis devenu de plus en plus désirable sur le marché du travail. A Paris aussi.» Jamais il n’avait vécu aussi pleinement ce vers quoi il tendait, tout en élevant des enfants encore jeunes, 10 et 12 ans. «La rançon de tout cela? C’est épuisant. Mes copains qui ont vécu un burn-out ou un AVC me disent de faire gaffe.» Mais le succès et sa caresse narcissique permettent de résister au stress.
La décennie de tous les dangers
Artiste aussi dans son domaine, Marc*, le boucher jurassien, 55 ans, pare les morceaux de viande sur l’étal. Son boulot ne le stresse pas en effet. Parce que c’est lui qui décide. L’an dernier, pourtant, il a une peur bleue quand on lui diagnostique une tumeur du colon. Opération. Pas de métastase, soulagement.
Cancer du colon, embolie pulmonaire, infarctus. Parmi les hommes qui nous ont parlé de leur cinquantaine, trois ont entrevu la mort (voir aussi «Point final» en page 74). Oui, 50 ans, c’est l’heure des check-up, des dépistages de cancer. C’est l’heure où les hommes qui dormaient d’une seule traite se lèvent la nuit. «La prostate commence à coincer la vessie», constate le Dr Marc Wisard, urologue au CHUV. Et c’est la décennie où un homme sur deux va rencontrer des troubles de l’érection. Ce qui peut se révéler utile, si, si: «Ce signal permet de détecter à un stade précoce les maladies cardio-vasculaires, note le Dr Wisard. L’artère qui traverse le pénis, très étroite, étant la première à se boucher.» Tandis que la chute brutale d’hormones féminines affecte les femmes, les hommes souffrent d’une baisse progressive de testostérone. Il faudra un peu plus de temps pour durcir et pour récupérer. Mieux vaut se retenir de jouir si on pense réattaquer dans la journée.
Bref, «à 50 ans s’ouvre la décennie de tous les dangers», s’inquiète Michel* qui en a bientôt 60. Le Valaisan qui ne savait pas s’arrêter de travailler se surprend lui-même: «Je peux rester des heures à regarder les reflets sur le lac.» Il s’interroge. «L’idée de la mort qui approche me terrifie. La finitude ébranle mes certitudes.» Privilégié par l’existence, Michel se demande ce qu’il a donné en échange. Aurait-il dû partir à l’étranger, travailler pour une ONG, comme bénévole, enseigner?
A la fatigue de l’âme se greffent les caprices du sexe: «Je bande et puis soudain je ne bande plus», dit-il. Depuis trente ans en couple, il a très peu de rapports avec sa femme, malgré une proximité affective de plus en plus forte. «On devrait s’en occuper, se stimuler, se fringuer pour. Je ne trouve pas du tout ridicule les couples qui se lancent dans ce genre de trucs. Cela dit, je ne suis pas en manque. Mais ce n’est pas très valorisant d’avouer qu’on n’éprouve plus de désir. Cela ne correspond pas à l’idée qu’on se fait de soi.»
Vieillir ensemble
Vieillir avec sa femme, parce qu’on l’aime et qu’on ne veut pas mettre son histoire en danger: un refrain récurrent. Cet autre homme marié depuis vingt-cinq ans le chante aussi. Le couple part régulièrement en week-end, court les expos. «Nous passons des jours merveilleux. Mais la nuit, dans ces jolies chambres d’hôtel, nous dormons. Ma femme me dit qu’il n’y a pas que le c… dans la vie, que chez nos amis il ne se passe rien non plus. Mais la fin du désir, n’est-ce pas le début de la mort?» Fanfaronne-t-il quand il affirme que, s’il ne tenait qu’à lui, il pourrait toujours? Comme avec la maîtresse passionnée qu’il a fréquentée durant plusieurs années. Comme avec cette femme de 20 ans sa cadette qui lui écrivit, dans un SMS, qu’elle avait envie de lui. «J’ai couru vers elle comme un chien.» Eh oui, constate Jean, le publicitaire, le désir que montre l’autre agit en puissant aphrodisiaque. Lui-même se dit érotophile, comme sa femme, avec qui il ferait l’amour aussi souvent que possible. Même vite, même quand ils tombent de fatigue. Et le jour où il flanchera, il envisagera le Viagra ou le Cialis. Parce qu’il est convaincu que quand le sexe va tout va. Le docteur Wisard ne le contredit pas: «En Suisse, on estime que les problèmes sexuels sont à l’origine de 22% des divorces.»
Mais revenons au bel architecte. Que fait-il de son sexe-appeal? Après avoir quitté sa femme, Claude a vécu une relation torride, «carrément obsessionnelle», suivie de plusieurs autres en parallèle puis s’est calmé. Que cherche-t-il? La jeunesse, la beauté, comme cet autre quinqua qui nous affirme que, depuis qu’il fréquente de très jeunes entraîneuses de l’Est ou du Brésil, il n’est plus attiré par les femmes de son âge? Pas du tout. «J’ai mes enfants, ma mère, mon bureau, c’est bon. Je veux un alter ego, une femme qui a l’expérience de la vie, pas quelqu’un qui dépend de moi.» Pour Claude, les femmes d’un certain âge dégagent une liberté, une connaissance de soi et une sophistication excitantes, qui compensent un corps qui ne serait plus parfait. Les vraies belles se révéleraient sur le tard. Le quinqua triomphant ne triomphe pas dans sa grande maison souvent vide. Pas du tout. Il a souffert de ne pas partager le quotidien de ses enfants après la séparation. Et si toute cette liberté n’était qu’un leurre? Ses amis prétendent qu’il pourrait toutes les avoir.
Lui, à 55 ans, dit que ce qui lui manque, au fond, c’est le grand amour. Au milieu de la vie, entre 50 et 60 ans, les hommes n’ont pas fini de rêver.
*Noms connus de la rédaction.
«C’est le moment où ressurgissent les rêves»
Interview. Pasqualina Perrig-Chiello étudie depuis des années le développement des gens qui se trouvent au milieu de leur vie, entre 40 et 60 ans.
Dans la courbe du bien-être en forme de U, développée par des chercheurs américains et largement reconnue, à 50 ans, on se retrouve tout en bas. Pourquoi?
Autour de la cinquantaine, la plupart des gens ont à affronter un stress chronique en raison du cumul de responsabilités qui pèsent sur eux, voyez les CEO, les politiciens, les cadres supérieurs. En famille, ils se retrouvent pris en sandwich entre les générations. La plupart ont des enfants avec leurs besoins psychologiques et financiers, mais aussi des parents qui perdent leur indépendance et nécessitent un regain d’attention. Et, pour couronner le tout, ils traversent un tumulte hormonal.
Comme une seconde puberté?
Il y a des similitudes, la quête d’un nouveau rôle par exemple.
Les transitions biographiques représentent toujours des phases difficiles. On n’est plus celui qui cherche de l’aide auprès de ses parents, mais celui qui doit donner. Au travail, on incarne l’expérience et la stabilité plutôt que le dynamisme. En couple, la phase amoureuse a passé et les enfants pubères s’envolent, émotionnellement s’entend.
Le milieu de la vie, c’est aussi le moment où resurgissent les rêves de jeunesse. Or, jamais les quinquagénaires n’ont été aussi en forme qu’aujourd’hui. Jamais ils n’ont tant dépensé d’argent et d’énergie pour le rester. Grâce aux progrès de la médecine, mais aussi aux prestations sociales, nous avons la seconde plus longue espérance de vie – en bonne santé – du monde! Cela ouvre bien sûr des perspectives pour commencer quelque chose de nouveau. Comme l’a dit Carl Gustav Jung, on ne peut pas, on ne veut pas, vivre l’après-midi de sa vie comme le matin.
Y a-t-il des gens qui traversent mieux cette période que d’autres?
Quand surviennent les changements hormonaux et que le corps, comme l’identité, se transforme, les personnes qui ont joué un rôle très traditionnel souffrent davantage que les autres: les femmes qui ont misé en priorité sur leur apparence, les hommes qui ont privilégié la puissance et l’autorité. Simone de Beauvoir disait déjà que l’hypothèque de la femme consiste à vouloir plaire. Or, au-delà de la beauté plastique, il y a le rayonnement. Le fait de se connaître aussi, d’oser être soi.
C’est beau, le rayonnement, mais après une séparation, les hommes préfèrent refaire leur vie avec des femmes plus jeunes, alors que les quinquagénaires séparées restent plus souvent seules.
Seules, mais pas nécessairement solitaires. Les femmes ont des amitiés et des réseaux sociaux fort denses. Souvent, contrairement aux hommes, elles ne souhaitent pas se remettre en ménage, mais vivre le couple autrement. Plus exigeantes, elles cherchent plus longtemps. Les agences de rencontres me l’ont confirmé: les femmes dans la cinquantaine représentent leur plus fidèle clientèle.
Mais cessons de stigmatiser. La génération des baby-boomers est individualiste, elle ne va pas se laisser enfermer dans des carcans. Elle réinvente d’autres formes de vie, comme la tribu d’amis, la communauté, qu’elle a parfois connue dans ses jeunes années. De toute façon, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’être se sent de plus en plus heureux, quand bien même, objectivement, il perd lentement ses moyens: la courbe du bien-être, à partir de 50 ans, remonte avec vigueur!
Des mots pour le dire
A côté du livre de Juliette Buffat, Le sexe et vous aux Ed.Favre (voir L’Hebdo du 15 mai 2014), qui consacre tout un chapitre aux quinquagénaires, ou du guide du psychologue canadien Yvon Dallaire qui, dans Pour que l’amour et la sexualité ne meurent pas (Les Editions Québec-Livres), traite de l’après 50 ans, des œuvres littéraires se nourrissent aussi de ces années charnières de la seconde moitié de la vie. Florilège: Journal d’un corps de Daniel Pennac, Du côté des femmes de Siri Hustvedt et Chroniques d’hiver de son mari Paul Auster, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable de Romain Gary, Chéri de Colette, Infrarouge de Nancy Huston, L’ablation de Tahar Ben Jelloun et, tout récemment, et près de chez nous: Adelboden d’Antoine Jaccoud ou Crois-moi, je mens de Nadine Richon.