Enquête.«La vérité sur l’affaire Harry Quebert», le roman à succès du Genevois, vient d’être lancé aux Etats-Unis. Un événement rare pour un auteur étranger. Son éditeur américain veut en faire un best-seller.
Julie Zaugg New York
Joël Dicker sourit d’entendre son nom prononcé avec un accent américain dans le haut-parleur. Il est arrivé pile à l’heure dans la librairie Barnes & Noble, sur Broadway, au cœur du district du livre, en cette soirée moite et humide de fin mai. Vêtu d’un pull blanc et d’un jean, souriant, le jeune auteur romand a pourtant «des papillons dans le ventre». Il est là pour le lancement officiel aux Etats-Unis de son roman, La vérité sur l’affaire Harry Quebert, devenu The Truth About the Harry Quebert Affair.
Ce livre, le deuxième publié et le sixième écrit par le Genevois de 28 ans, a connu un parcours spectaculaire. Traduit (ou en passe de l’être) en 38 langues, vendu à plus de 2 millions d’exemplaires, il a remporté le prix Goncourt des lycéens et le Grand Prix du roman de l’Académie française.
Joël Dicker s’installe sur l’estrade, derrière un podium en bois. «Je me sens comme le président des Etats-Unis», glisse-t-il avec un rire nerveux. L’espace est situé tout au fond de la librairie, coincé entre les rayons psychothérapie et philosophie. Le public est relativement clairsemé, une soixantaine de personnes tout au plus, mais la plupart connaissent l’auteur et son livre.
Ce diplômé en droit, fils d’une libraire et d’un professeur de français, se met à raconter comment il a commencé à écrire à l’âge de 6 ans, a fondé La Gazette des Animaux quelques années plus tard et a publié son premier roman, Les derniers jours de nos pères, en 2010, après que ses cinq premiers livres eurent été rejetés par tous les éditeurs. Son ton est plein d’autodérision. Il fait rire l’assemblée. Il relate ensuite comment il en est venu à rédiger un ouvrage de plus de 600 pages sur une jeune fille de 15 ans assassinée dans les années 70 dans une petite ville du New Hampshire et la quête d’un écrivain pour innocenter son mentor, un professeur de littérature qui a autrefois vécu une histoire d’amour avec l’adolescente.
«Je voulais raconter un récit à la première personne, mais on tombe vite dans l’autofiction lorsqu’on parle du lieu où l’on vit, explique-t-il en agitant les mains. Alors, j’ai décidé de situer mon roman en Nouvelle-Angleterre, que je connais bien pour y avoir passé de nombreuses vacances d’été dans la maison de mes cousins. Cela m’a permis de créer de la distance avec mon sujet.» A l’issue de sa présentation, il répond à quelques questions, puis s’installe à un pupitre pour signer des exemplaires de son ouvrage. L’événement a duré quarante-cinq minutes. Pas de petits fours ou de champagne à l’horizon; mais ce lancement représente déjà en soi un miracle.
Aventure extraordinaire
Notoirement difficile à percer, le marché américain du livre est dominé par la production anglophone. Moins de 1% de la fiction qui y est vendue est issue d’une traduction. Cela rend l’aventure américaine de Joël Dicker d’autant plus extraordinaire. Son livre a non seulement été traduit en anglais et publié aux Etats-Unis, mais son éditeur, Penguin, est l’une des plus grandes maisons du pays. Son ouvrage sera initialement tiré à 125 000 exemplaires, un chiffre impressionnant. «On le trouvera dans des librairies indépendantes, des chaînes comme Barnes & Noble et des grandes surfaces comme Target», indique son éditeur américain, John Siciliano.
Ce résultat est l’aboutissement d’un long processus qui a débuté en octobre 2012, à la Foire du livre de Francfort, le plus grand événement d’Europe pour la vente de droits littéraires à l’étranger. Cette année-là, La vérité sur l’affaire Harry Quebert était LE livre dont tout le monde parlait. «Après la foire, des agents littéraires étrangers ont commencé à venir nous voir à Paris», se souvient Bernard de Fallois, l’éditeur français qui a publié le roman en septembre 2012. Dans les mois qui suivent, les ventes explosent et une guerre s’engage pour le rachat des droits en anglais de l’ouvrage.
«Penguin UK a fait une offre intéressante fin 2012, mais j’ai finalement choisi Christopher MacLehose, parce qu’il parle français et il est très expérimenté», raconte cette légende de l’édition parisienne âgée aujourd’hui de près de 90 ans. «J’ai été séduit par cette histoire exceptionnellement intelligente, sans doute la meilleure que j’aie lue en dix ans», commente pour sa part Christopher MacLehose, qui se souvient d’une compétition féroce entre «au moins dix éditeurs anglais et dix américains». Le Britannique a du flair: il avait déjà racheté les droits du premier ouvrage de Stieg Larsson, l’auteur de la trilogie Millénium.
Course aux armements
Fin 2013, les Américains s’y intéressent à leur tour. «J’ai traqué le parcours de ce livre durant plus d’un an, suivant ses chiffres de vente et le regardant ravir la première place des classements littéraires à Inferno de Dan Brown en France, en Espagne et en Italie, se remémore John Siciliano, de Penguin USA. En septembre dernier, j’ai obtenu la traduction anglaise, que j’ai lue en un week-end. J’ai tout de suite su que ce livre aurait un potentiel immense sur le marché américain.»
S’engage alors une nouvelle course aux armements entre éditeurs pour obtenir le droit de publier le livre outre-Atlantique. Penguin USA finit par remporter la mise. «Nous étions sur la même longueur d’onde, relève Bernard de Fallois. John Siciliano ne voyait pas le livre uniquement comme un roman policer qui pouvait avoir un succès en termes de ventes. Il aimait également son côté littéraire.» Penguin USA a déboursé 500 000 dollars pour acheter les droits pour les Etats-Unis à l’anglais MacLehose. La plus importante acquisition de droits de son histoire.
Cela a valu à Joël Dicker de bénéficier d’une vraie campagne de promotion pour accompagner le lancement, le 27 mai, de son livre outre-Atlantique. Le jeune auteur suisse a eu droit à une tournée de huit villes, dont New York, Chicago, Seattle, Phoenix et Houston, «les principaux marchés aux Etats-Unis». Et Exeter, New Hampshire, «parce que le livre s’y passe», précise Lindsay Prevette, sa publiciste. Penguin USA avait déjà balisé le terrain en organisant un dîner avec des journalistes en février et une tournée des libraires de Boston, Chicago et San Francisco en avril.
«Nous soutenons ce livre comme un best-seller», précise John Siciliano. Le matériel de communication qui accompagne la sortie du roman insiste sur la filiation entre Joël Dicker et plusieurs monuments de la littérature ou du cinéma américains, comme L’hôtel New Hampshire de John Irving, In Cold Blood de Truman Capote ou Twin Peaks de David Lynch. Il rappelle en outre avec insistance les étés passés par le Genevois en Nouvelle-Angleterre et parle de son amour pour Romain Gary, un auteur français qui a beaucoup écrit sur les Etats-Unis.
Prose à l’eau de rose
Les résultats de l’offensive de communication menée par Penguin se font déjà sentir. «La revue Publishers Weekly nous a consacré sa critique de la semaine et Amazon.com le fera figurer en tête du site durant tout le mois de mai», détaille John Siciliano. Samedi, la chaîne CBS l’a cité parmi ses quatre livres essentiels de l’été.
L’éditeur pense que l’un des principaux atouts du livre est de s’adresser à une large audience. «Il parle à la fois aux lecteurs avertis, qui apprécieront l’histoire dans l’histoire de l’écrivain et de son livre, et au grand public, qui cherche un bon roman policier à emmener à la plage», note-t-il. Le lectorat américain sera en outre sensible à l’accent mis sur le scénario et les personnages, dans la grande tradition du storytelling anglophone, estime Sam Taylor, qui a traduit l’ouvrage en anglais. «C’est un roman très américain, dit-il. L’écriture est directe et sans chichi. Il se distingue à cet égard de la plupart des ouvrages francophones, très expérimentaux au niveau du style.»
Si ce lancement américain se déroule sans accroc, les premières critiques de La vérité sur l’affaire Harry Quebert n’ont pourtant pas été tendres. Le Washington Post le décrit comme «une grosse gorgée de roman pop un peu sirupeux» et parle d’un livre «maladroit». Le New York Times juge que la description faite par Joël Dicker de la vie américaine est «atone». Pour Entertainment Weekly, «Quebert est un très mauvais livre rempli de prose à l’eau de rose, de retournements peu crédibles et de dialogues qui semblent sortir tout droit d’une bulle de Roy Lichtenstein». Le magazine s’offusque également de la relation entretenue par Harry Quebert avec une adolescente de 15 ans.
Joël Dicker savait qu’en choisissant d’écrire un roman qui se déroule aux Etats-Unis il s’exposait aux critiques, à tel point qu’il a même songé un temps à faire de Harry Quebert un Français exilé aux Etats-Unis. «Le public local est toujours plus regardant, plus dur à contenter, dit-il. Paulo Coelho a vécu la même chose lorsqu’il a écrit un roman se passant à Genève.»
Trompés sur la marchandise
La dureté des critiques américains est également due au fait qu’ils ont été en partie trompés sur la marchandise. «Après la foire de Francfort, tout le monde a présenté le livre comme le nouveau Millénium et il a de ce fait été assimilé à un polar, raconte Joël Dicker. Or, c’est tout sauf ça. Je n’ai jamais cherché à suivre les codes très précis imposés par ce genre.» Conscient que l’étiquette «Millénium bis» a le potentiel de faire vendre, Penguin ne cherche que très modérément à rétablir les faits, n’hésitant pas à citer Stieg Larsson et Dan Brown, l’auteur du Da Vinci Code, dans son matériel promotionnel.
Le marché américain du livre vit en effet une révolution sous les coups de boutoir de l’effet Stieg Larsson. «Les éditeurs américains se sont mis à traduire une ribambelle de romans policiers scandinaves qui n’auraient normalement jamais vu le jour en anglais», relève Kent Carroll, le chef du bureau new-yorkais d’Europa Editions, une maison qui vient de créer une série consacrée aux policiers étrangers appelée World Noir. «Sur ce marché du polar traduit, les Français occupent une place de choix, aux côtés des Suédois», précise Laurence Marie, à la tête du département livres de l’ambassade de France aux Etats-Unis.
MacLehose, celui-là même qui a racheté les droits en anglais de La vérité sur l’affaire Harry Quebert, a lancé son bureau new-yorkais en juin dernier avec la publication d’Alex, un thriller de Pierre Lemaître. Jean-Claude Izzo, Caryl Férey ou Sylvie Granotier font partie des auteurs de policiers français récemment traduits aux Etats-Unis.
Ce regain d’intérêt pour la littérature française dépasse le seul genre policier. «Entre 2010 et 2013, le nombre de romans francophones traduits aux Etats-Unis a crû de 50%, dit Laurence Marie. En 2014, il y en aura 394, dont 149 de fiction.» Les livres en français sont désormais ceux que l’on traduit le plus outre-Atlantique, devant les ouvrages en allemand et en espagnol. Cela a valu quelques beaux succès à la littérature française, comme le million de copies de L’élégance du hérisson de Muriel Barbery écoulés aux Etats-Unis.
Le type de romans traduits a également changé. «Jusqu’ici, les éditeurs américains s’intéressaient surtout aux ouvrages très littéraires, à l’écriture stylisée, où l’histoire prenait une place de second plan, car c’était tout le contraire de ce qui se faisait ici», explique Laurence Marie. Récemment, ils ont toutefois commencé à publier des romans plus grand public, dont le récit se passe aux Etats-Unis. «Les Américains ont soif de romans étrangers qui reprennent les grands thèmes de la psyché et du rêve américain, comme la liberté, l’ascension sociale et la lutte entre le bien et le mal», juge Kent Carroll. Des ingrédients qui figurent tous dans le roman de Joël Dicker.