Portrait Le multimillionnaire Valaisan, qui a fait de Genolier le deuxième groupe suisse de cliniques privées, vient de prendre le contrôle de Victoria-Jungfrau Collection, un joyau de l’hôtellerie de luxe helvétique. Une belle revanche pour un entrepreneur qui a commencé sa carrière par un séjour en prison pour escroquerie.
Yves Genier
La terrasse de la clinique privée de Genolier, au-dessus de Nyon, offre un panorama que recherchent têtes couronnées et grandes fortunes de la planète en quête de soins médicaux privilégiés: une vue dégagée sur le Mont-Blanc et le Léman, d’où émerge le dard d’argent du jet d’eau de Genève. Luxe, calme et discrétion. Mais c’est un visage bien différent qu’affiche le maître des lieux, le Valaisan Antoine Hubert. Chemise ouverte et cheveux au vent, une certaine corpulence aussi, donnent de lui, en dépit d’un respectable costume trois pièces bleu sombre taillé sur mesure à Hong Kong, l’image de l’entrepreneur fonceur qui flirte constamment avec les limites. Un véritable bulldozer.
Antoine Hubert est parti de rien à la fin des années 80. Un premier échec, après quelques années d’aventures, a manqué de le faire disparaître. Puis il a rebondi, cette fois avec succès. Il édifie depuis le début du millénaire le deuxième groupe de cliniques privées du pays derrière le leader du secteur, le Zurichois Hirslanden (1,2 milliard de francs de chiffre d’affaires). Sous le nom d’Aevis Holding, son empire affiche une croissance ébouriffante dans toutes les régions du pays.
Déjà propriétaire de 14 établissements, dont la Clinique de Genolier, la Clinica Sant’Anna près de Lugano et la Privatklinik Bethanien à Zurich, il veut porter ce nombre à 20 ces prochaines années. Son chiffre d’affaires, qui atteint 433,9 millions de francs, est déjà deux fois plus élevé qu’il y a trois ans. Cotée en Bourse, sa valeur atteint 480 millions de francs. Déjà actionnaire du journal L’Agefi, il s’est porté candidat l’hiver dernier à l’acquisition du quotidien Le Temps, finalement repris par le groupe Ringier (éditeur de L’Hebdo).
Dans le domaine de la santé, l’outsider s’est donc hissé à une dimension nationale. Mieux encore, il a gagné l’hiver dernier une forme d’acceptation des élites politico-économiques du pays. Au terme d’une intense bataille boursière, il a en effet emporté le groupe bernois d’hôtels de luxe Victoria-Jungfrau Collection (VJC). Quatre palaces emblématiques au cœur de la Suisse touristique à Interlaken, Berne, Lucerne et Zurich, auxquels ses anciens propriétaires, les milieux politiques et des affaires de la ville fédérale étaient très attachés. Insatiable, il en veut d’autres encore.
Il y a des airs de Bernard Tapie chez ce self-made-man. La ressemblance physique d’abord. De nombreux traits de caractère ensuite, comme l’esprit d’aventure, la ténacité, un côté extraverti, une capacité certaine à charmer les bons interlocuteurs… quitte à les broyer impitoyablement par la suite. Comme l’ancien patron de l’Olympique de Marseille, il n’est pas né avec une cuiller en argent dans la bouche. Ses parents étaient enseignants.
Le rebond après la prison
Destiné à faire des études, il se rebelle et plaque le collège à l’âge de 17 ans pour entamer un apprentissage d’électricien. Il installe des centrales téléphoniques Telecom PTT dans des entreprises et n’hésite pas à s’afficher syndicaliste à l’occasion. Il crée sa première affaire, la chaîne de magasins L’Univers du Cuir, à l’âge de 23 ans, en 1989. Se marie avec Géraldine Reynard, une vraie partenaire en affaires dès le départ. Ensemble, ils ont trois enfants et détiennent à parité HR Finance, holding privée qui possède l’essentiel de leur patrimoine dont le tiers du capital d’Aevis Holding (en plus, il en détient quelque 6% en son nom propre). L’ensemble de leurs affaires privées est géré par une autre société, Global Consulting & Communication (GCC).
Certes, Antoine Hubert n’a pas investi dans le football. Mais il est amateur, comme Bernard Tapie, de résidences ensoleillées, de yachts et d’hélicoptères. Et il a fait, comme lui, un séjour en prison. Pas aux Baumettes, près de Marseille. Mais à Sion, sa ville natale et celle de sa jeunesse. Il y a effectué un mois de préventive à la fin des années 90, à la suite de la faillite de L’Univers du Cuir. Condamné à deux ans de réclusion avec sursis pour escroquerie, gestion déloyale et gestion fautive. Il est vrai qu’il se servait, avec son épouse, le généreux salaire mensuel de 25 000 francs et a fortement tiré sur des cartes de crédit d’entreprise alors que la société était déjà en défaut de paiement.
Cette condamnation aurait pu définitivement mettre un terme à la carrière du couple dans le monde des affaires. Mais il rebondit, exploit plutôt rare en Suisse. «Quand on fait faillite à 30 ans, on réfléchit. Et je suis devenu plus malin», confesse aujourd’hui celui qui est repassé en peu de temps d’une cellule au bureau du patron. Dès sa sortie de prison, il se lance dans l’immobilier. En quelques années, il achète et revend une trentaine d’immeubles, essentiellement dans les cantons de Vaud et de Genève. «Les effets de la crise des années 90 ne s’étaient pas encore estompés. Les banques se débarrassaient à bas prix des nombreux immeubles qu’elles avaient reçus en garantie de crédits qui n’avaient pas été honorés. Il était possible de revendre ces objets avec une jolie plus-value après rénovation.»
C’est en 2002 qu’il s’oriente vers la santé, «par hasard», dit-il. Une banque cherche à se débarrasser de la clinique de Genolier et pense à lui pour reprendre ce prestigieux établissement situé au pied du Jura. Dans un premier temps, il refuse. Puis se ravise, jugeant les perspectives de la clinique privée plus prometteuses que la pierre. Certes, il y a déjà le groupe zurichois Hirslanden dans ce secteur d’activité. Mais il est peu présent en Suisse romande. Il reste donc de la place pour ériger un empire national. Pour atteindre cet objectif, il s’associe à d’autres investisseurs, dont les médecins Michael Schröder et Hans-Reinhardt Zerkowski. Puis il fusionne, en 2006, Genolier avec une petite société cotée en Bourse, Agefi Groupe, qui édite le quotidien économique L’Agefi. L’ensemble est rebaptisé Genolier Swiss Medical Network (GSMN) et lui permet d’être coté à peu de frais.
Ce groupe est aujourd’hui le cauchemar des directeurs cantonaux de la santé publique. S’appuyant sur un discours très libéral, Hubert & Co. se font les avocats de la médecine privée et placent les hôpitaux publics sous un feu régulier de critiques. Pour crédibiliser leurs propos, ils visent à rendre les coûts de leurs cliniques systématiquement inférieurs de 5% aux tarifs des institutions publiques pour des soins semblables. Et n’hésitent pas à le faire valoir à Berne et dans les capitales cantonales grâce à un lobbyiste haut de gamme, l’ancien diplomate Raymond Loretan, par ailleurs président de la SSR. «La personnalité d’Antoine Hubert a connu une évolution très intéressante, affirme le conseiller. D’entrepreneur débutant, il est devenu un bâtisseur visionnaire.»
Des affaires tortueuses
Si Antoine Hubert dit avoir tiré les leçons de sa faillite, il s’est quand même fâché avec beaucoup de monde. A commencer par certains de ses principaux partenaires. Quatre d’entre eux, les médecins Michael Schröder et Hans-Reinhardt Zerkowski, l’éditeur de L’Agefi Alain Fabarez, aujourd’hui décédé, et le fonds d’investissement Lincoln Vale, se coalisent en 2010 pour l’éjecter. L’opération a lieu lors d’un putsch mémorable tenu pendant l’assemblée générale des actionnaires en juin de cette année-là. Le Valaisan aurait pu tout perdre. Mais l’un des putschistes, Alain Fabarez, se trompe lors de l’élection de nouveaux administrateurs, contraignant la société à agender une nouvelle assemblée pour compléter ses organes.
Antoine Hubert profite de ce délai pour retourner Lincoln Vale, isoler les médecins Schröder et Zerkowski. Il va bientôt récupérer sa place. Et consacre les mois qui suivent à tout mettre en œuvre pour éjecter les putschistes de la société. Il rachète les titres de ses adversaires, au point de monter à 70% dans le capital de la société, alors qu’il n’en détenait guère que le tiers jusqu’alors. Puis il lance des prétentions pour dommages et intérêts de plusieurs millions de francs contre ses ex-ennemis.
Ces derniers lui reprochaient un train de vie dispendieux. Le patron se déplace volontiers en hélicoptère – il possède trois appareils, dont un racheté au Service d’enquête suisse sur les accidents d’aviation –, réside dans une belle demeure riveraine du Léman à Saint-Prex, s’est domicilié dans un coquet et confortable chalet de Crans-Montana et s’est offert une spacieuse résidence de vacances au Morne Rouge, dans la partie française de l’île de Saint-Martin aux Caraïbes, où il a élevé ses enfants. Mais il jure qu’il n’est rémunéré par Aevis que lors des très bonnes années. Il a, en outre, renoncé à acquérir un yacht, alors qu’il était prêt en 2006 à débourser 10 millions de dollars pour acheter le Mari Cha III, un voilier de 44 mètres porteur du record de vitesse de traversée de l’Atlantique Nord. Ce printemps, néanmoins, il a perçu quelque 3 millions de francs de dividendes d’Aevis résultant de la dissolution d’une provision. Donc échappant à l’impôt sur le revenu.
Ses adversaires l’accusaient surtout d’une certaine opacité de ses affaires. Ils ont même dénoncé l’existence à Londres d’une société destinée à graisser les pattes de certains proches de personnes fortunées pour les amener à se faire soigner dans les cliniques du groupe. Une pratique acceptée dans la profession. Mais la réglementation boursière a forcé Antoine Hubert à se montrer plus transparent depuis lors.
Les contraintes légales ne lui ont cependant pas fait perdre son goût des circuits financiers compliqués, flirtant parfois avec les limites du code. Il faut dire qu’il n’est pas toujours facile de le suivre, ce qui a fait enrager plus d’un de ses anciens associés.
Ainsi, le sort des immeubles hébergeant les cliniques en offre un bon exemple. En 2006, ceux-ci ont été vendus à une société ad hoc, Unigerim, détenue par les six principaux actionnaires du groupe Genolier dont Antoine Hubert. L’effet concret a été de priver les autres actionnaires des revenus locatifs des cliniques, lesquels se montent à 6% du chiffre d’affaires de chaque entité, soit quelques millions de francs. Pour le Valaisan, la constitution d’Unigerim devait faciliter sa fusion avec Agefi Groupe.
Il a aussi joué de cette complexité pour éjecter progressivement ses adversaires du capital de GSMN. L’opération se fait en plusieurs étapes. D’abord, il rachète des parts de Lincoln Vale et de Michael Schröder dans les mois qui suivent l’échec du putsch de 2010. Il signe avec ce dernier un accord de non-agression. Puis il place GSMN sous la tutelle de deux nouvelles sociétés holding. La première, Medical Research, Services & Investments (MRSI), créée début 2011, lance une OPA sur une partie des actions de GSMN. Et soulève l’opposition déterminée de Michael Schröder, qui juge le prix trop bas et enchaîne les recours auprès de la Commission des OPA, puis auprès de la Finma. Le médecin est débouté les deux fois. Aujourd’hui, il ne veut plus entendre parler de cette affaire.
Les putschistes définitivement partis, la naissance de la seconde holding, Aevis, en 2012, est beaucoup plus paisible. Elle coiffe l’ensemble des activités du groupe, dont elle assume la cotation boursière.
Le mentor
Retour en 2011. Antoine Hubert a-t-il réellement les reins assez solides pour opérer en solo? Probablement pas. Il a beau se voir attribuer une fortune de 200 millions de francs par le magazine économique Bilan, celle-ci est déjà investie pour l’essentiel dans son groupe. Aussi, les 30 millions de francs nécessaires pour racheter les parts de ses ex-partenaires représentent à l’époque un effort considérable.
Voilà pourquoi, au tout début de l’année, il convainc Michel Reybier de monter dans son navire. De vingt et un ans son aîné, cet homme d’affaires français réside à Cologny depuis le milieu des années 80. Il a fait fortune dans l’agroalimentaire en France. Décrit comme un «as du marketing», il a créé notamment les jambons d’Aoste, les marques Cochonou et Justin Bridou. Puis il a vendu son affaire au milieu des années 90 alors qu’elle réalisait un chiffre d’affaires estimé à un milliard de francs suisses. Il s’est alors reconverti notamment dans l’hôtellerie de luxe en acquérant entre autres à la fin des années 90 l’hôtel de La Réserve, aux portes de Genève, pour en faire un établissement recherché. Il est crédité aujourd’hui d’une fortune de 450 millions d’euros (près de 550 millions de francs) par le magazine économique français Challenges.
C’est ensemble qu’ils vont fonder MRSI. «Nous partageons les mêmes valeurs, celle de l’entrepreneur qui mise sur le long terme», explique le Français de Cologny. Mais cet enthousiasme ne l’empêche pas de poser ses conditions. Il exige la parité avec le Valaisan. Il fait réintégrer Unigerim, qui rassemble les immeubles des cliniques, à l’intérieur du groupe Aevis. Cependant, cette nouvelle transparence a ses limites. La gestion du parc immobilier, et donc ses revenus, demeure en dehors d’Aevis. Sous le nom de Patrimonium Healthcare Property Advisors, elle se partage entre les deux hommes d’affaires et une société zougoise d’investissement, Patrimonium.
En cédant ses parts, Antoine Hubert se donne les moyens de conserver sa part au capital du groupe tout en permettant à ce dernier de continuer de croître à un train d’enfer.
Mais dans quelle mesure reste-t-il le seul et vrai maître de ses propres investissements? Y a-t-il un actionnaire caché chez Aevis? «J’ai accumulé un certain patrimoine. Et je recours à de l’emprunt à titre personnel. Mais je n’ai pas d’actionnaire caché dans mon groupe», affirme-t-il. Le fait est que les augmentations de capital sont plus faciles à réaliser depuis que Michel Reybier est à bord.
Aujourd’hui, UBS assure les émissions obligataires d’Aevis. Auparavant, seuls de petits établissements comme les Zurichois Valartis et Neue Helvetische Bank s’intéressaient à cette société.
La longue expérience du Français, ses réussites, son âge et sa discrétion tranquillisent là où la flamboyance et l’amour de la complexité du Valaisan inquiètent encore. Michel Reybier a posé un cadre plus rassurant à une entreprise qui sentait le soufre. C’est donc lui qui a fait basculer les élites bernoises et les a convaincues de céder le groupe Victoria-Jungfrau à Aevis, encouragées par les succès hôteliers du Français.
Antoine Hubert est trop indépendant pour accepter d’être mis sous tutelle. Mais il a assurément trouvé la personne qui a tant fait défaut à Bernard Tapie, un mentor capable de le protéger de ses propres imprudences et de ses excès.
yves.genier@hebdo.ch
Twitter: @YvesGenier
Blog: «Rhonestrasse», sur www.hebdo.ch
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