Interview. Art Basel, la principale foire spécialisée du monde, serait si dominante qu’elle entraînerait une uniformisation du marché, préjudiciable aux galeries et aux artistes émergents. Le point avant sa 45e édition avec son directeur, Marc Spiegler.
Des critiques s’élèvent contre Art Basel. Son poids serait désormais tel que l’offre artistique s’en trouverait uniformisée, tant à Bâle que dans vos extensions à Miami et à Hong Kong. Partout les mêmes grosses galeries internationales, les mêmes artistes… Il se passerait dans l’art ce qui se passe dans l’univers du luxe, avec des articles similaires disponibles partout dans le monde…
C’est un thème important de discussion chez nous. Surtout depuis notre implantation récente à Hong Kong. Or, si vous regardez les faits, une soixantaine d’exposants seulement sont présents à la fois à Bâle, à Miami et à Hong Kong, sur plus de 800 stands au cumul des trois foires. Nous faisons en sorte d’avoir la plus grande diversité possible. Quel intérêt y aurait-il à proposer les mêmes artistes et les mêmes esthétiques partout? Les comités de sélection des galeries travaillent dans l’intérêt de leurs foires respectives, sans aucune hiérarchie entre elles.
Mais l’on retrouve bien les mêmes artistes les plus cotés du moment dans vos trois foires, non?
Dans une certaine mesure, oui. Dès l’ouverture, les collectionneurs se précipitent sur les stands qui proposent ces artistes. C’est vrai. Mais ce n’est pas comparable avec le milieu des ventes aux enchères, beaucoup plus focalisé sur la douzaine de grands noms les plus recherchés. C’est ce que j’appelle le «wall power»: une grande toile de Basquiat ou de Warhol présentée sur un mur, derrière le commissaire-priseur, prête à être adjugée à un prix extraordinaire. Nous avons pour notre part une offre beaucoup plus diversifiée avec des centaines d’artistes de renom. Avec également des prix beaucoup plus hétérogènes, sans commune mesure avec les cotes extraterrestres des ventes aux enchères. A Bâle, vous pouvez très bien acquérir une œuvre très intéressante à moins de 10 000 francs. En particulier dans les tendances émergentes, comme celles liées à la culture numérique. Ou les œuvres d’artistes dont la réputation ne cesse de grimper.
Quels artistes? Donnez-nous des exemples.
Dans le secteur Feature, Luigi Ontani et ses films expérimentaux. Ou les œuvres d’op art et d’art cinétique de Julio Le Parc, récemment exposé au Palais de Tokyo à Paris, qui représentent si bien le dynamisme des artistes sud-américains. Dans le secteur Unlimited, l’installation monumentale de l’artiste coréenne Haegue Yang, déjà présentée à la Documenta 13.
Favorisez-vous aussi l’émergence de nouvelles expressions artistiques?
Cela a toujours été le cas. Art Basel a été la première foire à soutenir la photographie, il y a plus de vingt-cinq ans, alors même que la technique ne suscitait pas la confiance des collectionneurs. Même constat pour la vidéo ou l’art numérique. Et les œuvres monumentales de notre secteur Unlimited: on nous a dit qu’elles n’intéresseraient jamais les collectionneurs et les musées, alors que c’est le cas aujourd’hui. Ou l’art de la performance, que nous avons mis en évidence dès 2009. Nous partageons ces nouvelles expériences avec le grand public.
Que voulez-vous dire?
Prenez Parcours, les œuvres d’art que nous proposons in situ, dans le Petit-Bâle. Zeng Fanzhi, un peintre chinois réputé, présente pour la première fois une sculpture, dans un geste simple qui allie l’art chinois traditionnel à la pratique contemporaine. Seth Price propose une œuvre audio de huit heures de musique qui est jouée tous les jours dans son intégralité dans les salons de coiffure du quartier. Ryan Gander dévoile une campagne publicitaire sur affiche qui reflète une société utopique.
La performance n’est-elle pas «LA» tendance forte du moment?
Oui, et c’est bien pour cela que nous organisons 14 Rooms, une présentation de «live art» réalisée par quatorze artistes internationaux, de Marina Abramovic à Yoko Ono, en passant par Damien Hirst, Bruce Nauman ou Tino Sehgal. C’est un événement inédit dans cette ampleur, organisé par la Fondation Beyeler, Art Basel et le Théâtre de Bâle, avec l’aide de nombreux mécènes. Chaque œuvre performative sera jouée dans l’une des quatorze pièces de l’exposition qui se tiendra dans la halle 3, dès le samedi 14 juin, dans un environnement architectural réalisé par Herzog & de Meuron. Ces artistes ont 30 ou 80 ans, viennent de quatre continents, présentent des œuvres classiques ou à la frontière de la réalité virtuelle. Le public sera associé aux performances, jusqu’à faire partie des œuvres elles-mêmes.
Art Basel compte cette année 285 galeries au lieu de 304 en 2013. Pourquoi cette réduction du nombre de stands? Réduisez-vous vos ambitions?
Non, il s’agit de contraintes architecturales. Le secteur Statements, réservé aux galeries émergentes, est déplacé dans la halle 2. Alors que la partie Magazines passe dans la halle 1, où se trouvent désormais Unlimited et ses œuvres monumentales. La visibilité de ces secteurs est accrue, mais il y a moins de place disponible. Ces changements correspondent à notre stratégie du «less is more». Que cela soit à Bâle, ou dans nos extensions à Miami et à Hong Kong, nous limitons le nombre d’exposants. Le milieu de l’art est de plus en plus dur et concurrentiel. Nous devons encourager les galeries qui présentent les meilleurs projets. L’an dernier, la foire Art Basel avait la taille qu’elle avait en 1975. Or, en quarante ans, le monde de l’art s’est fortement internationalisé. Si nous n’avions pas de critères sélectifs, la foire aurait aujourd’hui 600 ou 700 exposants. Il faudrait cinq jours pour la visiter!
UBS est le sponsor principal d’Art Basel. Or les relations des grandes banques suisses avec des pays comme les Etats-Unis ou la France, où les collectionneurs d’art sont nombreux, sont désormais tendues. Est-ce que cette actualité a un effet sur votre événement?
Non, cette actualité n’a aucun effet sur Art Basel.
Art Basel. Du 19 au 22 juin. www.artbasel.com
Skopia, depuis 1993 à bâle
Pour la petite galerie genevoise, l’investissement d’Art Basel est lourd. Après des années à perte, il porte désormais ses fruits.
Reprenons. Quatre mois de travail pour concevoir la maquette du stand, réunir la quarantaine d’œuvres qui seront acheminées à Bâle, les encadrer ou leur construire des socles, toutes les photographier, souscrire les assurances, organiser les transports, réserver l’hôtel pour quatre personnes, prévoir des imprévus comme la commande de spots supplémentaires. Pierre-Henri Jaccaud, directeur de la galerie genevoise Skopia, l’une des rares de Suisse romande à être acceptée dans le saint des saints, n’est pas pris au dépourvu: il participe à Art Basel depuis 1993. Au début, sans expérience, il a perdu de l’argent. D’année en année, de contact en contact, de pari sur de jeunes artistes en leur reconnaissance postérieure par le milieu de l’art, les affaires ont mieux marché. Elles sont désormais bonnes. Même si l’investissement de la galerie pour chaque édition d’Art Basel se situe entre 70 000 et 100 000 francs. Rien que la location du stand de 60 m2 coûte dans les 50 000 francs. Représentante d’artistes comme Alain Huck, Franz Gertsch, Francis Baudevin ou Silvia Bächi, la galerie Skopia n’a rien de commun avec des géants à multiples filiales comme Hauser & Wirth, Gagosian, Perrotin ou Thaddaeus Ropac. Mais la qualité de sa démarche lui vaut d’être sélectionnée depuis vingt et un ans pour l’incontournable rendez-vous. Une forme d’exploit. LD
Marc Spiegler
Franco-américain de 45 ans, Marc Spiegler a longtemps été journaliste à Chicago. Etabli en Suisse depuis 1998, il a pris en 2007 la succession de Sam Keller à la tête d’Art Basel, de loin la principale foire d’art contemporain du monde. Il dirige également les extensions d’Art Basel à Miami (créée en 2002) et à Hong Kong (2013).