Portrait. Ivo Josipovic, en visite en Suisse, est la figure politique la plus estimée de son pays. Compositeur et juriste de haut vol, on l’aime pour son intégrité et son travail de réconciliateur.
Même sa femme le dit: il est très difficile de se battre avec Ivo Josipovic, son gentleman de mari, par ailleurs président de la Croatie. Serait-ce son sens aigu de la mesure, somme toute normal pour un musicien? Ou alors son goût pour la justice, forcément développé chez un professeur de droit? Probablement les deux. Parce que oui, le président croate en visite en Suisse sait mener plusieurs carrières de concert, en parfait homme-orchestre. Avant son élection en 2010, son expertise en droit l’a propulsé parmi les acteurs de la création de la Cour pénale internationale. Un engagement qui ne l’a pas empêché de composer une cinquantaine d’œuvres de musique aussi bien pour orchestre symphonique que quatuor à cordes.
Professeur de musique, professeur de droit et aujourd’hui président de son pays, Ivo Josipovic, 57 ans, ne ressemble en rien aux politiciens que les Croates connaissaient jusqu’ici: une nature calme, une pâleur presque transparente, il n’enflamme pas les foules avec ses discours dont le ton reste professoral. Modeste, il vit dans un appartement du centre-ville. Pas dans une demeure historique élégamment rénovée. Non. Dans un de ces logements rafistolés et bruyants, comme tant d’autres Zagrebois. Il y rentre souvent à pied, sans cortège de voitures ni déploiement de gardes du corps. Et le samedi matin, quand tout Zagreb se retrouve dans les innombrables cafés proches du marché ouvert, il se mêle régulièrement aux gens, il les écoute, mais sans ostentation.
La modestie faite président
«Il est normal! Il est resté le personnage intelligent, confiant mais modeste qu’il a toujours été», s’exclament ensemble Marijana Pintar, une musicologue qui a étudié avec lui à l’Académie de musique de Zagreb, et Zoran Juranic, compositeur, chef d’orchestre et président de la société des compositeurs croates. «Et les Croates ont soif de normalité», ajoutent-ils. Ils n’en peuvent plus des discours ardents, des politiciens charismatiques et narcissiques qui se prennent pour des demi-dieux comme le premier président de la Croatie indépendante, l’autocrate Franjo Tudjman, qui, tout nationaliste qu’il fut, privatisa à tour de bras, vendit des entreprises d’Etat et permit à certains de s’enrichir de manière éhontée.
Ou de ceux qui promettent monts et merveilles et finissent en prison, comme l’ancien premier ministre Ivo Sanader qui lança une sorte d’opération mani pulite contre la corruption et se retrouve aujourd’hui en prison pour… corruption.
Un motif de fierté
Ce quelque chose de lisse, d’insaisissable, comme la douceur du personnage valent bien au président actuel quelques railleries. Et certains regrettent le tranchant de son prédécesseur Stjepan Mesic, qui osa envoyer à la retraite des généraux qui critiquaient publiquement le gouvernement quand celui-ci reconnaissait son passé sombre. «Mais la force d’Ivo Josipovic, c’est précisément ce qui le distingue des autres politiciens», affirme Branimir Pofuk, chroniqueur politique du quotidien Vecernji List, ex-correspondant de l’agence Associated Press et critique musical. Les sondages lui donnent raison: Ivo Josipovic caracole en tête de toutes les enquêtes de popularité depuis son élection en 2010.
On nous dira souvent la fierté de se voir représenter à l’étranger par un homme qui sait s’y comporter, qui jouit d’une réputation d’excellence dans le monde du droit international comme dans celui de la musique. La majorité des Croates voit dans ce type sérieux, propre et pas corrompu, un président idéal qui montre une face moins connue de la Croatie, celle d’une terre de culture et d’esprit. Un contraste saisissant avec le gouvernement qui n’offre pas un brillant spectacle ces jours en Croatie: majoritaire, le parti social-démocrate dont est issu le président se déchire et deux de ses ministres ont dû quitter le gouvernement.
Marijana Pintar résume une opinion que nous entendrons à maintes reprises sur les terrasses de Zagreb: «Les politiciens au gouvernement se livrent des querelles de personnes alors qu’ils devraient se battre pour le pays.» Un constat comme un cri du cœur. Parce que la Croatie ne va pas bien, pas du tout. Elle avait beaucoup espéré de son entrée dans l’Union européenne (UE) et vit aujourd’hui une profonde désillusion. Le pays ne sort pas de la récession dans laquelle il a plongé depuis la crise de 2009. Pire, le chômage continue d’augmenter et dépasse les 20%, et avoisine les 50% chez les jeunes.
Calme mais sévère
Dans ses bureaux perchés sur une colline de verdure surplombant Zagreb, la belle capitale de ce pays aux 1200 îles, Ivo Josipovic, sur ce ton calme qui le caractérise, ne mâche pas ses mots: «Avant de recevoir des fonds européens, il faut préparer des dossiers. Ce n’est pas la faute de l’UE si nous n’étions pas prêts.» Excès de bureaucratie, lenteur des autorisations pour ouvrir une entreprise, le président ne cesse de toucher là où le bât blesse.
Comme un jour plus tard, à l’occasion d’un événement organisé par les ambassades allemande, autrichienne et suisse à Zagreb, quand il lance un appel à moins d’inertie: «Accordez davantage d’autonomie aux universités», dit-il aux ministères. «Investissez dans l’éducation et le savoir», lance-t-il aux entreprises. Et, à l’adresse des universités: «Remettez-vous en question, tant de diplômés ne trouvent pas de travail en Croatie.» Et de plaider pour la réindustrialisation du pays, notamment dans les secteurs de l’agroalimentaire, de la pharma et du bois.
L’europhile et la guerre
Quand bien même son pays profite peu ou pas de son statut de nouveau membre de l’UE, Ivo Josipovic demeure un europhile profondément convaincu. L’UE, il la voit comme une nécessité économique, «on ne peut pas freiner la globalisation. Or celle-ci met les économies en concurrence. Si l’Europe ne s’unit pas, nous ne pourrons pas soutenir la compétition avec les Etats-Unis, la Russie et les autres.» Une nécessité qui ne doit pas conduire à une perte d’identité pour autant: «Je n’oublie pas mon héritage culturel. Je suis fier d’être Croate. Mais nous devons aussi construire notre identité européenne, dont la richesse réside justement dans la diversité.»
Et bien sûr, il y a l’Histoire, avec un grand H. Sur cette terre où certaines régions sont encore truffées de mines antipersonnel, comme celles que les inondations récentes ont fait remonter à la surface, le président constate, solennel: «Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, l’Europe unie a d’abord été créée comme un projet de paix. Les pays qui vivent paisiblement depuis cinquante ans l’ont peut-être un peu oublié. Pas nous. Pas ici où nous avons vécu la guerre il y a encore 20 ans.»
L’homme de la réconciliation
Si Ivo Josipovic laissera une trace dans l’histoire, ce sera paradoxalement grâce à son côté lisse, qui évite de heurter les sensibilités, de provoquer des réactions de haine, jusqu’à sa façon de parler sans le moindre soupçon d’accent régional. Même dans la religion, le compositeur joue une partition neutre: il s’est déclaré agnostique dès le lancement de sa candidature pour la présidence, alors que son rival, lui aussi social-démocrate, se joignait à des processions catholiques. Aujourd’hui, il fréquente aussi bien les cérémonies islamiques les plus importantes que les messes de Noël catholiques et orthodoxes. Dans un pays à 80% catholique où l’Eglise joue un rôle politique, certains ont prédit un suicide politique. Pas du tout. Ivo Josipovic a remporté plus de 60% des voix.
Très conscient de l’attention constante qu’exige la paix retrouvée, Ivo Josipovic, deux mois à peine après son accession à la présidence, ira devant le Parlement de Bosnie-Herzégovine prononcer des excuses pour l’attitude croate durant la guerre. Il fallait du courage, sa déclaration n’a pas plu aux nationalistes conservateurs de son pays. «Travailler à la réconciliation est une des tâches les plus importantes de la présidence, dit le président. Les Croates furent attaqués, ils se sont défendus. Mais nous avons aussi commis des crimes.» Et l’apaisement profite aussi à la vie intérieure du pays où vivent des minorités serbes et bosniaques. Parce que la haine de l’autre reste une menace. On l’a vu l’an dernier à Vukovar, qui fut le théâtre d’atrocités à la frontière serbe en 1991: des manifestations importantes s’y sont déroulées contre l’inscription des rues en écriture cyrillique.
Le sens de l’histoire
Remontant à un autre chapitre tragique de l’histoire, le président a participé aussi à une cérémonie commémorative à Jasenovac, un des camps de concentration du régime croate des Oustachis, alliés de l’Allemagne nazie durant la Deuxième Guerre mondiale. Un chapitre qu’il connaît par son père, résistant dans le mouvement antifasciste de Tito, futur chef d’Etat de la Yougoslavie et Croate lui aussi. Ivo, lui, rejoindra le Parti communiste. «Le communisme yougoslave était plus libéral que celui qui prévalait en Pologne ou en Tchécoslovaquie», dit-il aujourd’hui. Et il n’y a pas occupé de positions importantes. Un discours qui ressemble à celui d’une certaine Angela Merkel quand elle évoque sa jeunesse en République démocratique allemande (RDA).
Quoi qu’il en soit, le sens de l’histoire du président va vers la réconciliation des peuples. Ivo Josipovic l’a marqué par un autre acte aussi symbolique que politique. C’était le 1er juillet 2013, le jour même de l’entrée de son pays au sein de l’UE. Il raconte: «De concert avec le président de la Slovénie, déjà membre, nous avons organisé un petit-déjeuner réunissant les six présidents des anciennes Républiques de la Yougoslavie, et ceux de l’Albanie et du Kosovo.» Avec, à la même table, le président serbe et son homologue kosovar. Une nouvelle réunion en présence du président français François Hollande a suivi. Et cet été, les huit présidents se retrouveront avec la chancelière allemande Angela Merkel. Ce sera le 25 juillet, à Dubrovnik, perle de l’Adriatique et autre cité pilonnée par les obus en 1991. «Nous souhaitons que tous deviennent un jour membres de l’UE. Pour augmenter les chances de rendre notre région vraiment stable et économiquement viable.»
Alors la passion, le président croate la vit plutôt à travers la musique. «L’amour et la haine sont au cœur de mon projet d’opéra», dit Ivo Josipovic. Celui qu’il terminera quand il ne sera plus président, l’année prochaine ou, s’il est réélu, cinq ans plus tard. Son thème? L’assassinat de John Lennon. Plus précisément «les mécanismes psychologiques qui ont conduit Mark David Chapman à cet acte. Il a admiré Lennon. Puis il l’a tué.» Une parabole pour l’histoire de sa région? «Je ne sais pas. Nous verrons.»
Tatjana Josipovic, épouse du président et docteure en droit comme lui, a raison: il est difficile de se battre contre son mari, il n’est pas homme à opposer les uns aux autres, mais à rassembler. En Croatie comme dans toute la région.
Drôle d’ambiance pour une rencontre
Pour la première fois depuis l’indépendance du pays, un président croate est en visite officielle en Suisse. Sans que le protocole à l’accord de libre circulation ait pu être signé.
La visite en Suisse, la première d’un président croate depuis l’indépendance en 1991, aurait pu se dérouler sous des cieux autrement radieux. Si le peuple suisse avait dit non à l’initiative de l’UDC «Contre l’immigration de masse». Mais il a dit oui. Le protocole à l’accord de libre circulation des personnes n’a pas pu être signé avec la Croatie, un petit pays pourtant, la moitié de la population helvète. Ce qui nous a valu la suspension des programmes d’étudiants Erasmus et de recherche Horizon 2020.
A Zagreb, le président nous a dit qu’il aurait préféré un autre résultat bien sûr, mais, a-t-il ajouté: «Aucun pays n’est parfait. Le résultat de certaines votations en Croatie aussi ne m’a pas plu. Alors, nous ferons avec.» Soit avec l’arrangement trouvé entre les deux pays: la Suisse traitera les citoyens croates de la même manière que les ressortissants des autres Etats membres de l’UE.
Un message lui tient à cœur cependant: depuis le 1er juillet 2013, la Croatie est membre à part entière de l’UE, elle revendique un traitement égalitaire. On peut le comprendre: rarement un pays aura été à ce point passé au scanner par une UE échaudée d’avoir intégré un peu vite certains pays par le passé. Il aura donc fallu dix ans entre la demande d’adhésion et l’entrée au club, des sacrifices, des réformes et des suppressions de subventions à des entreprises publiques importantes comme les chantiers navals.
Sa visite à Berne est à l’image d’Ivo Josipovic. Après les rencontres politiques avec le président Didier Burkhalter et la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, le président croate participera au Forum européen de la musique, qui se tient, cette année, à Berne. Au Forum Yehudi Menuhin, on écoutera son œuvre la plus connue, Samba da camera, mais aussi ses réflexions sur la politique et la musique. La musique contemporaine composée par le président croate est moins facile d’accès que l’Ode à la joie de Beethoven, l’hymne européen. Au fond, elle colle assez bien à la relation bilatérale entre la Croatie et la Suisse: pas tout à fait aussi harmonieuse que ce qu’avaient espéré ses dirigeants respectifs.