Zoom. Nespresso innove avec une nouvelle capsule, bardée de protections, qui percole à 7000 tours/minute.
François Pilet
Virage dangereux. Nespresso, dont l’immense succès est fondé sur la mise en capsules de l’art subtil de l’expresso italien, amorce une révolution copernicienne. Vingt-huit ans après sa création, partie d’un trait de génie de l’ingénieur Eric Favre dans un bar de Rome, la filiale de Nestlé est discrètement en train de changer de cap. Elle estime maintenant que son avenir est dans le café long.
Mais, attention, pas le café long au sens auquel vous l’entendez, genre expresso rallongé de buffet de gare. Quand Nespresso dit long, c’est vraiment long. Le vrai mug, à l’américaine. Le jus XXL à emporter dans sa tasse en carton et qu’on laisse refroidir dans l’accoudoir de la Dodge.
Cette stratégie passe par une nouvelle gamme, baptisée VertuoLine, dont la commercialisation a débuté en février dernier aux Etats-Unis. Ses machines avalent un nouveau type de capsules vendues en deux tailles, les petites, pour un «espresso authentique», et les grandes – contenant 13 grammes de café, contre 6 pour la gamme actuelle –, pour les «large cups». Leur production se fait actuellement à Orbe, mais sera transférée sous peu dans la nouvelle usine de Romont, qui deviendra le «centre mondial de la gamme VertuoLine», indique Nespresso. Le groupe estime que cette nouveauté devrait lui permettre de doubler ses ventes à 600 millions de dollars en Amérique du Nord d’ici à deux ans.
Avec VertuoLine, Nespresso s’aventure pour la première fois au-delà de la frontière qui sépare la grande famille des buveurs de café: les amateurs de grandes tasses, aux Etats-Unis et en Europe du Nord, où l’on extrait sa caféine par percolation lente et à basse pression, et les intransigeants de la petite tasse, dans les pays du Sud, où le procédé se fait rapidement et à haute pression. Cette fracture culturelle se lit dans le choix des égéries des deux gammes Nespresso. Après un George Clooney très euro-compatible pour les capsules actuelles, c’est la belle Latina Penélope Cruz qui vendra VertuoLine.
Voilà pour la théorie marketing. Sauf que cette histoire de choc des cultures autour du noir tiré long ou court est surtout un brouet qu’on sert aux journalistes. Face à ses actionnaires, Nestlé évoque d’autres arguments pour justifier le revirement de sa filiale. Les brevets, par exemple.
En effet, outre les parts de marché à gagner en Amérique du Nord, la VertuoLine pourrait permettre à Nestlé de reprendre la main face à une concurrence qui menace sa position de leader. En mai dernier, l’américain Mondelez International et le néerlandais D. E. Master Blenders 1753 ont annoncé leur fusion, créant un nouveau groupe qui rivalise au coude à coude avec Nestlé. Pis: voilà que ce géant déboule au moment même où Nespresso est contraint de rendre les armes dans la «guerre des capsules».
Fin 2013, l’Office européen des brevets a révoqué une importante protection du système Nespresso. En mai, l’Autorité de la concurrence, en France, a informé Nespresso que ses manœuvres pour bloquer l’entrée des capsules concurrentes dans ses machines étaient contraires aux règles. Enfin, le 10 juin, Nespresso a été condamnée par un tribunal de Paris à verser 540 000 euros à son rival helvétique Ethical Coffee pour concurrence déloyale. En clair: une multitude de marques a désormais libre accès à l’«écosystème» Nespresso, pillant du coup ses revenus.
Plan B
Face à cette menace, Nestlé devait répondre à ses actionnaires. Le groupe assure ne pas avoir l’intention de commercialister la VertuoLine en Europe, ou «en tout cas pas pour l’instant», comme le précise la porte-parole de Nespresso, Diane Duperret. La nuance est subtile, et le message subliminal est passé cinq sur cinq: si l’invasion des capsules concurrentes dans le système actuel devait se révéler trop importante, Nespresso dispose d’un plan B: la VertuoLine.
C’est ce qu’a fait comprendre Christophe Cornu, Chief Commercial Officer de Nespresso, le 2 juin lors du séminaire annuel des investisseurs de Nestlé à Boston. Sa présentation PowerPoint mettait côte à côte la gamme actuelle de capsules, appelée en interne OriginalLine, ravalée au rang de «première innovation de rupture» de Nespresso, et la VertuoLine, décrite comme la nouvelle «percée technologique brevetée», capable d’ouvrir une «route exclusive vers le marché», fruit d’une «décennie de recherche et développement».
Codes et force centrifuge
Le fonctionnement de la VertuoLine est fondé sur deux technologies tout à fait nouvelles dans le monde du café portionné. La première, appelée Centrifusion, consiste à faire tourner la capsule à très haute vitesse – jusqu’à 7000 tours/minute, soit aussi vite qu’un disque dur d’ordinateur – à l’intérieur de la machine lors de l’extraction. Ce fonctionnement totalement inhabituel se révèle assez déroutant à l’usage, la machine émettant un sifflement qui évoque plutôt un mixeur ou un lecteur de CD-ROM qu’une machine à café. Ce mode de percolation fonctionne à basse pression. Le résultat est un café semblable à celui extrait par un filtre, mais surmonté d’une impressionnante couche de mousse de plus de 2 centimètres.
Fait surprenant: la percolation par centrifugation n’a en réalité rien de nouveau. Ce système était connu des ingénieurs depuis le début des années 90, mais aucune marque ne l’avait utilisé jusque-là. La seconde innovation réside en l’inscription de codes-barres sur les caspules. Comme l’explique Nespresso dans ses prospectus, ce système «d’extraction intelligente» permet à la machine de «reconnaître chaque Grand Cru séléctionné par nos experts et d’ajuster les paramètres de percolation de manière optimale».
Nespresso se défend d’avoir multiplié les artifices technologiques pour ériger des barrières autour de ses machines. «Il s’agit de l’une des plus importantes innovations de la courte histoire de Nespresso, explique Diane Duperret, qui précise que le système a été conçu dans le seul but d’offrir «de grandes tasses de café de haute qualité, tout en offrant le choix de se servir un authentique expresso, tel qu’il a fait la renommée de Nespresso.» Les deux technologies clés du système VertuoLine, centrifugation et codes barre, ont été brevetées par Nespresso il y a trois ans. Elles resteront ainsi protégées jusqu’en 2031.