Interview. Le président de Google répond aux critiques croissantes contre son groupe. Il s’explique sur le nouveau droit à l’oubli réclamé par l’Union européenne et exprime sa colère contre la NSA et le gouvernement américain.
Propos recueillis par Clemens Höges, Marcel Rosenbach et Thomas Schulz
Nous venons de googliser la locution «Eric Schmidt is…» et sommes tombés sur des réponses peu flatteuses. Vos algorithmes complètent volontiers la phrase par «… méchant».
J’aurais préféré ne pas le savoir. Mais toute personne en position de commandement est critiquée. Et sur la Toile chacun a voix au chapitre. Il ne faut pas se laisser perturber par cette chambre d’écho qu’est l’internet. Il ne faut écouter que les critiques fondées.
Les critiques contre Google ne sont pas rares, car votre société est surpuissante sur toute la planète. Elle détient une part de marché de 80% des systèmes d’exploitation des téléphones portables et le navigateur Chrome est leader du marché. Vous êtes toujours plus dans le collimateur. Cela vous dérange?
Cela me donne beaucoup à réfléchir. Nous commettons des erreurs, nous ne sommes pas parfaits. Je suis assez inquiet des développements de ces derniers mois: nous avons essayé de faire tout juste, nous pensions maîtriser, puis il y a eu cette explosion (de critiques, après les soupçons que Google aurait collaboré avec la NSA dans la collecte de données, ndlr). C’est pourquoi nous travaillons dur à changer ce qui doit être changé.
Vous devrez être très persuasif.
J’essaierai d’abord de comprendre ceux qui nous critiquent et leurs reproches concrets, puis je les rencontrerai.
Votre puissance est si écrasante que les référencements dans les résultats de recherche décident de la santé économique des entreprises. Quelques rangs derrière peuvent signifier des pertes de ventes en millions. Nombre de concurrents se plaignent du fait que vous privilégiez vos offres et celles de vos partenaires.
Aussi avons-nous passé, avec la Commission de la concurrence de l’UE, un accord qui répond précisément à ce problème. Vous pouvez critiquer le résultat et dire que ça ne va pas assez loin, mais l’accord n’est pas encore entré en vigueur, le Parlement européen doit encore l’adopter.
Même dans cette phase délicate, Google ne semble pas changer de pratique. Depuis que vous avez repris le fabricant de thermostats Nest, son concurrent direct, Vivint, se plaint d’avoir disparu des résultats de recherche.
Je ne connais pas ce cas spécifique, mais il n’a sûrement rien à voir avec Nest. Par principe, nous n’excluons personne des listes. C’est la pertinence des résultats qui importe. Nous entendons améliorer sans cesse la qualité de nos résultats de recherche en faveur de l’utilisateur.
Ça vous fait mal que tant de critiques disent que votre entreprise est capable de tout?
J’ai un problème avec cette critique sommaire. Je souhaiterais des critiques spécifiques auxquelles je puisse répondre. Si notre démarche en matière de sphère privée est mise en cause, comme c’est actuellement le cas avec le droit à l’oubli exigé par la Cour européenne de justice, je peux expliquer, argumenter.
Le malaise vient peut-être justement du fait qu’il faut l’arrêt d’un tribunal ou l’intervention des gardiens de la concurrence pour que Google bouge. Le souhait de voir effacés
les liens aux contenus anciens ou inadéquats semble immense.
Leur nombre augmentera fatalement. Même si nous sommes déçus de cette décision, nous ferons de notre mieux pour la mettre en œuvre.
C’est-à-dire?
Le formulaire idoine est déjà en ligne, mais bien des questions restent ouvertes. Premier point: Google efface les résultats de recherche mais pas leur source, où l’information restera accessible. Par ailleurs, le jugement de la Cour ne vaut pas pour les personnalités publiques. Mais qui décide qui en fait partie ou non? De même, les liens vers des informations «d’intérêt public» ne doivent pas être effacés: il y a là aussi un problème de définition.
Qui décide chez vous au cas par cas? Avez-vous des algorithmes pour ça?
Ce sont des hommes qui le font, pas des ordinateurs. Dans tous les pays concernés, des employés de Google examineront les cas, lien par lien. Si votre demande est déclinée, vous pouvez vous adresser à votre préposé à la protection des données. S’il vous donne raison, il peut vraisemblablement nous contraindre.
Avez-vous calculé ce que le verdict de la Cour vous coûtera?
Non, mais Google a beaucoup de ressources et nous résoudrons le problème. C’est sûr qu’il nous faudra engager beaucoup de monde, des personnes polyglottes et dotées de connaissances juridiques.
Dans votre livre «The New Digital Age», sur l’avenir de l’internet, vous remerciez, parmi vos «amis et collègues», l’ex-patron de la NSA, Michael Hayden. Le feriez-vous encore après les révélations d’Edward Snowden?
Michael Hayden, certes, mais vous aurez remarqué que son successeur, Keith Alexander, n’est pas mentionné.
Avez-vous été surpris par les révélations de Snowden?
L’étendue de l’espionnage pratiqué par la NSA et les GCHQ britanniques (National Security Agency et Government Communications Headquarters, ndlr) a été un choc chez Google. Je n’avais jamais imaginé auparavant la portée de ces activités.
Etonnant, car l’un des premiers documents publiés sur le programme Prism évoque une étroite collaboration entre Google et la NSA.
Nous avons immédiatement démenti. L’affaire a suscité l’indignation au sein de la société. C’est pourquoi nos collaborateurs ont complètement modifié nos systèmes, de sorte qu’ils sont désormais très difficiles à craquer, même pour la NSA.
Google est l’une des huit sociétés qui ont insisté pour des réformes auprès du président Obama et porté plainte contre le gouvernement.
En décembre dernier, j’ai conduit ce groupe à une réunion avec le président Obama et nous lui avons présenté notre prise de position commune. Je le connais bien et je l’appuie. Je lui ai dit: «Priorité numéro un, mettez un terme à cette surveillance de masse hors de propos. Elle est dangereuse, car il est aisé de faire un usage abusif de ces informations.» En février, le président a annoncé qu’il mettait fin à ce programme dans sa forme actuelle.
Est-il possible que Google ait été si ingénu à propos de la NSA? En 2010, vous avez vous-même demandé l’aide des autorités quand votre infrastructure a été craquée, vraisemblablement par des hackers chinois.
Quand une entreprise américaine est attaquée, elle appelle le FBI. Dans notre cas, le FBI a sollicité la NSA, c’est tout. Il n’y a pas eu d’accords à plus long terme, nous ne travaillons pas ensemble, la NSA n’est pas autorisée à recourir à notre infrastructure. Et c’est aussi valable pour les GCHQ.
Les documents publiés par Snowden indiquent que la NSA utilise un logiciel Google pour son programme de reconnaissance faciale.
C’est le logiciel d’une entreprise que nous avons rachetée il y a quelques années. Depuis, elle n’a plus travaillé pour la NSA et nous n’avons pas de contrat avec cette dernière.
Vous faites l’éloge de la volonté de réforme d’Obama. Mais la loi a été atténuée à la dernière minute.
Nous étions sur la bonne voie, il y a eu des progrès, mais le fait est que cette loi a été sabotée. La Chambre des représentants a rédigé le USA Freedom Act, qui impose beaucoup de restrictions à la volonté des autorités de récolter des données. La loi interdit en particulier la surveillance de masse. Puis quelqu’un à la Maison-Blanche a ajouté une phrase qui autorise la collecte d’informations sur des «groupes». Qu’est-ce qu’un groupe? Chaque collaborateur d’une entreprise? Tous les utilisateurs de Hotmail et de Gmail? C’est un grand bordel.
Comment allez-vous réagir?
Nous nous battons là contre. Il est important que les gens sachent. Les Etats doivent pouvoir traiter entre eux en toute confiance. Depuis la guerre, les relations entre l’Allemagne et les Etats-Unis ont toujours été très bonnes. Puis est intervenue cette très fâcheuse décision de surveiller le téléphone portable d’Angela Merkel. Mais à quoi ont-ils pensé? Ont-ils la moindre idée de ce que signifie la sphère privée pour les Allemands? Cette surveillance a suscité une énorme méfiance.
A ce propos, vous avez dit vous-même que Google savait en tout temps où se trouvaient ses utilisateurs, où ils étaient auparavant et à peu près ce qu’ils pensaient…
La citation est assez ancienne et complètement sortie de son contexte. J’admets que ce fut une erreur de dire ça. Votre smartphone sait peut-être où vous vous trouvez. Mais, quand on désactive le GPS, le système d’exploitation Android ne renvoie pas la localisation à Google.
A combien se montent les pertes pour Google depuis les révélations?
Elles ne sont pas très élevées. Nous avons dit à nos clients que, grâce à un cryptage très élaboré, leurs données étaient en sécurité chez nous. Nos chercheurs sont au moins aussi bons que les employés de la NSA. S’ils ont du souci pour leur sphère privée et leur sécurité, il faut qu’ils recourent à Google.
Cela nous paraît plutôt absurde.
Je vous livre les faits: nous utilisons un cryptage sur une base de 2048 bits et un système appelé Perfect Forward Privacy qui exploite un nouveau cryptage pour chaque transaction. Et nous cryptons même les courriels envoyés de Gmail à d’autres fournisseurs d’accès. Ce n’est peut-être pas aussi sûr que des courriels au sein même de Gmail, mais bien plus sûr que sans cryptage.
Une partie des craintes qui enflent en Europe portent sur votre énorme puissance financière: pour des raisons fiscales, Google stocke 33 milliards de dollars hors des Etats-Unis pour des rachats et des reprises. Vous pouvez donc décider quel sera le prochain secteur dans lequel vous sèmerez la pagaille.
Cela ne marche pas comme cela chez nous. Ce n’est que lorsque nous avons une idée concrète que nous cherchons, pour la mettre en œuvre, la meilleure technologie du monde et que nous l’achetons.
Vous venez d’annoncer un plan visant à expédier 180 satellites dans l’espace pour desservir par internet même les endroits les plus perdus. Vous-même, avez-vous un projet qui vous tient spécialement à cœur?
Nous entendons résoudre de grands problèmes à l’aide de logiciels. La route cause par exemple une hécatombe chaque année. Les voitures qui roulent toutes seules pourraient faire une énorme différence. Mon projet préféré, en ce moment, est le verre de contact pour diabétiques: il contient une puce qui surveille le taux de glycémie et l’indique par un système chromatique. Mes compatriotes ont un problème de poids. C’est une petite équipe de Google qui a eu cette idée, et j’en suis fier.
Pourquoi n’avez-vous pas en Europe un concurrent digne de ce nom?
Dans un contexte où tout est réglementé, où il faut une autorisation pour tout et n’importe quoi, l’innovation se révèle plus rare. Il faut une culture de la pensée positive, de l’expérimentation. Une culture où il est permis de se planter, où une faillite ne représente pas un stigmate social. Chez nous, dans la Silicon Valley, on fête même les échecs.
Traduction et adaptation Gian Pozzy
Eric Schmidt
Passé par les universités de Princeton et de Berkeley, entré notamment chez Sun Microsystems et Novell comme directeur général, il prend la tête de Google en 2001.
En 2011, il devient président exécutif du conseil d’administration de la firme, qui a bouclé 2013 avec un bénéfice de 12,9 milliards de dollars, en hausse de 20%.